L'Encyclopédie sur la mort


Les souffrances du jeune Werther (extrait)

Johann Wolfgang Goethe

Les dernières pages de Werther sont un échantillon de la période romantique dans laquelle il est plongé. Dans la solitude nocturne, Werther adresse une longue complainte à Charlotte en guise d'adieu. Les mains de sa bien-aimée, sacrées par son amour, lui offrent la coupe du sacrifice* qu'il accepte de boire en victime* consentante. Le noeud rose que Charlotte portait sur son sein lorsque, pour la première fois, il la vit avec ses enfants et dont celle-ci lui fit présent à sa fête d'anniversaire, il le portera avec lui dans sa tombe comme lien qui les unira pour l'éternité, Charlotte, lui et les enfants. Le ton lyrique de cette élégie ne l'empêchera pas de faire mention de ses dispositions au sujet de son enterrement, car celles-ci sont empreintes de la symbolique de l'amour et de du sacrifice (par exemple, tombe solitaire entre deux tilleuls au fond du cimetière). Comme si sa voix venait déjà outre-tombe, il recommande de rester calme devant l'inexorable.
Wilhelm AmbergAprès onze heures.
Tout est si calme autour de moi! et mon âme est si paisible! Je te remercie, ô mon Dieu, de m'avoir accordé cette chaleur, cette force, à ces derniers instants!

Je m'approche de la fenêtre, ma chère, et à travers les nuages qui passent, chassés par la tempête, je distingue encore quelques étoiles éparses dans le ciel éternel. L'Éternel vous porte dans son sein, comme il m'y porte aussi. Je vois le timon du Chariot, la plus chérie des constellations. La nuit, quand je sortais de chez toi, quand je passais sous le porche, elle était en face de moi. Avec quelle ivresse je l'ai souvent contemplée! Combien de fois, les mains élevées vers elle, je l'ai prise à témoin, comme un signe, comme un monument sacré de la félicité que je goûtais alors et encore... Ô Charlotte! qu'est-ce qui ne me rappelle ton souvenir? Ne suis-je pas environné de toi? et comme un enfant, ne me suis-je pas emparé avidement de mille bagatelles que tu avais sanctifiées en les touchant?

Ô silhouette chérie! Je te la lègue, Charlotte, et je te prie de l'honorer. J'y ai imprimé mille milliers de baisers; je l'ai mille fois saluée lorsque je sortais de ma chambre, ou que j'y rentrais.

J'ai prié ton père, par un petit billet, de protéger mon corps. Au fond du cimetière sont deux tilleuls, vers le coin qui donne sur la campagne: c'est là que je désire reposer. Il peut faire cela, et il le fera pour son ami. Demande-lui aussi. Je ne voudrais pas exiger de pieux chrétiens que le corps d'un pauvre malheureux reposât auprès de leurs corps. Ah! je voudrais que vous m'enterrassiez auprès d'un chemin ou d'une vallée solitaire; que le prêtre et le lévite, en passant près de la pierre marquée, se signassent, et que le samaritain y versât une larme!

Donne, Charlotte! Je prends d'une main ferme la coupe froide et terrible où je vais puiser l'ivresse de la mort! Tu me la présentes, et je n'hésite pas. Ainsi donc sont accomplis tous les désirs de ma vie! Voilà donc où aboutissaient toutes mes espérances! toutes! à venir frapper avec cet engourdissement à la porte d'airain de la vie!

Ah! si j'avais eu le bonheur de mourir pour toi, Charlotte, de me dévouer pour toi! Je mourrais courageusement, je mourrais joyeusement, si je pouvais te rendre le repos, les délices de ta vie. Mais hélas! il ne fut donné qu'à quelques hommes privilégiés de verser leur sang pour les leurs, et d'allumer par la mort, au sein de ceux qu'ils aimaient, une vie nouvelle et centuplée.

Je veux être enterré dans ces habits; Charlotte, tu les as touchés, sanctifiés: j'ai demandé aussi cette faveur à ton père. Mon âme plane sur le cercueil. Que l'on ne fouille pas mes poches. Ce noeud rose, que tu portais sur ton sein quand je te vis la première fois au milieu de tes enfants (oh! embrasse-les mille fois, et raconte-leur l'histoire de leur malheureux ami; chers enfants, je les vois. ils se pressent autour de moi: ah! comme je m'attachai à toi! dès le premier instant, je ne pouvais plus te laisser)... ce noeud sera enterré avec moi; tu m'en fis présent à l'anniversaire de ma naissance! Comme je dévorais tout cela! Hélas! je ne pensais guère que ma route me conduirait ici... Sois calme, je 'en prie; sois calme.

Ils sont chargés... Minuit sonne, ainsi soit-il donc! Charlotte! Charlotte!, adieu! adieu!

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Wilhelm Amberg, «La lecture de Werther», 1870

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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