L'Encyclopédie sur la mort


L'exil, quête nostalgique de l'être

Éric Volant

Dans La maison de l'éthique (Montréal, Liber, 2003), j'ai consacré le chapitre XII à «L'exil, quête nostalgique de l'être». Certains passages de ce chapitre touchent le sens profond de l'itinérance dont les hommes, les femmes et les jeunes de la rue me paraissent des figures emblématiques. Dans La maison de l'éthique, j'ai consciemment opté pour le terme errance, qui inclut le trait plus péjoratif d'erreur, de faute, de malédiction, de délit , car tel est souvent le jugement porté sur la vie des «damnés de la terre», de tous ceux qui ne correspondent pas aux normes courantes de la société.
Pour certains, l'errance peut être un choix ou un mode de vie, comme chez les peuples nomades. Pour d'autres, elle est une forme de contrainte imposée de l'extérieur, comme chez les réfugiés politiques. Pour tous, sans doute, elle est une métaphore de la condition humaine qui symbolise l'arrachement et la mobilité, contraire à celle de la maison qui fait figure de stabilité et d'attachement. Étrangers sur la terre, nous sommes des errants, mais nous avons besoin d'un vêtement ou d'un toit pour nous couvrir. L'anthropologie de la maison nous a déjà appris que la maison, son dedans et son dehors, comporte deux faces d'une humanité qui, trop renfermée, a besoin de l'air extérieur et qui, trop dispersée, a besoin de recueillement.

Le rêveur de maisons sera toujours déçu au fond de son être. Même si sa demeure lui offre tout le confort désiré, il éprouvera tôt ou tard la fragilité des lieux et sa propre vulnérabilité. L'insomnie du corps est un bon révélateur de l'inquiétude existentielle de certaines âmes. Sigrid Undset fait dire à Kristin: «Mon esprit entreprend pour la tantième fois l'errance nocturne à la recherche d'une maison de la paix pour mon coeur.» Même si notre personnalité jouit de ressources considérables, écrit Goethe* dans Les affinités électives, nous ne sommes jamais qu'à moitié chez nous. [...]

Si l'on observe dans les mégapoles contemporaines l'accroissement du nombre «sans domicile fixe», le phénomène de l'errance a des nombreuses variantes. Ainsi, dans un grand pays comme les États-Unis, des vastes espaces peuvent servir facilement d'abri. Nous avons vu des romanichels, généralement célibataires et vétérans du Vietnam, se déplacer dans une vieille roulotte d'un terrain de camping à un autre. À un moment donné, après quelques semaines de trêve, le propriétaire les prie de partir pour des raisons d'inconduite: abus de drogue et d'alcool, tapage nocturne, manque d'hygiène, violence, etc. Chassés de leur refuge, ils s'en vont à la recherche d'un autre camping qui veut bien les accueillir pour un temps. De cette façon, ils parviennent à se soustraire adroitement au fisc ou à toute autre obligation sociale, quelquefois même familiale. À ce modèle de vocation itinérante, même s'il est volontaire, manque la liberté*. Pourchassé et marqué par le feu rouge de la réprobation, l'itinérant est au ban de la société. Un sort lui est jeté dont il ne pourra pas s'affranchir. Contraint de fuir l'enfer, il trouvera quelquefois, par hasard, un oasis de confort relatif et de paix, où des relations plus ou moins satisfaisantes avec une proximité moins hostile lui offriront un répit. Mais il est un mort en sursis.

[...]

D'autres désertent leur pays afin de sauver leur peau. Navarro, le héros du roman Follow the Wind de Janelle Taylor, ne peut s'établir nulle part, car il est contraint de se protéger contre la loi. Son abri consiste précisément à ne plus avoir d'abri ou le moins longtemps possible. Son dehors est son meilleur dedans. Il lui est impossible d'être at home, d'être chez soi quelque part, sinon dans l'errance. Navarro s'est arrêté à la ferme de Jessica, il y a travaillé, mais même s'il aime passionnément cette femme forte, il doit reprendre la route, car il est traqué pour un meurtre qu'il n'a pas commis. «J'ai la poussière du chemin dans mes bottes et dans mon sang. J'ai du sable dans mes bottes et la loi dans mon dos.» À l'instar de Caïn, Navarro représente le type du «damné de la terre», du bouc émissaire chargé du mal primordial qui affecte toute société. L'exclusion* est une stratégie de sanction et de mise à mort.

Pour faire régner l'ordre, il faut des coupables et des victimes*. L'ordre se construit nécessairement sur des cadavres, et, en ce sens, les lois sont thanatocratiques, les lois de la détermination sont des lois de l'extermination. Cette réflexion de Michel Serres, qui ne manque pas d'audace, rejoint l'idée de la violence fondatrice de René Girard. D'où l'effort séculaire de jeter dehors légalement ou symboliquement, de stigmatiser les humains qui ne répondent pas aux normes de la société. L'ostracisme chasse celui dont la présence échappe à nos critères de référence. [...] Exclure, c'est clôturer un espace social et le déclarer légitime, en écarter des individus et des groupes jugés non compatibles avec les valeurs définies comme condition d'appartenance à cet espace et les traiter comme hors norme. La société engendre toujours un certain nombre de personnes qui ne sont pas capables de séjourner à l'intérieur des modèles qu'elle propose. Elle exclut donc ceux qu'elle considère comme déviants ou non conformes, qu'ils le soient par libre choix ou par hérédité ou destin. Le terme «exclusion» s'applique en premier lieu aux prisonniers et aux aliénés et évoque l'image toujours spatiale de l'enfermement. Ils sont dedans, au sens le plus strict du terme, privés de leur liberté et soumis au pouvoir d'autrui. Mais ils sont également dehors , car ils sont traités comme étrangers à leur patrie, et même à la ressemblance de la fraternité humaine, comme le pense Foucault dans L'histoire de la folie. Cependant, leur exclusion est en même temps une sanction, car ils sont reconnus personnellement responsables de leur éloignement carcéral ou psychatrique. On leur attribue, vu leur conduite, une sorte de parenté et de culpabilité* morale: «c'est leur faute, s'ils se sont rendus là! Ils récoltent ce qu'ils ont semé! Ils se sont exclus eux-mêmes!»
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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