L'Encyclopédie sur la mort


Le dernier jour d'un condamné

Victor Hugo

Nous présentons ci-dessous deux extraits de la préface et des fragments de ces «feuilles», comme Victor Hugo les appellait, composées du début jusqu'à la fin à la première personne: «Je», par exemple: «Je me suis dit», «Ce que j'écris», etc. En effet, la forme littéraire adoptée est celle d'un journal où le condamné inscrit les événements qui parcourent ses dernières heures tragiques. Il y fait part de ses peurs et de ses attentes, de ses désespoirs et de ses rêves. Il observe le comportement des autorités et des gardiens, du prêtre et du médecin. Il dévoile ses propres sentiments à l'égard de tous ceux qu'il rencontre sur son chemin dans le couloir de la mort, même de la petite Marie, sa fille adorée qui ne le reconnaît plus: «Mon père est mort», dit-elle. Dans la préface, Victor Hugo affirme ouvertement que «Le Dernier Jour d'un condamné n'est autre chose qu'un plaidoyer, direct ou indirect, comme on voudra, pour l'abolition de la peine de mort*.»

Préface
«Il n'y avait en tête des premières éditions de cet ouvrage, publié d'abord sans nom d'auteur, que les quelques lignes qu'on va lire : "Il y a deux manières de se rendre compte de l'existence de ce livre. Ou il y a eu, en effet, une liasse de papiers jaunes et inégaux sur lesquels on a trouvé enregistrées une à une, les dernières pensées d'un misérable; ou il s'est rencontré un homme, un rêveur occupé à observer la nature au profit de l'art, un philosophe, un poète, que sais-je?
dont cette idée a été la fantaisie, qui l'a prise ou plutôt s'est laissé prendre par elle, et n'a pu s'en débarrasser qu'en la jetant dans un livre. De ces deux explications, le lecteur choisira celle qu'il voudra."

Comme on le voit, à l'époque où ce livre fut publié, l'auteur ne jugea pas à propos de dire dès lors toute sa pensée. Il aima mieux attendre qu'elle fût comprise et voir si elle le serait. Elle l'a été. L'auteur aujourd'hui peut démasquer l'idée politique, l'idée sociale, qu'il avait voulu populariser sous cette innocente et candide forme littéraire.Il déclare donc, ou plutôt il avoue hautement que Le Dernier Jour d'un condamné n'est autre chose qu'un plaidoyer, direct ou indirect, comme on voudra, pour l'abolition de la peine de mort.

[…]

Et l'ordre ne disparaîtra pas avec le bourreau; ne le croyez point. La voûte de la société future ne croulera pas pour n'avoir point cette clef hideuse. La civilisation n'est autre chose qu'une série de transformations successives. À quoi donc allez-vous assister? à la transformation de la pénalité. La douce loi du Christ pénétrera enfin le code et rayonnera à travers. On regardera le crime comme une maladie, et cette maladie aura ses médecins qui remplaceront vos juges, ses hôpitaux
qui remplaceront vos bagnes. La liberté* et la santé se ressembleront. On versera le baume et l'huile où l'on appliquait le fer et le feu. On traitera par la charité ce mal qu'on traitait par la colère. Ce sera simple et sublime. La croix substituée au gibet. Voilà tout.» (15 mars 1832, VICTOR HUGO)

Récit

VI


Je me suis dit :

- Puisque j'ai le moyen d'écrire, pourquoi ne le ferais-je pas? Mais quoi écrire? Pris entre quatre murailles de pierre nue et
froide, sans liberté pour mes pas, sans horizon pour mes yeux, pour unique distraction machinalement occupé tout le jour à
suivre la marche lente de ce carré blanchâtre que le judas de ma porte découpe vis-à-vis sur le mur sombre, et, comme je le disais tout à l'heure, seul à seul avec une idée, une idée de crime et de châtiment, de meurtre et de mort! Est-ce que je puis avoir quelque chose à dire, moi qui n'ai plus rien à faire dans ce monde? Et que trouverai-je dans ce cerveau flétri et vide qui vaille la peine d'être écrit?

Pourquoi non? Si tout, autour de moi, est monotone et décoloré, n'y a-t-il pas en moi une tempête, une lutte, une tragédie?
Cette idée fixe qui me possède ne se présente-t-elle pas à moi à chaque heure, à chaque instant, sous une nouvelle forme, toujours plus hideuse et plus ensanglantée à mesure que le terme approche? Pourquoi n'essaierais-je pas de me dire à moi-même tout ce que j'éprouve de violent et d'inconnu dans la situation abandonnée où me voilà? Certes, la matière est riche; et, si abrégée que soit ma vie, il y aura bien encore dans les angoisses, dans les terreurs, dans les tortures qui la rempliront, de cette heure à la dernière, de quoi user cette plume et tarir cet encrier.

- D'ailleurs, ces angoisses, le seul moyen d'en moins souffrir, c'est de les observer, et les peindre m'en distraira.

Et puis, ce que j'écrirai ainsi ne sera peut-être pas inutile. Ce journal de mes souffrances, heure par heure, minute par minute, supplice par supplice, si j'ai la force de le mener jusqu'au moment où il me sera physiquement impossible de continuer, cette histoire, nécessairement inachevée, mais aussi complète que possible, de mes sensations, ne portera-t-elle point avec elle un grand et profond enseignement? N'y aura-t-il pas dans ce procès-verbal de la pensée agonisante, dans cette progression toujours croissante de douleurs, dans cette espèce d'autopsie intellectuelle d'un condamné, plus d'une leçon pour ceux qui condamnent? Peut-être cette lecture leur rendra-t-elle la main moins légère, quand il s'agira quelque autre fois de jeter une tête qui pense, une tête d'homme, dans ce qu'ils appellent la balance de la justice? Peut-être n'ont-ils jamais réfléchi, les malheureux, à cette lente succession de tortures que renferme la formule expéditive d'un arrêt de mort? Se sont-ils jamais seulement arrêtés à cette idée poignante que dans l'homme qu'ils retranchent il y a une intelligence, une intelligence qui avait compté sur la vie, une âme qui ne s'est point disposée pour la mort? Non. Ils ne voient dans tout cela que la chute verticale d'un couteau triangulaire, et pensent sans doute que pour le condamné il n'y a rien avant, rien après.

Ces feuilles les détromperont. Publiées peut-être un jour, elles arrêteront quelques moments leur esprit sur les souffrances de l'esprit ; car ce sont celles-là qu'ils ne soupçonnent pas. Ils sont triomphants de pouvoir tuer sans presque faire souffrir le corps. Hé! c'est bien de cela qu'il s'agit ! Qu'est-ce que la douleur physique près de la douleur morale! Horreur et pitié, des lois faites ainsi! Un jour viendra, et peut-être ces Mémoires, derniers confidents d'un misérable, y auront-ils contribué... À moins qu'après ma mort le vent ne joue dans le préau avec ces morceaux de papier souillés de boue, ou qu'ils n'aillent
pourrir à la pluie, collés en étoiles à la vitre cassée d'un guichetier..

36
VII
Que ce que j'écris ici puisse être un jour utile à d'autres, que cela arrête le juge prêt à juger, que cela sauve des malheureux, innocents ou coupables, de l'agonie à laquelle je suis condamné, pourquoi? à quoi bon? qu'importe? Quand ma tête aura été coupée, qu'est-ce que cela me fait qu'on en coupe d'autres? Est-ce que vraiment j'ai pu penser ces folies ? Jeter bas l'échafaud après que j'y aurai monté! je vous demande un peu ce qui m'en reviendra. Quoi! le soleil, le printemps, les champs pleins de fleurs, les oiseaux qui s'éveillent le matin, les nuages, les arbres, la nature, la liberté, la vie, tout cela n'est plus à moi! Ah! c'est moi qu'il faudrait sauver ! - Est-il bien vrai que cela ne se peut, qu'il faudra mourir demain, aujourd'hui peut-être, que cela est ainsi? Ô Dieu! l'horrible idée à se briser la tête au mur de son cachot!.

XXXIX
Ils disent que ce n'est rien, qu'on ne souffre pas, que c'est une fin douce, que la mort de cette façon est bien simplifiée. Eh! qu'est-ce donc que cette agonie de six semaines et ce râle de tout un jour? Qu'est-ce que les angoisses de cette journée
irréparable, qui s'écoule si lentement et si vite? Qu'est-ce que cette échelle de tortures qui aboutit à l'échafaud? Apparemment ce n'est pas là souffrir. Ne sont-ce pas les mêmes convulsions, que le sang s'épuise goutte à goutte, ou que l'intelligence s'éteigne pensée à pensée? Et puis, on ne souffre pas, en sont-ils sûrs? Qui le leur a dit ? Conte-t-on que jamais une tête coupée se soit dressée sanglante au bord du panier, et qu'elle ait crié au peuple : Cela ne fait pas de mal!

Y a-t-il des morts de leur façon qui soient venus les remercier et leur dire : C'est bien inventé. Tenez-vous-en là. La mécanique est bonne. Est-ce Robespierre? Est-ce Louis XVI?... Non, rien! moins qu'une minute, moins qu'une seconde, et la chose est faite.

- Se sont-ils jamais mis, seulement en pensée, à la place de celui qui est là, au moment où le lourd tranchant qui tombe mord la chair, rompt les nerfs, brise les vertèbres... Mais quoi! une demi-seconde! la douleur est escamotée... Horreur!

[…]

118
Le premier, le plus grand, le plus vieux, était gras et avait la face rouge. Il portait une redingote et un chapeau à trois cornes
déformé. C'était lui. C'était le bourreau, le valet de la guillotine. Les deux autres étaient ses valets, à lui. À peine assis, les deux autres se sont approchés de moi, par derrière, comme des chats; puis tout à coup j'ai senti un froid d'acier dans mes cheveux et les ciseaux ont grincé à mes oreilles. Mes cheveux, coupés au hasard, tombaient par mèches sur mes épaules, et l'homme au chapeau à trois cornes les époussetait doucement avec sa grosse main.

Autour, on parlait à voix basse. Il y avait un grand bruit au-dehors, comme un frémissement qui ondulait dans l'air. J'ai cru d'abord que c'était la rivière; mais, à des rires qui éclataient, j'ai reconnu que c'était la foule. Un jeune homme, près de la fenêtre, qui écrivait, avec un crayon, sur un portefeuille, a demandé à un des guichetiers comment s'appelait ce qu'on faisait là.

- La toilette du condamné, a répondu l'autre.

J'ai compris que cela serait demain dans le journal.

Tout à coup l'un des valets m'a enlevé ma veste, et l'autre a pris mes deux mains qui pendaient, les a ramenées derrière mon dos, et j'ai senti les noeuds d'une corde se rouler lentement autour de mes poignets rapprochés. En même temps, l'autre détachait ma cravate. Ma chemise de batiste, seul lambeau qui me restât du moi d'autrefois, l'a fait en quelque sorte hésiter un moment; puis il s'est mis à en couper le col. À cette précaution horrible, au saisissement de l'acier qui touchait
mon cou, mes coudes ont tressailli, et j'ai laissé échapper un rugissement étouffé. La main de l'exécuteur a tremblé.

-Monsieur, m'a-t-il dit, pardon! Est-ce que je vous ai fait mal ?

Ces bourreaux sont des hommes très doux.

La foule hurlait plus haut au-dehors. Le gros homme au visage bourgeonné m'a offert à respirer un mouchoir imbibé de vinaigre.

-Merci, lui ai-je dit de la voix la plus forte que j'ai pu, c'est inutile; je me trouve bien..

[…]

122
Dans le tumulte qui m'enveloppait, je ne distinguais plus les cris de pitié des cris de joie, les rires des plaintes, les voix du
bruit; tout cela était une rumeur qui résonnait dans ma tête comme dans un écho de cuivre. Mes yeux lisaient machinalement les enseignes des boutiques. Une fois, l'étrange curiosité me prit de tourner la tête et de regarder vers quoi j'avançais. C'était une dernière bravade de l'intelligence. Mais le corps ne voulut pas; ma nuque resta paralysée et d'avance comme morte.

J'entrevis seulement de côté, à ma gauche, au-delà de la rivière, la tour de Notre-Dame, qui, vue de là, cache l'autre.
C'est celle où est le drapeau. Il y avait beaucoup de monde, et qui devait bien voir. Et la charrette allait, allait, et les boutiques passaient, et les enseignes se succédaient, écrites, peintes, dorées, et la populace riait et trépignait dans la boue, et je me laissais aller, comme à leurs rêves ceux qui sont endormis.

Tout à coup la série des boutiques qui occupait mes yeux s'est coupée à l'angle d'une place; la voix de la foule est devenue plus vaste, plus glapissante, plus joyeuse encore; la charrette s'est arrêtée subitement, et j'ai failli tomber la face sur les planches. Le prêtre m'a soutenu.

- Courage! a-t-il murmuré.

- Alors on a apporté une échelle à l'arrière de la charrette; il m'a donné le bras, je suis descendu, puis j'ai fait un pas, puis je me suis retourné pour en faire un autre, et je n'ai pu. Entre les deux lanternes du quai, j'avais vu une chose sinistre. Oh! c'était la réalité! Je me suis arrêté, comme chancelant déjà du coup.

- J'ai une dernière déclaration à faire! ai-je crié faiblement. On m'a monté ici. J'ai demandé qu'on me laissât écrire mes dernières volontés.

Ils m'ont délié les mains, mais la corde est ici, toute prête, et le reste est en bas.

123
XLIX
Un juge, un commissaire, un magistrat, je ne sais de quelle espèce, vient de venir. Je lui ai demandé ma grâce en joignant les deux mains et en me traînant sur les deux genoux. Il m'a répondu, en souriant fatalement, si c'est là tout ce que j'avais à
lui dire.

- Ma grâce! ma grâce! ai-je répété, ou, par pitié, cinq minutes encore!

Qui sait? elle viendra peut-être! Cela est si horrible, à mon âge, de mourir ainsi! Des grâces qui arrivent au dernier moment,
on l'a vu souvent. Et à qui fera-t-on grâce, monsieur, si ce n'est à moi ?

Cet exécrable bourreau! il s'est approché du juge pour lui dire que l'exécution devait être faite à une certaine heure, que cette
heure approchait, qu'il était responsable, que d'ailleurs il pleut, et que cela risque de se rouiller.

- Eh, par pitié! une minute pour attendre ma grâce! ou je me défends! je mords!

Le juge et le bourreau sont sortis. Je suis seul.

- Seul avec deux gendarmes. Oh! l'horrible peuple avec ses cris d'hyène.

- Qui sait si je ne lui échapperai pas? si je ne serai pas sauvé? si ma grâce?... Il est impossible qu'on ne me fasse pas grâce! Ah! les misérables! il me semble qu'on monte l'escalier... QUATRE HEURES

[fin]




Source : texte intégral
http://www.poesies.net/hugo.html
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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