L'Encyclopédie sur la mort


Le moi posthume

Éric Volant

Le suicide est un phénomène social dont on peut examiner les variables à l'aide de données démographiques. On l'approche alors de l'extérieur, c'est-à-dire à partir des données observables d'ordre social et clinique. Cependant, le suicide est aussi un geste éminemment personnel, posé par un individu pour apporter une solution définitive à un problème existentiel auquel il ne voit pas d'autre issue que la mort volontaire (J. Baechler*, Les suicides). L'histoire personnelle de l'individu devient alors aussi importante, sinon davantage, que les correspondances du suicide avec des données sociologiques. En colligeant des fragments de la biographie du personnage disparu, on peut essayer de retracer le monde, la vie et la mort, tels que lui les voit. Dans ce cas, on approche le suicide de l'intérieur, c'est-à-dire à partir de l'imaginaire du suicidant et de ses propres récits concernant son existence. Le suicidant devient ainsi lui-même la figure centrale et le témoin par excellence de son geste. C'est en se faufilant à l'intérieur de son monde construit et de ses représentations que l'on peut communier quelque peu à son mystère ou, du moins, avoir accès à certaines de ses images et de ses attentes de la mort. Ainsi, les œuvres romanesques de suicidés célèbres, telles que Entre les actes de Virginia Woolf*, Aurélia de Gérard de Nerval*, The Bell Jar («La cloche de détresse») de Sylvia Plath*, Gilles de Drieu La Rochelle*, La nuit sera calme de Romain Gary* et Prochain Épisode de Hubert Aquin*, ou encore les autobiographies de Klaus Mann* et la correspondance de Stephan Zweig* avec ses contemporains et avec Friederike, sa première épouse, sont des matériaux indispensables à la compréhension de leur mort volontaire.
L'immortalité* n'est d'ailleurs jamais que la projection dans l'infini de ce droit naturel et personnel - appropriation de la survie et de l'éternité du sujet - inaliénable dans son corps, inaliénable dans sa mort.
(Jean Baudrillard, L'echange symbolique et la mort)

Ainsi ce doute éternel de l'immortalité de l'âme* qui affecte les meilleurs esprits se trouvait résolu pour moi. Plus de mort, plus de tristesse, plus d'inquiétude. Ceux que j'aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n'étais plus séparé d'eux que par les heures du jour. J'attendais celles de la nuit dans une douce mélancolie*.
(Gérard de Nerval, Aurélia)


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Pour accéder au monde intérieur des suicidés, Eli Robi et ses collègues de la Washington University à St - Louis introduisent, dans les années 1950, une méthode appelée «autopsie psychologique*». Celle-ci n'est ni un test ayant valeur légale ni un diagnostic de portée clinique, mais une méthode de recherche qui consiste à reconstituer le processus suicidaire d'une personne. Les données biographiques pertinentes sont recueillies à l'aide d'entrevues avec des proches endeuillés ou par l'examen interne du matériel autobiographique laissé par le suicidé: journal intime, notes, dessins, poèmes, correspondance, enregistrement, etc. Parmi ces matériaux, les lettres d'adieu*, écrites par les suicidés juste avant l'accomplissement de leur geste, occupent une place importante.

D'aucuns verseraient ces lettres d'adieux au dossier du morbide ou du pathologique en les classifiant avec les dessins des «fous». On sait pourtant trop bien que ces dessins se révèlent être, souvent, des chefs-d'œuvre d'expression créatrice. Ils ouvrent des perspectives insoupçonnées à un phénomène que les gens et les experts dits «normaux» appellent «maladie mentale*». Par l'étrangeté même de leur geste, les suicidés sont eux aussi perçus comme une tranche de la population marginale par rapport à l'ensemble. On les classifie trop facilement parmi les «dépressifs», les «psychotiques», les malades mentaux. Or, les lettres, laissées par eux en guise d'adieu, pourront fournir des renseignements exclusifs sur la signification que ces êtres veulent accorder à leur mort volontaire, sur leur conception de la vie et du monde, leur perception du moi, leurs espoirs déçus et leurs attentes futures, leurs représentations de l'au-delà de la mort, leur désir de survivre à la mort, leur croyance en une vie posthume.

En Amérique du Nord et au Québec*, près de 20% des suicidés ont laissé une lettre ou une note. Dans les pages qui suivent, nous souhaitons dégager d'abord les aspects majeurs de la notion du moi posthume et par la suite d'en examiner les diverses images que nous avons rencontrées dans près de 500 lettres d'adieu de suicidés de la région de Montréal.

Le moi posthume
«Les paroles s'envolent, mais les écrits restent». Issu de la sagesse populaire, ce proverbe témoigne de la marque durable de l'écriture en opposition avec le caractère éphémère de l'énoncé oral. À l'instar des monuments, les écrits résistent au temps et, grâce à eux, leurs auteurs ne mourront plus tout à fait (eregi monumentum aere perennius et non omnis moriar, chante Horace* (Carmina, 3.30.1). Ce qui est vrai pour les oeuvres littéraires l'est aussi pour le genre particulier de la correspondance. Non seulement la lettre d'un être cher jouit - elle du privilège de la permanence et acquiert-elle le statut d'objet sacré, mais son auteur est également arraché au temps mortel et accède ainsi à la transcendance. Selon Gilbert Durand, la lettre d'un être cher, lorsqu'on la relit, fait accéder celui ou celle qui l'a écrite à une dignité d'être qui transcende l'existence quotidienne.

Les lettres d'adieu des suicidés sont elles aussi soumises à ce processus de sacralisation. Elles sont gardées par leurs destinataires comme des messages d'outre-tombe ou conservées dans les centres de prévention* ou dans les archives du Bureau des coroners comme des objets inaccessibles au profane. Le seul fait que notre équipe de recherche les traite en matériel de recherche ou d'interprétation et que nous en discourons dans ce texte révèle déjà que leurs auteurs continuent une certaine existence sociale.

Occupé à tramer sa propre mort, l'auteur cherche à camper son personnage dans un récit qui va lui survivre. Sélectionnant dans le passé et le présent de sa personnalité les traits spécifiques de l'image qu'il veut laisser à la postérité, il structure le profil de son moi posthume. Le suicidant décède, mais, grâce à la création littéraire, son personnage demeure. A chaque relecture de sa lettre, il ressuscite avec une peau de sa propre confection, se re-situant dans l'univers, prodiguant ses conseils et ses instructions, réitérant ses excuses ou ses reproches, s'investissant de puissance ou recouvrant son intégrité. Les lecteurs n'ont pas accès à l'auteur lui-même, mais à un scénario qui est la mise en place de son post mortem.

Dans l'élaboration du concept du moi posthume, nous nous inspirons largement des descriptions du post-self d'Edwin Shneidman (Voices of Death, 1980). Selon ce suicidologue* américain, les personnes mourantes sont extrêmement soucieuses de leur réputation, de l'image qu'elles laisseront d'elles ou de leur sort après la mort. Il observe chez elles un désir impérieux d'accomplissement et de plénitude. Elles veulent laisser des traces dans ce monde, ayant peur d'être balayées trop tôt de la mémoire des vivants. Shneidman constate: Most people are extremely interested in their reputations, the way in which they will be remembered or how they will "Iive on" after they are dead (ibid., 19). Et il ajoute plus loin: There is the wish for sorne completeness, closure, accomplishment ... to leave a mark ... , a something after she is gone, to live on in some however ephemeral ways beyond her ownn life. l have callel this notion the post-self, and l mean by it the hunger ... of the dying: person not to be totally expunged from the minds and hearts of loved ones, not to be completely forgotten too soon ... (ibid.,, 185). Shneidman retrouve également, chez les suicidants, une tendance marquée à donner des instructions par écrit et la conviction que, après leur décès, ils pourront exercer un contrôle sur l'exécution de leurs dernières volontés: the suicidaI person [ ...] is likely [ ... ] to think in terms of specific instructions [...] writing to his survivors-to-be as though he were going to be a live to supervise his wishes. (ibid., 44)

Dans leurs lettres d'adieu, les suicidants développent trois dimensions majeures du moi: affirmation, accomplissement et permanence. L'affirmation du moi prend ici la forme d'une prise de position du suicidant vis-à-vis son entourage immédiat et la société tout entière. L'auteur de la lettre se situe face à ses destinataires, à ses amis et à ses ennemis, face aux instances publiques et aux structures socio-politiques, dans une relation d'amour ou de haine, de proximité ou d'éloignement, de sollicitude ou d'oubli, de répression ou de tolérance, de sanction ou de pardon.

L'accomplissement du moi est perçu comme l'accès à une certaine plénitude ou le recouvrement d'une identité meurtrie: obéir à soi-même ou (re)devenir soi-même. Ainsi face à la menace réelle ou imaginaire d'aliénation mentale ou sociale, de désintégration physique ou morale, les suicidants cherchent intensément à maintenir ou à retrouver l'unité et l'intégrité de leur être. Ils se façonnent une image avec laquelle ils veulent survivre dans la mémoire d'autrui.

La foi en la permanence du moi se révèle dans les lettres d'adieu par les allusions des suicidants à leur état après la mort: état de sommeil ou de veille, de fusion avec l'univers ou de béatitude éternelle*. Les lettres traduisent le sentiment de l'existence d'une âme immortelle ou d'un moi fondamental, sentiment fort répandu dans la culture occidentale depuis l'antiquité grecque, comme les travaux de Marcel Mauss (Sociologie et Anthropologie) le démontrent éloquemment. Cette poursuite posthume de l'existence s'inspire souvent des données d'une foi particulière en la réincarnation, la résurrection des corps, la vie éternelle ou le nirvâna.

Dans l'imaginaire du suicidant, le moi posthume est donc un renversement du moi qui de faible devient fort, une reconquête du moi perdu, une survie du moi dans la mémoire d'autrui ou dans un nouveau mode d'existence. Selon André Malraux*, cité par M. Rouan (Ils ont choisi la nuit, 9], «celui qui se tue court après une image qu'il s'est formée de lui-même: on ne se tue jamais que pour exister».

Selon le psychanalyste jungien James Hillman* (The Suicide and the Soul), le projet du suicidant n'est pas tant de mourir physiquement que de préserver son âme de la déstructuration. Son désir de la mort n'est pas une pulsion contre la vie, an anti-life movement, mais une tension de l'âme en quête d'une réalité absolue et une recherche d'une plénitude de vie à travers l'expérience de la mort. Le suicidant n'a d'ailleurs pas le choix: il est contraint de passer par cette expérience qui peut se faire symboliquement lorsque la personne concernée réussit à se détacher, dans son moi profond, d'objets perçus par lui comme indispensables. Alors la mort physique n'a plus sa raison d'être, le deuil* d'une dimension de son être étant déjà accompli spirituellement. Là où l'expérience symbolique de la mort n'a pu se produire, la mort physique devient une réalité inévitable.

Chez Sigrid Undset, on peut lire une présentation littéraire saisissante de la survie d'une suicidée dans l'imaginaire et l'amour d'un proche ami: «Elle-même vivait en lui. Son âme, son image se reflétait en lui nette et ferme, comme dans une eau tranquille. Elle était morte, sa douleur n'était plus en elle, mais en lui. Elle allait revivre et croître en lui cette douleur, jusqu'au moment où il mourrait lui-même. Elle irait se transformant aussi. Comment serait-elle dans dix ans, il l'ignorait. Peut-être prendrait-elle un merveilleux épanouissement.» (Jenny, 294-295)

On observe souvent chez les personnes atteintes de maladie mortelle et rendues en phase terminale, une surdétermination de l'amour que Louis-Vincent Thomas* dans sa préface à L'Euthanasie de Cerruti, appelle «appétence relationnelle» ou «demande fusionnelle». Dans une lettre d'adieu, Marie-Jo Simenon*, fille du célèbre romancier Georges Simenon, exprime le vœu d'être incinérée avec l'alliance qu'elle avait reçue en cadeau de son père à l'âge de huit ou neuf ans. Ainsi, à ses yeux, l'histoire d'amour entre Dad et son Archi-duc se poursuivra, au-delà de la mort, dans le jardin de son père à Lausanne où, selon ses dernières volontés, ses cendres furent dispersées.

Si la vie est une condition nécessaire à la jouissance de tous les autres biens, «elle n'est pas pour autant le bien suprême», ajoute Louis-Vincent Thomas. «On peut toujours l'offrir à ceux que l'on aime jusqu'au sacrifice* total: le suicide oblatif a d'ailleurs toujours été prôné comme medium privilégié de la transcendance» (EAM, 26). Malgré l'ambiguïté des sentiments qui accompagnent ce geste d'effacement, certains suicidants préfèrent quitter la scène pour donner à leur partenaire la chance de refaire leur existence. Ils renoncent ainsi à leur moi physique, mais leur moi spirituel survit, à travers l'autre, dans la liberté* et le bonheur retrouvés.

Charlotte Willhoeft* aimait Heinrich Stieglitz, poète exalté né dans la principauté allemande de Waldeck au début du dix-neuvième siècle. Contracté après six années de longue attente, leur mariage fut une amère déception. Charlotte espérait que son amour serait assez puissant pour donner du génie à Heinrich. Or celui-ci, malgré l'obtention de son doctorat et d'une chaire à l'université de Berlin, se rendit compte de son échec littéraire et sombra dans la mélancolie*. Afin de rendre à Heinrich sa liberté créatrice, Charlotte décida de se donner la mort. Le 29 décembre 1834, se revêtant d'une chemise blanche, Charlotte enfonça dans son cœur la lame du poignard qu'elle venait d'acheter pour Heinrich, la veille de son tour littéraire en Allemagne. Elle laissa à son époux un ultime message dans lequel elle présentait sa mort comme un geste salutaire pour le couple. Elle affirmait, avec assurance, sa foi dans une existence éternelle où ils logeraient ensemble sous l'enseigne d'une liberté renouvelée. Sa mort volontaire devait mettre fin à la souffrance du couple et à leur mutuelle dépendance qui ne favorisait guère une relation authentique. L'amour qui les liait l'un à l'autre n'était pas rompu par la mort. Bien au contraire, le sacrifice de sa vie était le point de départ d'une relation éternelle:

«Tu ne pouvais devenir plus malheureux, très aimé, mais, au contraire, tu peux être plus heureux au sein d'un malheur véritable. Dans le fait d'être malheureux, réside souvent une bénédiction merveilleuse: elle descendra assurément sur toi! Nous avons souffert tous deux d'une même souffrance, tu sais combien j'ai souffert en moi-même; que jamais ne tombe sur toi nul reproche, car tu m'as beaucoup aimée! Cela va aller mieux pour toi, beaucoup mieux et dès à présent! Je le sens et je ne trouve pas de mots pour le dire. Nous nous reverrons un jour, plus libres, plus indépendants! Mais toi, tu achèveras d'abord de goûter la vie dans tout ce qu'elle peut t'offrir, et il faut que tu prennes encore vaillamment tes ébats à travers le monde. Salue tous ceux que j'aimais et qui me le rendaient. Au revoir, dans l'éternité tout entière! Ta Charlotte»
(cité par A. Castelot, Belles et tragiques amours de l'histoire, 139)

Selon de Michel de M'uzan (De l'art à la mort, 1983), la personne mourante cherche à sur-investir ses objets d'amour car ceux-ci sont indispensables à son dernier effort pour assimiler tout ce qui n'a pu l'être jusqu'ici dans sa vie pulsionnelle, comme s'il tentait de se mettre complètement au monde avant de disparaître. Le même phénomène se produit chez plusieurs suicidants. «Se mettre complètement au monde avant de disparaître» est une autre façon de dire que le suicidant «paie de son corps pour que la vie ait un sens»). Dans «Suicide et société», Raymond Lemieux décrit le suicide comme étant un «risque intégratif», un effort ultime d'intégration sociale au prix de son corps et de sa vie. Selon Adrian Holderegger, «le moyen le plus radical pour l'homme de se créer à lui-même un sens, ne serait-ce pas celui d'échapper à une vie que l'on ne se sent plus en état de supporter?» («Un droit à la mort librement choisie?», Concilium, 1985, n°199, p.121-131).

Le verbe «échapper» évoque l'idée de fuite. ln fuga salus: le salut est dans la fuite! Dans Definition of Suicide (1985), Edwin Shneidman élabore la notion de egress ou de egression: leaving the field, wandering off, moving away [ ... ] a bursting out of the "prison" of this existence (ibid., 117). L'horreur de la réalité ou le désaccord avec son milieu sont des signes évidents du désenchantement devant la vie, du taedium vitae* si manifeste chez les Budenbrook dans le roman de Thomas Mann* (Les Budenbrook, 1901). Cette «égression» de la vie peut s'accomplir de multiples façons: en sombrant dans l'inconscience ou le sommeil, en disparaissant dans l'oubli ou en partant pour un voyage ultime.

De son côté, Big Harry, de Islands in the Stream (1970) d'Ernest Hemingway*, essaie de convaincre Mister Suicide, un suicidaire invétéré, de se rendre au plus haut point de New York et de sauter dans l'oubli. Il est assez significatif que, sur une page et demie de ce roman, le mot «oubli» revienne cinq fois dans le sens de «débarquer de la vie» comme on débarque d'un bateau.

La mort est souvent évoquée par l'image du sommeil. Le sujet n'est pas entièrement évacué, car la personne n'est pas morte; elle dort. Devenue inerte, elle n'est plus ébranlée par les événements. Elle n'est plus sensible à la souffrance et n'est plus inquiétée par son entourage. Elle a trouvé la paix: «Je vais enfin retrouver la paix après tant de tourments». Nous sommes ici en présence de vœux exprimés par des personnes extrêmement fatiguées de l'existence. C'est aussi l'ultime souhait de Marie-Jo Simenon*, fatiguée, dont le père a pu entendre la voix pathétique enregistrée sur une cassette qui lui était destinée: «Je voudrais connaître la paix, Seigneur. La paix ... la paix ... Tu sais ce que je veux dire lorsque je dis PAIX, n'est-ce-pas?» (G. Simenon, Mémoires intimes, 1981, p. 706). La paix devient la destinée ultime du moi posthume.

C'est ce que Romain Gary* a voulu signifier quand, dans sa lettre d'adieu, il tente d'expliquer le pourquoi de son suicide: «Alors, pourquoi? Peut-être faut-il chercher la réponse dans le titre de mon ouvrage autobiographique La nuit sera calme (cité par D. Bona, Romain Gary, p. 398). Non seulement dans l'imaginaire du suicidé, mais aussi dans celui des témoins, le suicide est paisible repos. En effet, le médecin légiste décrit, en des termes qui débordent ceux du métier, un Gary aux «traits calmes et détendus, les yeux bleus grand ouverts, avec une expression de paix.» (ibid., 396). C'est ce que rapporte Dominique Bona dans sa biographie de Romain Gary alias Roman Kacew alias Fosco Sinibaldi alias Émile Ajar, ce double Prix Goncourt, manifestement et obstinément en quête de son identité.

Dans Un certain goût pour la mort de P.D. James, Theresa Nolan choisit un lieu calme et vert pour mourir. Kate, la commissaire de police, examinant le bois du Bolland Park où le suicide a eu lieu, se fait la remarque suivante: «Elle avait dû avoir l'impression de revenir à sa petite enfance: l'odeur de terreau, l'écorce rugueuse d'un arbre contre son dos, le bruit d'oiseaux et d'écureuils furetant dans le sous-bois, la douceur de la terre qui transformait la mort en quelque chose d'aussi normal et apaisant que le sommeil.» (ibid., 347), Retour nostalgique à la tendre enfance, régression au sein de la mère, descente dans les eaux de la mer, renvoi au point de départ ...

En ce qui concerne les rapports symboliques entre la mer et la mort, Erika Mann (La dernière année) révèle un aspect particulier de la personnalité de son père Thomas Mann en mettant dans sa bouche les mots suivants: «L'amour de la mer n'est autre que l'amour de la mort». Pour le «cher Magicien» se promenant sur la grève, la mer peut absorber tous les troubles humains et les dissoudre, dans sa délicieuse immensité. À la lecture de ces lignes, on ne peut s'empêcher d'évoquer l'image de la gondole dans La mort à Venise (1922) qui associe embarcation, voyage et mort: «Étrange embarcation, héritée telle quelle du Moyen Âge, et d'un noir tout particulier comme on n'en voit qu'aux cercueils ... cela suggère l'idée de la mort elle-même, de corps transportés sur des civières, d'événements funèbres, d'un suprême et muet voyage.» (ibid., p. 71)

Le lien entre la paix et la navigation est clairement souligné par Chevalier et Gheerbrant dans leur Dictionnaire des symboles: «C'est vers une Cité de la Paix que conduit une navigation dans le Livre des morts de l'ancienne Égypte*, tout comme dans les légendes des sociétés chinoises» (DS, 723). Il faudrait faire une distinction entre les termes «quitter» et «partir». Le premier indique le terminus a quo, l'abandon de conditions d'existence devenues insupportables. Le second évoque la possibilité d'un terminus ad quem et indique une démarche qui pourra aboutir à un nouvel état ou à un autre type de relation avec son entourage. On part vers une destination, même si celle-ci demeure obscure ou non identifiée. On peut partir vers nulle part, mais ce «nulle part», aussi vague soit-il, exerce son attrait sur celui qui a décidé de partir.

Pour André Malraux*, le droit au suicide est l'équivalent du droit de partir en voyage. La destination est l'inconnu. Avant de mourir de sa propre main, le père de Malraux avait déposé sur sa table de chevet un bouquin ouvert à une page où il avait souligné la phrase suivante: «Et qui sait ce que nous trouverons après la mort?» Et l'auteur de Lazare (1974) d'en déduire: «Dans l'ombre stoïcienne du suicide avait glissé la curiosité de l'inconnu» (p. 105). Dans Les égarés (1983) de Fréderick Tristan, Cyril confie à Margaret:

«Qui prétendait que l'on se suicide par peur de la mort? Pour qui désespère de la vie, chaque être, chaque chose se prend à ne plus receler que la mort. La nature elle-même est aussi morte que le reste! Plus de refuge possible! En ce monde à ['envers, la mort apparaît comme le seul remède à la mort. D'ailleurs, une fois mort, l'est-on encore? La mort est une idée de vivant.» (ibid., p. 290)

Une fois mort l'est-on encore? La question de Cyril cadre bien dans le contexte du moi posthume. La mort, en tant que seul remède à la mort, devient une image du salut: une mort qui vainc la destruction. Dans ce cas, la mort volontaire n'est pas perçue par leur auteur comme une autodestruction totale. Si, à leurs yeux, le corps est détruit, il n'y a pas destruction du moi tout entier. Pour la plupart des auteurs des lettres d'adieu, les fonctions de symbolisation et de communication demeurent ou se transforment; même la disparition dans le néant, le «rien qui suit la mort, est considéré comme une amélioration par rapport aux états précédents.

Pour beaucoup de suicidants, la mort volontaire est un moyen de préserver ou de restaurer leur intégrité contre toutes les formes de désintégration physique, mentale, morale ou sociale qui les menacent. Le suicide peut être considéré alors comme une quête d'identité: «Deviens qui tu es». On se souvient de la devise de Nietzsche*, empruntée à Pindare: «Deviens, sans discontinuer, qui tu es: maître et conducteur de toi-même.» Dans ce sens, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le suicide n'est pas une forme d'autodestruction*, mais d'autodétermination.

Dans sa préface à l'œuvre de Cerutti, Louis-Vincent Thomas* décèle le syndrome d'Antigone* chez beaucoup de personnes suicidaires. La psychanalyse a fait d'Antigone celle qui entoure Œdipe*, son père aveugle et désespéré, de soins affectueux et qui accomplit sur son frère Polynice les gestes rituels des funérailles - le symbole «de la fixation affective de la jeune fille à son père, à son frère, à son cercle familial, au point de refuser une vie d'épanouissement personnel dans un autre amour, qui supposerait une rupture des attaches enfantines» (Chevalier et Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, 1982, p. 54). Effectivement, ce complexe peut se vérifier en certaines lettres de suicidés où la surdétermination de l'amour est telle que l'auteur se confond avec la personne aimée et, de ce fait, perd son identité personnelle. Cependant, avec Anouilh, la dramaturgie moderne a ressuscité l'Antigone antique: la révoltée qui désobéit aux ordres de Créon, «celle qui s'insurge contre les conventions et les règles, au nom des lois non écrites, celles de sa conscience et de son amour» (ibid.,p. 54). Certains suicides répondent à ce symbolisme de la révolte et de l'insurrection à l'ordre établi. Bien que présent en filigrane dans les lettres, il n'est guère manifesté ouvertement. Cependant, il y a une autre figure d'Antigone qui est digne d'être retenue. C'est celle de l'intégrité et de l'autonomie*: «Antigone doit être assez forte et assez libre, pour assumer pleinement son indépendance, dans un nouvel équilibre [...] une Antigone devenue elle-même, à un niveau supérieur d'évolution» (ibid., p. 54). Cette fidélité au moi dont la mort est la réalisation ultime fait bonne figure dans plusieurs lettres. Si l'on interprète ce désir de demeurer «entière» comme une affirmation excessive du moi et la quête d'une individuation démesurée, le suicide qui en est la conséquence pourrait être qualifié d'«égoïste», si l'on acceptait la typologie durkheimienne*.

Selon Paul Zweig (The Heresy of Self-Iove, 1968), le mépris de l'existence corporelle et la promotion de la liberté intérieure peuvent être inspirés par un «individualisme collectif» ou un excès «d'orgueil spirituel» (spiritual pride). Et l'auteur de poursuivre son idée en affirmant que le désir de Faust de posséder le pouvoir représente une des passions constantes de la psychè occidentale: l'aspiration à une solitude finale et puissante à laquelle le monde lui-même devra se soumettre. Faust veut devenir le dieu d'un univers qui reflétera ses potentialités les plus cachées (p. 21). Dans ce sens tous les désirs de l'affirmation, de l'accomplissement et du maintien du moi au-delà de la mort procéderaient d'une certaine self-exaltation ou self-cultivation (ibid., p. 21) et seraient des indications en faveur d'un suicide égoïste. Bien entendu, qui dit préservation du moi ou souci d'un moi au-delà de la mort, fait nécessairement appel à l'existence d'un ego. Dans ce sens, la recherche du moi posthume dont nous avons déployé ci-dessus quelques facettes est l'expression d'une forme d'égoïsme ou d'individualisme sans que nous ne donnions à ce terme une qualification morale.

Survivre dans la mémoire d'autrui
Près de 7% des lettres examinées expriment le désir de leurs auteurs de demeurer vivants dans la mémoire de leurs proches. Seulement 3% préfèrent s'effacer des souvenirs de leur famille ou de leurs amis. À peu près 1 % craignent de survivre dans la haine d'autrui.

Une des stratégies du suicidant consiste à déterminer sa position par rapport aux destinataires de sa lettre. Il souhaite que ceux-ci développent une image positive de sa personne et continuent à l'aimer. Dans ce but, il évoque les souvenirs agréables des moments passés ensemble. Il se fait connaître sous son meilleur jour en s'excusant ou en les excusant de son geste mortel. Rarement désire-t-il survivre dans la mémoire d'autrui chargé d'une image négative. Moins souvent encore, il veut disparaître entièrement dans l'oubli.

Des amitiés nouvelles ont rendu heureuse une fille de 21 ans. C'est dans cet état qu'elle veut partir, laissant ainsi l'image d'une femme enchantée. Au-delà de la rupture, la relation originelle avec son ex-amant n'est pas abolie car elle se nourrit de bons souvenirs: «J'ai été heureuse avec les nouvelles personnes que j'ai rencontrées. C'est pour ça que j'ai décidé de partir heureuse, le sourire aux lèvres. En gardant de bons souvenirs et en laissant, j'espère, de bons souvenirs» [I /16].

Une femme de 46 ans prétend garder une image positive de son mari tandis qu'elle craint - ou espère? - que celui-ci continue à développer des dispositions négatives envers elle. Le mot «tragique» résume la situation dans laquelle elle est impliquée. Il dénote le caractère douloureusement fatal de ses relations avec son entourage immédiat: «Je me souviendrai des qualités de cœur de François et dites-lui que j'essaie de penser qu'il gardera peut-être un très mauvais souvenir de moi. Tout cela est d'un tel tragique» [C/01].

Soucieux de son image posthume, un père de 30 ans prie son épouse de le présenter de façon telle que son tout jeune fils puisse grandir avec le souvenir d'une figure paternelle bienveillante: «J'espère que tu lui parleras en bien de moi car je ne voudrais pas qu'il me haïsse en vieillissant. Je voudrais qu'il garde un bon souvenir de son père» [D/29].

Une mère de 68 ans, consciente de se lamenter à tout propos, demande à son fils d'oublier la «vieille encombrante» qu'elle est devenue pour ne se rappeler que de son bon caractère d'antan (D/03). Une autre mère de 40 ans dont l'amour maternel a été profondément frustré par de multiples séparations supplie ses enfants: «Souvenez-vous toujours que je vous ai beaucoup aimés et beaucoup manqués après» [H/05].

Rappelant à sa petite nièce l'amour qu'il lui a toujours voué, un jeune homme veut établir avec elle une alliance éternelle: «Ton oncle, le Beau, t'a toujours aimée tendrement ... n'a jamais été méchant ni envers toi ni envers personne ... je te demande quand même de toujours garder un beau souvenir de moi» [A/03]. Après avoir reçu le refus d'une jeune fille de sortir avec lui comme un rejet total de sa personne, un adolescent se suicide. Il attend d'elle un signe de douleur qui manifesterait que, malgré tout, il demeure estimable à ses yeux: «Si jamais tu avais quelques larmes pour moi, je te prie de ne pas te gêner pour les laisser couler sur ton doux visage de femme» [B/07]. Il désire secrètement survivre dans le souvenir de sa copine, car il est doux de s'imaginer qu'on est pleuré par celle qu'on aime.

La figure de l'arbre évoque la fidélité de la mémoire [ou du père, de la masculinité?] : «J'aimerais qu'on plante un arbre en souvenir de moi.» [E/06). Parfois, c'est par des fleurs qu'on dit ce besoin d'être reconnu après la mort: «Je vous envoie une fleur pour que vous pensiez à moi» [K/10]. Nombre de lettres font mention d'objets que les auteurs destinent aux êtres qu'ils aiment et qui sont comme une extension de leur personne. Des femmes donnent ainsi leur corps en partage en disposant de leurs robes, bijoux ou parfums, tandis que des hommes font de même en confiant leur auto, avec de menus détails sur ses besoins de réparation, le système de son ou les outils. Le vêtement - extension de la femme - devient pour les hommes un symbole d'une union maintenue ou retrouvée: «Je sais que tu penseras toujours à moi en le mettant.»[E/08]. - «N'oublie pas de t'acheter une belle robe chaque année le jour de ta fête en pensant à ton oncle» [A/03].

Et lorsque l'on décide de s'effacer de la mémoire d'autrui, on fait disparaître toutes les traces de son passage laissées par
ses objets personnels: «Linge ou autre objet personnel, tout doit être jeté ou brûlé, je ne veux que personne garde un souvenir de moi ... car sur cette terre je n'ai fait que passer et je veux lors de mon départ que ceux qui m'ont aidé et aimé m'oublient et que je sois du passé.» [J/62]. Cette dernière phrase: «que je sois du passé», répétée jusqu'à cinq fois dans la même lettre, accentue encore plus le caractère éphémère de l'existence. Ni salon funéraire ni tombe pour celui qui ne fait que passer! Cependant, ce même auteur de 40 ans sait qu'il sera vraisemblablement l'objet posthume de la malveillance de son épouse: «Tu m'as méprisé de mon vivant et probablement que tu continueras après ma mort comme tu as méprisé ta mère» [I/16]. La haine d'autrui est plus menaçante que l'oubli qu'il aurait sans doute préféré au lieu d'être objet de mépris.

La plupart des suicidants comptent survivre non seulement dans la mémoire, mais aussi dans l'amour d'autrui. Une fille de 21 ans répète trois fois: «Et surtout continuez à m'aimer dans vos cœurs, c'est tellement important pour moi» [B/01] L'amour de ses proches au-delà de la mort lui semble indispensable, comme il a été sa valeur privilégiée durant la vie.

Un alcoolique* offre sa reconnaissance posthume en retour du moindre signe de compassion ou de pardon de la part de sa mère: «Si tu as un petit coin dans ton grand cœur, le plus petit pardon que tu peux me donner, je ne l'oublierai jamais. Je te demande pas de m'aimer mais si tu veux avoir une petite pitié pour un alcoolique, je souffre terriblement en ce moment [... ]. Mon cœur ne peut oublier» [B/01). Observons l'opposition entre le «grand cœur» d'une mère dévouée et le «petit pardon» que le fils sollicite pour lui.

Dans ce modèle de moi posthume, l'auteur de la lettre n'est pas le sujet mais l'objet de la mémoire ou de l'oubli, de l'amour ou de la haine d'autrui. Dans d'autres types de moi posthume, le suicidant est sujet lui-même et exerce un pouvoir dans la poursuite des relations avec les vivants. Il est encore capable d'aimer après sa mort et de maintenir des rapports de bienveillance.

Poursuivre un amour posthume

Près de 4 % des auteurs des lettres, que nous avons étudiées, essaient de convaincre les destinataires que leur amour survivra à leur mort. Les stratégies de ce discours persuasif sont multiples. Tantôt il s'agit de consoler les proches pour qui la disparition d'un parent ou d'un ami peut causer un chagrin lancinant à cause de son caractère irréversible et abrupt. Souvent l'auteur tente de persuader ses proches que sa mort volontaire n'est pas une agression à leur endroit et que ceux-ci ne sont aucunement responsables de son geste. Le ton rassurant de certaines lettres veut compenser pour les répercussions négatives que le suicide de leur auteur pourra produire chez ses proches au point de vue tant affectif que financier.

Dans nombre de cas, les suicidants attestent de la durabilité d'un amour qui défiera la mort et demeurera éternellement. Ils attribuent à leur amour une dimension transcendantale qui l'élève au-dessus du jeu des contingences. Leur irréductible amour ne pourra mourir. Cet amour est si magnanime qu'il peut aller jusqu'au sacrifice* de leur propre vie. «Nul n'a de plus grand amour que celui qui donne sa vie pour ceux qu'il aime.» Par sa mort volontaire, le suicidant veut mettre fin à la souffrance d'autrui, autoriser son partenaire à contracter un nouvel engagement amoureux ou à vivre une relation à laquelle sa présence faisait obstacle.

Si la mort signifie la cessation du moi physique. elle n'interrompt ni n'achève le projet d'amour qui entretient l'illusion d'échapper à toute détermination chronologique. Notons la présence des clichés qui riment avec amour et toujours et révèlent aussi un manque de vocabulaire. Le matériel de notre recherche ne permet pas suffisamment de vérifier le degré de scolarité des auteurs des lettres d'adieu:

«N'oublie pas une chose, je t'aime.» [A/01]

«Plus que tout au monde, plus que moi-même, plus que ma vie, j'ai juré de t'aimer pour l'éternité* et même après ma mort, je continuerai de t'aimer. »[G/02]

«J'me pends, mais j't'aime encore pi je vais toujours t'aimer. Tu sais même mort, je t'aimerai toujours, c'est parti pour l'éternité. Adieu. » [J/62]

«Je t'aime, je t'ai toujours aimée et je t'aimerai toujours.» [D/19]

«Tu sais, je t'aime et t'aimerai toujours, tu seras toujours ma femme. »[K/12]

Dans ce dernier segment, l'auteur rappelle à sa destinataire l'existence d'une alliance qu'il assumera désormais unilatéralement. Elle l'a quitté pour un autre homme et demande le divorce. Lui s'oppose formellement à cette séparation. Il la retient au-delà de la mort: tu seras toujours ma femme.

Une mère de 42 ans termine sa lettre en avouant à son fils son affection passionnée. Elle s'exprime au présent, c'est-à-dire au moment où son fils la lit: «Je t'embrasse bien fort et je te souhaite beaucoup de bonheur. Ta Maman qui t'adore» [G/04]. Ce message contraste fortement avec celui d'une autre lettre que la même personne destine, cette fois-ci, à sa fille et où l'amour s'énonce au passé: «Ta mère qui t'adorait». C'est nous qui soulignons.

Plusieurs lettres renferment des souhaits de bien-être et de joie qui sont autant de bénédictions d'outre-tombe adressées par le suicidé aux destinataires:

«Je suis sûr que tu seras très contente, car ton oncle aime beaucoup ça faire plaisir à sa petite ... » [A/03]

«Malgré tout, je vous souhaite une bonne fin de séjour sur la terre.» [C/05]

Je demande à Dieu de te garder la santé, pas de santé pas de bonheur.» [D/44]

«Sois heureuse, tu le mérites et tes petits mousses aussi [...] je te souhaite bonne chance dans ta nouvelle ouvrage» [H/05] «Nouvelle ouvrage» veut dire ici : «nouvel emploi».

À la réception de cette lettre, l'auteur n'est plus de ce monde. Or, les extraits ci-dessus ne révèlent rien des attentes posthumes concernant la personne même de l'auteur. On ignore donc si le suicidant espère survivre en tant que sujet aimant ou en tant que sujet heureux. Cependant, par ces souhaits, il cherche à opérer auprès d'autrui un résultat bénéfique qui succéderait à sa propre mort. Ce bonheur d'autrui, quelques suicidants déclarent l'effectuer directement par leur mort volontaire. Le suicide-sacrifice est la cause du bonheur ou de la liberté d'autrui. Même si la décision est prise non sans amertume ni douleur, les auteurs décrivent leur départ comme la rupture d'un contrat qui libère désormais leur partenaire de toute obligation à leur égard et le rend disponible pour de nouveaux projets d'amour:·

«Toutefois, je te souhaite tout de même d'obtenir avec d'autres le bonheur que tu n'as pas eu avec moi. Encore une fois, je te souhaite beaucoup de bonheur et de chance. Oublie moi.» [F/01]

«Que le reste de tes jours soit heureux, Vous allez enfin pouvoir vivre normalement.» [J/ 38]

«Mon départ va probablement te libérer et t'aider pour refaire ta vie... alors mon décès te sera salutaire. [J/62]

Voie de libération pour autrui, la mort volontaire remplit une fonction posthume et, de ce fait, confirme sa position transcendantale qui est étroitement liée à l'amour. L'auteur de la lettre est un sujet actif sur le plan de l'amour personnel et sur celui du bonheur d'autrui. Le suicide peut-il être perçu aussi comme ouverture au salut de celui qui l'accomplit? Le suicidant peut-il être le sujet actif de son propre bonheur ou de son propre salut?

Amélioration de la situation présente
Près de 30% des lettres révèlent que leurs auteurs choisissent la mort afin d'échapper à l'état d'extrême détresse qui caractérisent leur vie. Ils désirent ainsi une modification irréversible de leur situation devenue intolérable: «Je suis tanné de vivre sur cette terre et sSl j'ai décidé de partir, c'est pour cela» [J/37]. Le suicide est aux yeux de ce suicidé la seule issue possible à ses misères. Toutes les autres modalités offertes ont été essayées et estimées inadéquates. La mort volontaire est un remède fatal et nécessaire qui est censé apporter la délivrance du mal: «Le destin fait que je dois quitter ce monde de cette façon-ci».

Le salut accompli par le suicide n'est pas nécessairement synonyme de bonheur physique ou moral, mais constitue au moins la cessation définitive d'un processus de destruction déjà inauguré: «Pour moi, ce choix équivaut à une libération». Cette libération est souvent exprimée en termes négatifs, comme par exemple: «Dis toi bien que si je suis mort ; au moins je ne souffrirai plus». Le gain espéré n'est autre que soulagement de la douleur, parfois de la souffrance d'autrui. La mort volontaire prend alors de nouveau les traits d'un sacrifice*: «La mort ne me rendra pas heureux. Mais mettra fin à toutes vos souffrances ... Soyez heureux que je ne suis plus malheureux ... » [D/37].

Dans nombre de lettres, le suicidant est d'avis que la mort volontaire n'est pas une forme d'autodestruction, tandis que, au contraire, l'isolement social, la violence d'autrui à leur égard, la maladie, la folie, l'alcoolisme* et la toxicomanie* sont destructeurs du moi. Certaines personnes refusent de poursuivre leur existence par crainte d'accélérer la désintégration de leur moi. Celle-ci peut prendre la forme de la folie, de la pauvreté ou de la mutilation. Les suicidants veulent préserver leur moi contre la destruction et l'aliénation qui les affectent déjà dans le présent de leur vie:

«J'ai décidé d'arrêter mon chemin ici ... voilà pourquoi j'arrête: cette destructuration m'étant impossible à vivre.» [H/10]

«Je ne veux pas devenir fou et finir dans un asile pour aliéné mental... pour ne pas souffrir toute ma vie. » [K/08]

«Je serai parti pour toujours dans la mort, tu sais, je n'ai plus le courage de vivre une vie ratée et je ne veux plus supporter l'idée de replonger dans les affres de la folie. » [I/24]

«Je regrette de vous décevoir, mais je ne veux pas retomber dans la rue et crever de faim comme en 1967-68.» [F/01]

Par respect de son moi, ce suicidant préfère la mort par le suicide à la mort par la faim. Entre deux formes de destruction, il choisit celle qui lui paraît la moins dommageable pour sa dignité. La sauvegarde du moi est une incitation au suicide pour celui ou celle qui souffre d'une maladie de la peau ou d'une myopie profonde ou qui, victime d'une erreur médicale, a le visage défiguré. Ces malaises physiques détruisent l'intégrité de la personne, tandis qu'aux yeux de cet être mutilé, la libre mort solitaire, même si elle est descente aux enfers, mettra fin à la destruction:

«La raison pourquoi j'ai fait cela, c'est les troubles que j'ai avec ma peau ... j'étais rendu à avoir honte de moi ... imaginez quelqu'un qui sait qu'avant un an il sera horrible.» [C/07]

«Je ne suis pas intéressé à souffrir de cela (mon nez) ... il n'y a rien à faire, le mal a été fait il y a plusieurs années.» [D/57]

Les rapports d'inégalité sociale sont souvent des causes d'aliénation. Ainsi, une femme de 34 ans aurait voulu «se sentir autre chose qu'une femme de ménage et la personne pour t'accompagner dans tes soirées. J'ai ressenti que je n'étais rien d'autre que cela pour toi». Par sa mort librement choisie, une femme de 40 ans veut préserver son intégrité en refusant d'entrer de nouveau en institution: «Je suis certaine que je m'en allais dans le bureau du Dr X et je ne me sentais pas capable de recommencer à être comme dans un couvent tout le temps» [H/05]. A la réclusion, éprouvée comme une répression, elle préfère la liberté d'une mort choisie.

La mort volontaire peut être redoutée comme un événement douloureux. Vécue comme sanction sociale attachée au geste posé, la solitude est appréhendée par certains suicidants comme particulièrement éprouvante. On ne trouve pas d'autre chemin que la mort pour se soustraire à une vie infernale, même si cette mort prend elle aussi, dans l'imaginaire du suicidant, la configuration de l'enfer. L'impératif du suicide («il le faut») n'est pas accompagné d'un «gai savoir», mais on se soumet à ce destin pour se dérober au pire:

«Au moment que tu liras ce document, je serai mort solitaire et c'est le pire des châtiments.» [J/62]

«Pardonnez-moi et priez tous pour peine car je vais en avoir besoin. »[E/01]

«Il le faut pour m'éviter l'enfer car l'enfer, je vais le passer dans quelques minutes, je le sais. [K/08]

Pour les uns, la mort n'a pas de contenu explicite et n'est dépeinte que comme une séparation avec la haine d'autrui, la méchanceté du passé ou l'horreur de l'avenir: «Je ne veux plus vivre avec le souvenir des menaces qu'on m'a faites. Il n'y a que la mort qui peut m'apporter la libération d'un passé et d'un avenir atroce» [G/05]. Sans perspective d'avenir, la personne ne fait qu'abolir son passé et disparaît comme sujet de la souffrance. Pour d'autres, la mort elle-même est pleine de vie: «Maman, j'ai décidé de cesser de mourir sur la terre pour enfin vivre dans la mort» [I/16]. Dans la mort, le sujet survit à la mort. En d'autres termes, il ne disparaît pas dans le néant, mais est plongé dans une mort qui a des vertus de fécondité.
D'autres encore cultivent un espoir parfois très ténu d'un mieux-être posthume qui contraste avec la désorganisation troublante du présent: «Prends la fleur que je t'offre et regarde la en pensant que j'ai pris un autre chemin que celui du désarroi quotidien où je suis peut-être mieux» [K/10]. Dans plusieurs lettres, ce savoir prospectif d'une «différence»

Trouver repos et paix pour toujours
Dans dix lettres d'adieu, les suicidants signifient souvent à leurs destinataires que, après une vie de tourmente, ils accéderont à un état de sommeil ou d'inconscience, à un état de repos et de paix. Le suicide devient la quête d'un refuge ou d'un abri, d'un lieu de sécurité ou de quiétude. Ceci confirmerait les énoncés de psychologues qui présentent le suicide comme la recherche d'une détente ou d'un relâchement faisant éclater une tension qui menace gravement l'équilibre d'une personne, comme l'aspiration à un sommeil extatique ou à une ivresse éternelle.

Une femme de 24 ans a exploré toutes les possibilités pour éviter le suicide, mais elle a trouvé fermées toutes les issues s'ouvrant sur la vie. La seule option disponible est celle du repos, la cessation de toute action et de tout rapport avec les personnes. Le sujet n'est pas mort, mais il dort: «Dieu, comme c'est difficile d'envisager le suicide. j'ai peur et j'essaie de trouver une autre issue différente, j'explore toutes les possibilités mais cul-de-sac, la seule porte ouverte porte l'inscription "repos éternel"» [E/13].

Le thème de la mort-sommeil est abordé par une femme de 39 ans qui exprime avec insistance sa hâte «de partir, de dormir, de finir tout ça ... Adieu ... je devrais dire au revoir parce que je vais dormir, j'ai tellement besoin de dormir» [K/01]. La suicidante cherche un remède à sa grande fatigue. Elle dit qu'elle veut mettre fin non pas à la vie, mais à tous ses tourments. Elle ne cherche point à mourir (extinction du sujet), mais à dormir.Elle désire la pacification de son être, «l'extinction de l'agitation, l'extinction des feux passionnels» (Chevalier et Gheerbrant, DS, 723). Ce n'est qu'un «au revoir» et non pas un «adieu», ce qui accentue encore davantage le caractère provisoire de la mort, envisagée comme sommeil.

Voisine de l'image du sommeil, celle de !a paix et de ta tranquillité est associée, d'une part à la libération de toutes les agitations et souffrances de ce monde, d'autre part à la contemplation spirituelle et à la béatitude. Une femme de 28 ans aspire depuis longtemps à cette paix. Maintenant elle s'est mise résolument à sa poursuite en marchant dans les eaux:
«Quand tu liras cette lettre, je serai partie vers cette paix que je cherche depuis longtemps» [Q/02]. Un célibataire s'engage lui aussi dans les eaux, mais pour sortir de l'obscurité: «Je suis parti vers la lumière et je suis parti pour un grand voyage» [Q/03]. Pour tous les deux, la noyade est associée à un départ ou à un voyage ayant pour destination: paix ou lumière.

Le symbole de la «lumière» a en commun avec la métaphore de la «paix» une dimension rédemptrice: la sortie d'une situation empreinte de négativité radicale. Accédant à la paix, on se libère de la passion (souffrance-pulsion-désir) pour entrer dans un état d'inconscience (sommeil-repos ou béatitude-contemplation). Embrassant la lumière, on sort d'un état d'ombres (ignorance-incompétence-impuissance) pour entrer dans un lieu nouveau où l'on baigne dans la clarté et la chaleur (sensation~connaissance-imagination). Le symbole de la lumière se distingue de celui de la paix en ce qu'il évoque la vie et la puissance. La lumière, c'est l'éveil du désir, le temps de l'initiation et de l'illumination. Le sujet est en éveil, tandis que la paix qualifie le sujet en état de repos.

Dans ce contexte du suicide par noyade et de l'analyse des symboles de l'eau, de la mer et du voyage à destination de la lumière ou de la paix, il sied de citer une phrase d'une fille de 21 ans qui s'est retirée dans les eaux du fleuve: «Je suis débordante de vie et seule la mer peut répondre à mes attentes .. , Papa ... tu as le goût de vivre et j'ai le goût de la mer. Respire l'air des Éboulements, il est un excellent refuge» [Q/04], Le goût de la vie, manifesté par le père, est le désir d'une vie calme et paisible de type apollinien, tandis que le goût de la mer chez la fille a davantage la saveur dionysienne d'une vie de mouvement et d'inquiétude. Entre le goût du père et celui de la fille, il y aurait alors l'opposition du sujet en éveil et du sujet en repos. La mer déborde de vie, la fille invite le père à respirer le vent de la tempête pour refaire ses forces et se ressourcer.

Un étudiant de 22 ans considère son suicide comme la touche finale (the finishing touch) d'une existence comblée. Cette perception du suicide n'est pas sans rappeler celle du sage stoïcien* dont la mort libre et éclairée représente l'aboutissement logique d'une vie intense et pleine. Ce qui la distingue cependant de la sagesse du Stoa, c'est le désir dionysien qu'éprouve le jeune homme de vivre son suicide comme le kairos du plaisir maximal: «Ma vie n'est qu'un prélude à mon orgasme suicidaire. Si je ne me suicide pas, je ne pourrai jamais en venir à bout» [E/10]. La mort volontaire devient ainsi l'ultime épiphanie de la vie, mieux encore, la vie menée à son paroxysme. L'acte de mourir représente le sujet en éveil. Après l'orgasme de la mort, le sujet sombre-t-il dans l'apaisement du sommeil, dans la béatitude de la détente ou dans le vide du néant? L'auteur semble opter pour la dernière solution, même s'il n'exclut pas entièrement les autres.

Dans les lettres d'adieu, le sommeil évoque la disparition des passions et de ses sensations. La paix intérieure peut signifier négativement l'absence de toute agitation et affirmativement une vie où le sujet connaît une béatitude faite de jouissance calme et contemplative. La lumière caractérise un sujet en éveil, débordant de vie, muni de savoir et de pouvoir. La paix et la lumière sont déjà des états euphoriques. Nous examinerons maintenant des lettres où la référence au bonheur posthume est plus explicite.

Poursuivre une vie posthume

Près de 18 % des lettres d'adieu expriment une croyance dans la vie après la mort. Certaines d'entre elles sont très explicites: leurs auteurs assurent leurs destinataires qu'ils vont quitter cette terre afin de rejoindre des proches qui les ont précédés dans la mort ou pour accéder à une vie meilleure et plus heureuse. Ils considèrent leur suicide comme un passage vers une existence supérieure en termes de qualités de la vie ou de relation avec Dieu ou avec les vivants qu'ils ont laissés. Cette existence qualitativement différente est rappelée en images qui reproduisent les modèles socio-culturels appartenant au patrimoine religieux du Québec.

Les lettres d'adieu représentent la vie posthume comme une forme d'existence où l'esprit l'emporte sur la matière. Nous retrouvons ici tout l'héritage de la culture hellénique. Libérée du corps, l'âme immortelle connaîtra une joie céleste qui ne prendra plus jamais fin. Quelques auteurs disent leur foi en la résurrection de la chair ou en la réincarnation. D'autres encore craignent le jugement de Dieu et espèrent rencontrer le pardon de Dieu. Certains suicidants sont moins affirmatifs et, tout en espérant une vie meilleure, entretiennent quand même des doutes sur leur vie posthume. Ils parlent en termes conditionnels: «si Dieu existe ...» ou «s'il y a une autre vie». La plupart donnent très peu de précisions sur les modalités selon lesquelles cette autre vie se déroulera concrètement. Là aussi, les suicidants sont tributaires de leur milieu car, en ce qui concerne les descriptions de la vie après la mort, les églises et les sectes sont fort peu loquaces.

Quinze suicidants présentent leur mort volontaire comme un acte bénéfique qui a pour effet les retrouvailles heureuses avec des proches décédés. Ils cherchent une coexistence de pacification, de réconciliation et de communion avec des êtres bien-aimés. Comme sujets insérés dans un nouveau réseau de relations, ils s'attribuent la compétence de communiquer avec d'autres sujets vivant au-delà des limites de la mort.

A leur insu ou avec leur complicité, les auteurs assurent les liens entre les vivants et les morts, les liens entre les générations. Ils se situent en pleine lignée de la transmission de la vie et de la tradition. Ceci devient davantage visible dans des lettres où des jeunes expriment leur désir de se réunir avec leurs grand-parents:

«C'est une bénédiction pour moi de partir et je retourne à L. »[K/01]

«Je vais aller rejoindre grand-mère et nous serons bien toutes les deux.» (K/02]

«Je vais rejoindre B. afin de trouver une paix que je ne saurais trouver ici sur terre [...] Que je sois du passé, non! Pas pour toi B. [un de ses fils décédé], car ça fait longtemps que j'appréhende le jour où j'irai te retrouver et notre réunion à tous deux sera éternelle.» [J/62]

«C'est pour pouvoir aller rejoindre ma grand-mère qui elle m'a toujours aimé, mais pas ma mère. Elle est morte mais je vais la revoir ainsi que mon ami R. qui lui aussi n'est plus là.» [J/35]

Notons dans l'avant-dernier segment, cité ci-dessus, l'utilisation du verbe «appréhender» qui signifie «envisager avec crainte». À cause du contexte de la lettre, nous supposons que ce terme contient également son contraire, «espérer». L'auteur vit dans l'attente de la réunion avec ce fils disparu, là où il consigne une rupture totale avec ses autres fils encore vivants. Mais comme cette rencontre au-delà de la mort revêt un caractère sacré, il la redoute autant qu'il la désire. L'auteur vit dans l'attente d'un jour «saint» qui exerce autant sa fascination (fascinans) qu'il lui inspire sa répulsion (tremendum). Le père croit cette réunion «éternelle». Il ne dit pas qu'elle sera ou qu'il la souhaite «heureuse». À moins qu'il ne s'agisse d'une maladresse linguistique de l'auteure qui confond le verbe «appréhender» avec celui d'«espérer» ou de «désirer».

«Mais je veux être enfin heureuse et je crois que cette fois, ça y est» [J/35]. L'auteure conçoit-elle un état futur de bonheur ou espère-t-elle éprouver, à l'heure de l'accomplissement de son geste, la satisfaction de se libérer enfin définitivement de son malheur? Quelquefois, les personnes font mention des fruits actuels de paix et de bonheur qu'elles récoltent de leur décision. C'est comme si elles disaient: cette fois-ci, j'ai pris une bonne décision et je vais avoir le courage de la traduire en action. Je vais me montrer une femme, un homme.

Le «chaos» signifie «la déroute de l'esprit humain devant le mystère de l'existence» (Chevalier et Gheerbrant, DS, 207]. Un «moi chaotique» désigne un être désorienté et confus, indifférencié et passif. On ne sort de cet état que par une pensée active. Celui qui abandonne ce monde de désordre et y laisse son être inconscient, devient vraiment sujet apte à éprouver un bonheur sans mélange et durable: «À moins de quitter ce monde et d'y laisser son Égo chaotique, nous ne pouvons prendre contact effectif à cette félicité» [E/10). Le même auteur considère son départ comme «le passage d'un lieu à un autre plus subtil».

Un homme de 40 ans demande à sa famille de ne pas le pleurer, car il estime que «c'est probablement la seule place où je serai heureux car mes nombreux problèmes tant moral que matériel sont finis» [J/62]. Comme dans la lettre précédente, le bonheur est, d'une part, associé à un lieu de raffinement et de délicatesse et, d'autre part, à la cessation de tout mal.

Un homme de 24 ans termine sa lettre par: «Adieu. Au revoir. Au ciel» [G/02]. Pour un autre, c'est un «au revoir» et non pas un «adieu». Une femme de 30 ans recommande son âme à Dieu en le priant de lui faire miséricorde dans sa divine bonté. Une ilote explicitement religieuse revient dans plusieurs lettres qui demandent le pardon de Dieu pour le passé ou pour le geste suicidaire. «Dieu m'accueillera" [CIOl] affirme avec confiance un homme de 46 ans, tandis qu'un garçon de 16 ans manifeste plus de réticences. L'accueil divin est remplaçé par le jugement de Dieu. Jugement qui peut signifier condamnation. En tout cas, le jeune homme n'est pas confortable: «Je ne sais pas du tout ce que je ferai à l'heure du jugement lorsque je serai devant le Tout-puissant. ]e j'ignore., [B/02]

Il en va tout autrement pour une veuve de 60 ans qui justifie son suicide en interprétant son départ comme «le chemin de Dieu». Sa mort volontaire n'est pas un geste facile, mais elle se souvient des paroles de l'Évangile: «mon fardeau est léger.» Quelles que soient les retombées de son geste, elle sait que le chemin qu'elle a choisi «est le bon et le vrai, celui de la justice et de l'amour. .. » Pour elle, c'est «le seul espoir possible.... qui lui procurera «la joie d'être sauvée».

Une mère se sert des images traditionnelles de la survie pour montrer à son mari comment il doit présenter son décès à son enfant: «Essaie de lui expliquer de ton mieux et dis lui que je suis au ciel avec le petit Jésus et que je veillerai toujours sur lui.» [K/02].

En post-scriptum à sa lettre, un homme de 30 ans cite un texte de la Bible: «Et parce que je suis ressuscité, vous aussi vous ressusciterez et vous vivrez éternellement» [E/06], tandis que, dans la lettre même, il déclare avoir décidé d'en finir avec «cette vie physique». Certains auteurs réclament l'incinération afin de réduire les dépenses funéraires, mais aussi pour symboliser leur liberté nouvellement acquise à l'égard de la matière et leur accès à la vie authentique: «Si vous le voulez, faites moi incinérer à Montréal. C'est très économique et c'est plus discret qu'une pierre tombale. Je ne tiens pas à avoir une sépulture chrétienne. Le corps ne représente plus rien. Il n'y a que l'âme qui compte. [H/03]

Un homme de 28 ans quitte son isolement social pour se fondre au grand Tout, tandis qu'une femme de 29 ans exprime sa croyance en la réincarnation. Un autre suicidant ignore ce qui lui adviendra après la mort: «je ne sais pas où je m'en vais». Il n'a aucune certitude sur son moi posthume et sur les modalités de son déploiement, tandis que, pour un autre, la mort est la fin de tout projet de vie. La fin de sa relation avec sa bien-aimée constitue la fin du moi. Le suicide de l'amant vient confirmer de façon définitive l'anéantissement du sujet: «Je te l'ai dit, mon amour, après toi, c'est le néant, te perdre c'est pire que la guerre, pire que la fin du monde pour moi. C'est même la fin de moi-même» [G/02].

Le discours qui présente explicitement la perte de l'amour comme un deuil* mettant en cause la raison d'être de sa propre vie se rencontre avec une certaine fréquence. Par contre, le discours selon lequel la fin de l'amour égale la destruction du moi et entraîne la mort volontaire comme suite logique de cette double destruction (destruction de l'amour = destruction du moi = autodestruction par le suicide) est très rare dans les lettres examinées.

Généralement, dans les lettres, le suicidant prétend ou espère que, malgré la mort, quelque chose de son être subsistera: son amour ou son bonheur, son âme ou son corps. Il n'en n'est pas toujours sûr, mais ses valeurs et sa culture lui font croire qu'il demeure un sujet apte à poursuivre des relations avec les vivants et les morts, à assumer un rôle social ou même à se doter d'une nouvelle puissance, comme nous verrons ci-après.


Acquérir une puissance
Plus de 5 % des lettres d'adieux examinées réfèrent au suicide comme un moyen d'auto-accomplissement. Au lieu de s'effacer dans le sommeil ou de se réfugier dans un lieu de paisible sécurité, le sujet est en éveil et affirme son moi et son intégrité, son pouvoir sur soi-même et sur autrui. Nous assistons à une sacralisation ou, du moins, à une consolidation du moi. La mort ou plutôt le statut posthume rend le sujet d'outre-tombe capable d'assurer aux proches une présence bienfaisante, une assistance efficace ou une surveillance étroite. Elle l'investit d'une autorité morale qui l'habilite à donner des conseils, à imposer des ordres ou à signifier des interdits.

À l'instar d'Antigone*, une fille de 23 ans veut être entière, vivre toute sa vie et suivre ses impulsions, sans rien céder aux conventions et aux normes sociales. Elle veut connaître la certitude intégrale sans concession. Le monde des adultes baignant dans les compromis et les contradictions est pour elle un monde morcelé et désordonné. La beauté, qui est harmonie dans l'ordre, en est absente. C'est un monde laid parce qu'il ne permet pas l'adhésion entière de l'esprit à la totalité des objets. Tout projet y est partiel et amputé de sa force. Fixation au monde des certitudes infantiles et peur des désillusions ou accès à un niveau supérieur d'auto-évolution par la recherche d'expériences comblantes? C'est difficile à trancher. Devant l'alternative: mourir «petite» et entière ou vivre dans la duplicité dans la cour des «grands», la nouvelle Antigone opte pour la mort sauvegardant ainsi l'unité de son être:

«Antigone, la belle et folle Antigone, entière, veut vivre selon ses envies, ses impulsions, sans tenter de «comprendre» comme les "grands" ou de faire des "concessions", des choses qu'elle ne désire pas faire. Elle voudrait être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand elle était petite - ou mourir - Être adulte: désillusions, responsabilités... Antigone choisit la mort plutôt que de vivre dans le monde qu'elle trouve laid. - Moi aussi. [K/25]

D'autres lettres n'ont peut-être pas la même richesse de langage et de style, mais elles manifestent cependant ce même désir d'auto-accomplissement ou de restitution d'une intégrité perdue: «Et si Dieu le veut, je vais pouvoir te parler comme un être humain et non pas comme un malade.» [B/1]

Celui qui veille ne dort pas. Veiller est l'opposé de dormir, c' est demeurer volontairement occupé pendant le temps qui est normalement consacré au sommeil. Contrairement à des suicidants qui préfèrent le repos et la paix, certains suicidants en éveil exercent un rôle de vigilance ou d'assistance à l'égard d'autrui:

«Dans l'au-delà je serai toujours près de toi, jour et nuit pour t'aimer et t'épauler. [...] Quand tu auras des problèmes, essaie de rentrer en communication avec moi et d'en haut, je pourrai peut-être t'aider.»[G/33]

«Si je peux, de l'autre côté, je t'aiderai.» [J/62]

«Je te dis .. salut» car ce n'est ni un «adieu*» ni un «au revoir». Je veillerai sur vous d'en haut avec grand'maman.» [K/02]

«Où je serai je pourrai vous voir, vous entendre, vous garder et vous aimer encore plus sans vous faire mal.» (E/08]

«Je ne sais pas s'il y a une vie après la mort, mais s'il y en a une, je deviendrai un esprit et je redescendrai pour veiller sur les enfants.» [K/02]

Dans les segments ci-dessus et, en particulier, dans le dernier, observons d'abord le conditionnel: «s'il y a une autre vie après la mort» et puis la spatialité du monde transcendental qui est situé «de l'autre côté» et d'où on «redescend» pour prodiguer son aide «d'en haut». La personne jouit donc d'un statut privilégié et domine son entourage. Être spirituel et transfiguré («esprit»), elle n'est plus soumise aux limites du temps («toujours» - «Jour et nuit») et aux entraves de l'espace («près de toi»). Cependant, en intervenant dans ce monde, elle interfère dans l'histoire*.

Sur l'air de la chanson «Un canadien errant», un suicidant souffrant d'un sentiment d'exclusion* compose un poème: «un moniteur errant», traqué par un entourage qui n'a pas su le comprendre ni l'estimer, chassé hors du camp par des êtres malveillants, il veut revenir et «être enterré au camp, sur la colline d'où il pourra voir tout ce qui s'y passe» [I/20]. La colline est l'emplacement stratégique par excellence, car elle constitue un poste d'observation naturel qui lui permet de reprendre, mieux que jamais, ses fonctions de moniteur et d'exercer une surveillance à toute épreuve.

Assumant une position de premier choix, le suicidé est investi d'un pouvoir posthume qui l'habilite à prodiguer des conseils, à rappeler leurs engagements aux destinataires de la lettre et à imposer des responsabilités. Il s'adresse d'ailleurs assez souvent à ses proches sur un ton très moralisateur:

«N'oublie pas que tu m'as bien promis de faire une bonne petite fille bien sage et de toujours écouter ta bonne maman. [A/O3]

«Papa, je te demande un dernier service, je t'en supplie, n'essaie pas d'oublier mon départ dans la boisson, fais-ça pour moi.» [I/16]

«Si j'avais un peu d'importance dans votre vie, réalisez tout cela: Vivez et soyez heureux. Si vous réussissez je saurai que j'aurai au moins réussi une chose dans ma vie.» [I/03]

Remarquons d'abord dans ce dernier segment la recherche d'une position privilégiée vis-à-vis de ses proches [«si j'avais un peu d'importance»] qui l'habilite à faire des recommandations. «Vivez et soyez heureux», voilà deux devoirs qu'il n'a pu réaliser lui-même durant son existence. Il les réussira après sa mort, par procuration, grâce à ses proches à qui il donne ses ordres. Dans la même veine, il adresse à ses parents une page entière de conseils au sujet de la bonne façon d'éduquer des enfants. Il termine sa lettre par trois verbes caractéristiques du dialogue: ÉCOUTER, DISCUTER, ÉCHANGER (en majuscules dans le texte)

Jusqu'à maintenant incapable d'assumer pleinement ses responsabilités à l'égard de sa fille qu'elle dit aimer sans doute avec raison, une jeune maman de 19 ans décide de mourir. Sa décision et la mort qui suivra la mettront dans une position de pouvoir. Elle chargera sa propre mère de l'éducation de son enfant et exprimera en même temps un certain souci et une vigilance concernant l'avenir de son enfant:

«J'espère que tu seras assez forte pour continuer ta vie et surtout aider P...le plus possible [ ... ]. Contrairement à ce que tu as pensé, j'aime beaucoup P..., plus que tout au monde mais c'est moi que je n'avais pas le sens des responsabilités. Je te demande de toujours l'aider du mieux que tu peux. Je l'aime beaucoup. Essaie d'en faire quelqu'un de bien.» ({K/02]

La perspective de sa mort imminente donne à un garçon de 16 ans le sentiment d'accomplir un exploit et d'accéder ainsi à une gloire [«je suis Glorieux»] qui l'autorise à offrir son aide à ses proches et à ses éducateurs, à leur prêcher la morale, à leur donner des ordres, à leur signifier des interdictions et à les menacer de sanctions:

«Peut-être pourrai-je vous aider sans que vous le sachiez. [...] Rencontrez vous tous .... et acceptez-vous comme vous êtes ... Même si quelques fois vous avez des petits accrochages essayez de les franchir avec le plus d'aisance possible.
Écoute moi bien, je t'ordonne [il s'adresse à sa sœur] de devenir un jour quelqu'un de bien et non une salope et dévergondée ... Fais tout ce que Papa et Maman te diront et tu verras que tu iras droitement sur le chemin de la vie ... Ne te laisse pas emballer par de belles promesses qui ne tiendront qu'au bout d'un fil... N'essaie jamais de me tromper, car je serai capable de te l'en empêcher.»[B/02]

Son discours triomphaliste et moralisateur verse dans l'arrogance lorsque le garçon, lui-même incapable de continuer sa vie, ordonne à sa petite soeur d'aller «droitement sur le chemin de la vie». Il s'approprie le pouvoir quasi divin d'interdire le mal qui prend figure féminine «salope» - «dévergondée» et le touche personnellement comme victime* (il a été «trompé» par une autre femme). Le mal, c'est à lui qu'on le fait et il enlève à sa petite soeur non seulement le droit , mais aussi la possibilité de le déjouer. Cet adolescent si vulnérable à l'égard de la femme prend sur elle une revanche posthume. Se revêtant d'une inviolabilité toute-puissante, il n'aura plus de repos, mais il veillera pour empêcher le mal de se reproduire.

Cette même force souveraine semble habiter un autre garçon de 15 ans [I/05] qui exhorte ses copains à aller «mener le diable» au centre d'achat. Même si physiquement il est absent, il sera proche d'eux par sa solidarité. Son alliance avec eux n'étant pas rompue, il étend, au-delà de la mort, son pouvoir de perturber l'ordre public par leur intermédiaire.

Le vouloir posthume de poursuivre des desseins malveillants se vérifie dans d'autres lettres. Au lieu d'excuser les destinataires, leurs auteurs accusent et cherchent à maintenir autrui dans un état permanent de mauvaise conscience. Ils présentent leur suicide comme une mort volontaire perpétrée par autrui:

«Je te demande de téléphoner à ... pour lui dire où je suis. Si tu veux, prends des photos dans la tombe. Comme ça, il l'aura sur la conscience toute sa vie.» [K/02]

«Toi qui m'as fait passer pour une folle, fourre-toi avec ta catin, tu l'auras sur la conscience le reste de ta vie.» [K/03]

«Puisses tu porter le reste de tes jours ce que ton orgueil a causé .. Ceci va être lourd à porter sur tes épaules.» [G/J4]

«Il faut me jurer que vous ferez part à sa mère ... qu'elle est la seule responsable de ma mort et qu'elle peut se féliciter.» [G/02]

Ce redoutable pouvoir d'incrimination posthume constitue une forme d'agression à l'endroit des destinataires ou de l'entourage. Il est reçu très négativement par les personnes affectées par cette haine. Ici se pose avec acuité tout le problème de la thérapie des personnes endeuillées, plus particulièrement dans la maîtrise des sentiments de culpabilité* liés à cette vengeance posthume de leurs proches. La recherche d'un niveau supérieur d'évolution et d'accomplissement personnel, exprimée par d'autres suicidants, n'a pas ce caractère pénalisant. L'expression du désir d'une plus grande proximité et la promesse d'une aide morale est de nature à réconforter les personnes en deuil*.

Conclusion
L'examen interne des lettres nous apprend que le moi posthume est une création littéraire par laquelle l'auteur anticipe son existence après la mort. Il fait savoir aux destinataires comment il se perçoit et comment il veut être perçu, une fois décédé. Le suicidant présente sa mort volontaire comme une voie de salut au milieu de la détresse. Ce salut peut prendre plusieurs formes: paix ou plénitude, béatitude ou puissance. Il est le fruit d'une conviction très tenace et très répandue dans la culture occidentale, celle de la permanence du moi qui ne périt pas avec la mort.

Si l'on accorde foi aux lettres, par la mort, le sujet peut subir une modification salutaire selon deux modalités: la virtualisation ou l'actualisation. La virtualisation du sujet est symbolisée par la figure du sommeil. Elle signifie la cessation de toute douleur ou de toute activité, l'entrée dans le repos ou dans la paix, la fusion avec le tout ou l'effacement dans l'oubli. La virtualisation la plus radicale est celle de l'extinction du moi ou de sa disparition dans le néant. Dans ce cas, il n'y a plus question de permanence du moi, car le moi est aboli.

L'actualisation du sujet prend une forme passive lorsque l'existence du sujet est uniquement activée dans la mémoire ou l'amour d'autrui. Le sujet ne dort plus, mais il ressuscite dans la conscience d'autrui. L'actualisation est active, si le sujet est perçu comme opérant lui-même des relations de proximité et d'amour avec les proches décédés et vivants. Elle est agressive, lorsque le sujet impose et contrôle ses propres décrets. Le sujet n'est plus mort. Il est non seulement en éveil, mais performant. Nous observons ainsi chez certains suicidants, auteurs d'une lettre d'adieu, un déni de la mort. L'espoir ou la conviction d'une victoire ultime sur la mort tendent à rendre le suicide moins cruel et moins destructeur, plus acceptable et recevable auprès des destinataires de leur message, car les liens avec les survivants ne se seront pas rompus, bien au contraire, ils existeront au-delà de la mort.

Les représentations du moi posthume ne nous informent que très peu sur les causes biologiques, psychologiques ou sociales du suicide. Tel n'est pas le but de l'examen interne des lettres d'adieu des suicidés, car il n'est pas conçu comme une étude à caractère étiologique, mais davantage une recherche de type herméneutique et axiologique. Les images du moi posthume que les suicidants développent dans leurs écrits contribuent à la connaissance des significations et des valeurs dont ils cherchent à investir leur geste. Par ce biais, nous avons accès au profil spirituel et moral des suicidants dans leur processus suicidaire. Dans la mesure où les intervenants pourront se familiariser avec les divers aspects de l'imaginaire des personnes qui ont complété leur suicide, ils auront sans doute plus de chances à mieux structurer leurs attitudes et leurs interventions auprès de personnes aux idéations ou aux tentatives suicidaires.

Éric Volant, 1990.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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