Trump contre la science

Nicole Morgan

Où il est montré que le mépris de la science a été savamment construit par les républicains

À Carson city hier soir, sous les applaudissements d'une foule délirante, Donald Trump a brandi la menace suprême : si vous élisez Joe Biden, la science va passer au pouvoir..

Et ce fut l’agitation usuelle du chœur des indignés pensants dans la lignée de l'interrogation superbement ironique de Montesquieu : comment peut-on être Persan? Faut-il que le président soit fou pour être aussi ouvertement anti science, dit-on? Fou, il l’est. Un des articles les plus clair que j’ai lu qui décrit sa condition- laquelle empire -- a été publié il y a deux ans.

Mais là n'est pas la question et ne nous laissons pas captiver par le message qu'il donne, bref par le spectacle sous le chapiteau. Le président est fou mais le sentiment anti science a été construit savamment pendant les années qui ont précédé son entrée sur la piste. Juste avant la réélection d’Obama, en 2011, Paul Krugman, désemparé avait déjà avoué son désarroi et son inquiétude dans un article paru dans le New York Times : « Aujourd’hui, nous ne savons pas qui va gagner l'élection présidentielle de l'an prochain. Mais les chances sont que l'une de ces années, le plus grand pays du monde va se trouver gouverné par un parti qui est agressivement anti-science, anti-savoir. Et, dans un moment de graves difficultés – environnementales, économiques, et autres – c’est une perspective terrifiante. »

L'ironie apparente est qu’on avait compris que les Républicains-ultra qui finançaient le mouvement étaient des croyants – je dirais fanatiques- en la science. Mais une seule : cette pseudo science que l'on appelle l’économie, transformée en un dogme du laissez faire autour d'une loi : celle du marché. Il faut relire l’analyse d’Harvey Cox sur le marché déifié pour bien comprendre la force de cette nouvelle idéologie qui ne dit pas son nom [1]

L’économisme croit en la science, aux technologies et en leur enseignement. Les Chicago Boys de l'École d'Économie de Chicago ont reçu maints prix (dont le Nobel) pour leurs recherches de macro économie qui prouveraient que le laissez-faire et la croissance résoudront tous les maux de la terre.

Or le laisser-aller ne supporte pas le mot « limite » et tous les discours sur le réchauffement planétaire, l’effet de serre, la perte de la nappe phréatique, les effets de la fracturation hydraulique, bref de tout ce qui freinerait la croissance. Le mouvement écologique prenant de l'ampleur, les idéologues du marché prirent les devants. J’ai documenté comment, dès les années 60, Ayn Rand l'égérie du marché avait jeté l'anathème sur ce mouvement rétrograde.  Elle était un peu violente (sinon très) dans ses harangues (Donald Trump n'a rien inventé) et la très académique École de Chicago eut recours à des philosophes moins criards pour semer le doute sur la science de l’environnement.

C’est biscornu, je le reconnais, mais en suivant donations, bourses d’études et autres mannes associatives, on voit mieux toutes les poulies, cordes et ficelles du grand cirque de la magie.

La mission : jeter le doute sur la science en général lorsque cela est possible, puis faire peser la logique de la preuve (ou absence de preuve) sur l'environnementalisme.

Et c'est ainsi que les regards se tournèrent sur Darwin et sa théorie sur l’évolution. Cerise sur le gâteau était l'adhésion de tous les groupes religieux qui voyaient en Darwin un suppôt de Satan.  Le mouvement dit créationniste est aux États-Unis beaucoup plus vigoureux qu'on ne le pense. Le mouvement Jeune-Terre  affirme que la Terre a été créée en six jours par Dieu, il y a environ 6 000 ans, que l’évolution des espèces est un mythe, qu’Adam et Ève ont littéralement vécu et péché dans le jardin d’Eden, et que les fossiles retrouvés sont des objets créés par Dieu ou par le Diable pour tromper les êtres humains. Il est associé à un autre mouvement qui affirme que la terre est plate selon une interprétation de la Bible. Pour la Flat Earth Society, la NASA, acoquinée avec les compagnies d’aviation, fait partie d'un vaste complot anti-Bible. Selon eux tout le monde sait que l'alunissage fut filmé sur un plateau d’Hollywood.  

Les fous du marché ne sont pas si fous et les compagnies d'aviation sont trop importantes pour eux. Ils ont donc encouragé et financé une autre forme de créationnisme : celle du « dessein intelligent ». C'est, disent-ils, une « théorie scientifique » dont les conclusions sont aussi valides que celles du darwinisme. Une des grandes théories scientifiques ainsi mise en doute, on pourra allégrement passer au même crible de la pensée bien d’autres méta-théories, telles celles de l’environnement. Il fallait y penser.

Le dessein intelligent (intelligent design), c’est du créationnisme « affublé d'un costume bon marché », selon le biologiste britannique Richard Dawkins. De fait, il repose sur l'hypothèse selon laquelle « certaines observations de l’univers et du monde du vivant sont mieux expliquées par une cause intelligente que par des processus non dirigés tels que la sélection naturelle ». Le dessein intelligent ne s’applique qu’au domaine de la biologie, et ne traite pas de l'origine de l'univers. Il se distingue du créationnisme en acceptant un univers âgé de plus de 13 milliards d'années et la théorie du Big Bang. Il ne se prononce pas sur Dieu mais rejette le mécanisme de mutation aléatoire couplé à une sélection naturelle comme moteur de l'apparition de nouvelles espèces. Ses adeptes citent volontiers Socrate, Platon, Aristote qui pensaient que l’apparition du monde naturel nécessitait un esprit, ou Cicéron qui voyait dans les étoiles et l'adaptation des animaux la preuve d'un dessein rationnel. Les philosophes récents ne sont pas oubliés. Dans son livre The Design Revolution, William A. Dembski va même se servir des critères développés par Karl Popper, pour jeter un doute sur le darwinisme. Ce qui ne serait sans doute pas du goût du grand épistémologue.

D'autres philosophes, bien vivants et tout heureux de ce regain d'intérêt pour la métaphysique, « offrirent » leurs services contre large rémunération. Ce fut l'un des rares moments où la lecture de la philosophie fut financée aussi généreusement. Car les fonds affluèrent. Selon Above- topsecret, un forum de discussion et de recherche sur les croyances : « Le financement de l'Institut Discovery (Centre pour la science et la culture) et les campagnes sur le dessein intelligent passent par l’Hudson Institute qui redistribue ce qui lui est donné par les grandes entreprises œuvrant en biotechnologie, génie génétique, recherches agricoles, pharmacies et autres : Monsanto, DuPont, Dow-Elanco, Sandoz,

On comprendra peut-être mieux leur enthousiasme soudain pour la philosophie à la lecture du document produit en 1988 par le Centre, The Intelligent Design Wedge Strategy : « La stratégie du dessein intelligent reformule le créationnisme, redirige l’évolution du débat et remplit plusieurs fonctions stratégiques : neutraliser les savants chrétiens qui affirment que croire en Dieu ne fait pas obstacle à l'acceptation des sciences de l’évolution ; maintenir et consolider le soutien de la droite religieuse ; créer l'illusion d'un fondement scientifique afin de contourner les lois fiscales qui interdisent l’utilisation des fonds publics pour financer des activités religieuses ; et, surtout, jeter la confusion dans l’esprit de ceux qui croiraient en une science de l’environnement et chercheraient à comprendre les effets de l'activité industrielle sur la vie de la planète et la biosphère. »

Qu’on ne s'y trompe pas, nous dit Samantha Smoot, qui dirige le Texas Freedom Network, et qui s'oppose à l’enseignement dans les écoles du dessein intelligent, il ne s'agit pas ici d'un petit groupe marginal de la droite religieuse qui ne sévit qu'au Texas. « Il s'agit d'un programme national. Mais la droite religieuse a changé de tactique. Elle se drape dans la bannière créationnisme. On a affaire maintenant à des think tanks et des informations pseudo-scientifiques dont le but est de détruire la vraie science . »

Le « dessein intelligent » rend la vie plus facile à tous ceux qui répètent que l'effet serre n’est qu’une hypothèse sinon un complot fomenté par des groupes d’intérêts. Écoutons ce que disait le gouverneur républicain du Texas, Rick Perry, à ce sujet : « Je pense qu'il y a un nombre important de scientifiques qui ont manipulé les données afin de financer leurs projets. Et je crois que chaque semaine, sinon chaque jour, des scientifiques viennent remettre en question l'hypothèse selon laquelle l'homme est responsable de l'effet de serre. »

On a oublié le « dessein intelligent », réservé d'une certaine manière à une élite intellectuelle qui pouvait comprendre le concept et qui était déjà préparée par le situationnisme qui a sévit pendant ces importantes décennies. Un démagogue absolu tel que Trump va plutôt jouer sur l’anti intellectualisme viscéral qui plombe une partie de la culture américaine, lequel est doublé d'un fanatisme religieux dont je parlerais ultérieurement.

Aujourd'hui était une simple visite en dehors du chapiteau. Le mouvement anti-science ne commence pas avec Donald Trump et ne finira pas avec lui.  Non pas qu'on va revenir à la magie.  La science va perdurer mais on risque la perte de la conscience de la science car  au sens de celui qui avait si bien compris le cirque :  François Rabelais. Et science sans conscience n'est que ruine de l'âme. Il faut donner au mot science une portée plus grande que celle qu'on lui donne aujourd’hui. Mais qu'importe, la citation est trop belle  pour l'ignorer à point nommé.

Nicole Morgan

 

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