L'Encyclopédie sur la mort


Artémis et Hippolyte

Jean-Pierre Vernant

Dans Hippolyte (Tragédies grecques I, Paris, Charpentier, 1842 ) Euripide a mis en scène «le lien direct de l'intimité affectueuse qui peuvent unir une divinité grecque et son fidèle. Cependant, même dans ce cas, les rapports de l'homme et de la déesse nous ont paru s'inscrire dans un cadre qui excluait par avance certaines dimensions essentielles de la personne. [...] Un des aspects du tragique grec est cette solitude où l'homme se trouve face à la mort et, plus généralement, devant tout ce qui marque l'existence humaine du sceau de la privation, du non-être. Au coeur de ses échecs, de ses épreuves, au seuil de la mort, l'homme se sent sous le regard d'un divin [ici en l'occurrence Artémis (Diane)] qui se définit par sa parfaite plénitude d'être, sans relation, sans participation possible avec le monde de la «passion». De sorte que toute destinée humaine peut être envisagée en même temps suivant deux perspectives opposées: du point de vue de l'homme, comme drame, et, du point de vue des dieux, comme spectacle lointain, futilité.» (J.-P. Vernant, op. cit., p. 85 et n. 17)

Pour le texte français de Hippolyte, la tragédie d'Euripide:
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mgr2.free.frDans la dévotion exclusive que le jeune homme voue à Artémis*, il y a un élément personnel d'affection auquel la déesse, de son côté, ne manque pas de répondre. Entre la divinité et son adorateur se sont noués des liens d'amitié, philia, une intimité passionnée, ômilia, un constant commerce, exprimé par le verbe suneînai. Invisible comme le sont les dieux, Artémis n'en est pas moins présente aux côtés d'Hippolyte, il entend sa voix, il lui parle, elle lui répond. Mais le poète prend soin de souligner ce que comporte d'étrange et d'insolite ce type de rapports avec le divin. Sa familiarité même à l'égard d'une déesse fait d'Hippolyte un cas: «Seul entre les mortels, déclare-t-il à Artémis, j'ai le privilège de vivre à tes côtés et de converser avec toi» (11). Ce privilège ne va pas sans dangers. II implique dans la conduite et le mode de vie une singularité orgueilleuse qu'un Grec ne saurait voir d'un bon œil et que Thésée assimilera sans peine aux excentricités des sectateurs d'Orphée (12). Hippolyte se veut pur, mais d'une pureté à la mesure d'un dieu plus qu'à celle d'un homme. Vertu trop haute et trop tendue qui croit pouvoir refuser et mépriser toute une part de ce qui constitue la nature humaine (13). Une remarque de Thésée souligne la portée du conflit qui oppose la piété grecque ordinaire à l'inspiration religieuse d'Hippolyte, - non que la première ait ignoré la seconde; elle l'a connue, mais comme une tentation à laquelle elle se refusait et qui n'a pu se satisfaire que dans les sectes, ou se transposer dans la philosophie. Au vers 1080, Thésée fait reproche à son fils de pratiquer une askysis qui tourne le dos à la piété véritable, laquelle est soumission à l'ordre traditionnel des valeurs, spécialement pour un fils le respect des parents. Il note à cette occasion que cette ascèse* excessive et forcée, instrument selon Hippolyte de son intimité avec le divin, n'a pas en réalité d'autre objet que de se rendre un culte à soi-même: sauton sébein. Dans l'attitude religieuse de son fils, l'aspect personnel comporte nécessairement pour Thésée un élément d'hubris. De fait c'est bien cette démesure qu'à travers le ressentiment d'Aphrodite offensée le courroux divin châtiera (14). Quelque familier qu'Hippolyte ait pu se prétendre avec la déesse, le dernier mot du drame est pour maintenir et proclamer la distance entre les dieux et les hommes. On vient de ramener Hippolyte meurtri et sanglant; il voit s'ouvrir devant lui les portes de l'Hadès*. Tout à coup Artémis apparaît à ses côtés. Le jeune homme la reconnaît, il engage avec elle un dernier dialogue, affectueux, passionné: «0 maîtresse, vois-tu mon état misérable?». Que répond la déesse? «Je vois; mais à mes yeux sont interdits les pleurs (15).» Où Thémis: il serait contraire à l'ordre que des yeux divins pleurent pour les misères des mortels. Bientôt la déesse quitte Hippolyte; elle l'abandonne face à la mort: elle n'a pas le droit de souiller son regard au spectacle d'un moribond ou d'un cadavre (16). Ainsi, au moment où Hippolyte aurait plus que jamais besoin à ses côtés d'une présence divine, Artémis s'éloigne, elle se retire dans cet univers divin qui ignore tout des réalités trop humaines de la souffrance, de la maladie et de la mort. S'il existe une intimité, une communion avec le dieu, elles ne sauraient se situer sur le plan de ce qui constitue pour l'individu son destin personnel, son statut d'homme. A l'heure décisive, ce n'est pas Artémis, c'est Thésée, - un Thésée repentant, pardonné -, qui soutiendra la tête d'Hippolyte et qui recueillera son dernier soupir.

Notes
10. On se se référera à l'analyse de A. J. Festugière, Personal religious among the Greeks. Sather classical, Lectures 26, Berkeley and Los Angeles, 1954; cf aussi André Bonnard, La tragédie et l'homme, 1951, p. 153-187.
11. Euripide, Hippolyle, vers 84.
12. Ib .vers 952-4.
13. Sur l'assurance d'Hippolyte, l'affirmation tranchante de sa supériorité ou même de sa perfection, cf. v. 654 sq., 995, 1007, 1365 ... La vertu juvénile par excellence, l'Aidôs qu'incarne Hippolyte, se transforme en lui, par excès, en son contraire, la morgue: to semnon; cf vers 93 et 1064.
14. Cf. dès le début de la tragédie, les vers 10-21, prononcés par Aphrodite, et au point culminant du drame, quand Phèdre prend la résolution de se tuer et de perdre Hippolyte, les vers 730-731.
15. Ib., vers 1390.
16. Ib., vers 1437 et suivantes.

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Mythologie gréco-romaine «Artémis ou Diane»
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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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