Tyrannie

Les avatars contemporains de la tyrannie

Marc Chevrier

Pascal propose dans ses Pensées une définition de la tyrannie dont l’actualité est troublante, notamment dans les sociétés démocratiques d’aujourd’hui, où ce que Pascal nomme les ordres, soit le physique (la chair), l’esprit (la raison) ainsi que la charité (le surnaturel), tendent à être confondus grâce à la puissance conjuguée de l’opinion et de l’imagination. Un bel exemple de tyran tiré du siècle de Pascal : Arnolphe dans L’école des femmes de Molière. Son imagination l’incite à confondre les ordres pascaliens. Parce qu’il est vertueux, Arnolphe s’estime en droit de former à son image l’esprit de sa pupille Agnès et de devenir le propriétaire de son corps. Loin d’être à l’abri de ce type d’abus de pouvoir, les sociétés démocratiques contemporaines le favorisent comme le montrent les petits empires tribaux qui se multiplient dans les médias sociaux. Les plus beaux, les plus intelligents et les plus saints (vertueux) estiment être aussi les premiers dans les deux autres ordres. Qui plus est, ces sociétés suscitent de nouvelles confusions tyranniques que Pascal n’aurait pas peut-être soupçonnées, comme la confusion de l’esprit et de la charité, qui se répand dans le monde du savoir.

 

Dans les Pensées de Blaise Pascal, on trouve une définition de la tyrannie sur laquelle des philosophes se sont arrêtés, mais bien peu d’analystes de la chose publique. Elle est riche et exige un effort de réflexion qui nous fait comprendre autrement la tyrannie. Dans la tradition de la pensée politique, on la conçoit en général comme le régime de l’homme qui gouverne sans loi, suivant son simple désir, et prompt à recourir à la violence pour parvenir et se maintenir au pouvoir. Voyons comment Pascal la définit :

La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science.

            On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres.

            Ainsi ces discours sont faux et tyranniques : « Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer. Je suis… » Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : « Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas. Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas[1]. 

Dans ce fragment, Pascal sort la notion de tyrannie de son contexte habituellement politique pour considérer le rapport de l’être humain à divers domaines de réalité, le plaisir sensoriel, la force et la science, chacun entraînant un type de devoir qui lui est propre, tel aimer, craindre ou souscrire à une idée. La tyrannie intervient dès lors que si un tel possède un attribut d’un ordre en particulier, la beauté ou la force, il croit pouvoir prétendre à un autre. Je suis beau, donc on doit me prêter de la force, je suis dans le vrai, donc on doit m’aimer.

Dans un autre fragment, consécutif au premier, Pascal raffine son idée de tyrannie. Un titre révélateur coiffe ce deuxième fragment : « La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre ». Pour Pascal, la notion d’ordre est fondamentale, elle désigne un domaine de réalité régi par ses lois et ses grandeurs propres, qui est incommensurable à tout autre. Il distingue ainsi, dans un autre fragment de ses pensées, trois grands ordres, celui des choses physiques ou charnelles, celui de l’esprit et la charité, qui est surnaturelle. Ainsi, dans ce second fragment sur la tyrannie, Pascal laisse entrevoir l’état de confusion qui s’établit quand par sottise, vanité, ignorance ou présomption, on essaie d’imposer à un ordre une grandeur qui lui est étrangère :

Diverses chambres, de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux, dont chacun règne chez soi, non ailleurs, et quelquefois ils se rencontrent. Et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas la même la force. Elle ne fait rien au royaume des savants. Elle n’est maîtresse que des actions extérieures[2]. 

Autrement dit, au royaume des mathématiques, aucun brave athlétique ne peut administrer la vérité démonstrative d’un théorème, de même que dans l’arène d’un combat, nul savant n’a de quoi se défendre. Plus encore, ni le savant ni le brave n’en imposent à la sagesse de l’homme pieux ou saint.

La tyrannie surgit sitôt que les distinctions entre les ordres sont troublées. Quelle en est alors la cause principale ? Il est clair que selon Pascal, elle découle du « moi », ce moi « haïssable » qui réunit deux propriétés, deux « qualités » écrit Pascal, qui le prédisposent à la tyrannie. Tout d’abord, il incline à l’injustice, « en ce qu’il se fait centre de tout » ; ensuite, « il est incommode aux autres, en ce qu’il veut les asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres[3]. » Ce n’est toutefois pas comprendre tout à fait Pascal en s’arrêtant au moi naturellement tyrannique caché au fond de tout un chacun. On devine, à lire le mathématicien, philosophe et croyant, qu’une disposition de l’homme le pousse à nier la réalité des ordres, à les confondre ou à acquérir par l’un ce qui appartient à un autre. C’est l’imagination, « [c]ette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses » et qui « a établi dans l’homme une seconde nature[4]. » À la faveur de l’imagination, l’homme désire, se représente, ressent toutes sortes d'émotions, de notions et d’images qui le comblent, l’enchantent, le rassasient ou au contraire l’inquiètent ou le rongent. Par le travail incessant de l’imagination, il se fait des opinions qui gouvernent ses pensées et ses sentiments. « L’imagination, écrit Pascal, dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde. » Au fragment 546, Pascal nous dit que « l’empire fondé sur l’opinion et l’imagination… est doux et volontaire ». Cependant, il est sans égal à celui de la force, qui « règne toujours ». « Ainsi l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran. » On voit ici que l’imagination, qui nourrit l’opinion, voisine la tyrannie obtenue par la force.

Quel est l’intérêt de ces considérations pascaliennes pour comprendre nos sociétés contemporaines ? Sur le fond, on serait tenté de penser que rien n’a fondamentalement changé depuis Pascal, l’opinion règne en reine sur le monde, où la force, cachée ou assumée, domine toujours et où la beauté, la science et le religieux se disputent leurs propres grandeurs, plus ou moins mêlées. Cependant, ce serait une facilité que de se contenter d’une telle vue générale. Entre la société aristocratique et chrétienne de Pascal et la société démocratique et que d’aucuns disent postchrétienne ou sécularisée d’aujourd’hui s’interposent des différences de taille. Dans la société pascalienne, les beaux et les forts sont incarnés principalement par les aristocrates, qu’honore le peuple sous l’effet de son imagination et de la coutume. Il existe, si l’on peut dire, dans la société féodale, un ordre qui rend incomparables les gens de haute naissance au peuple et sépare aussi le clergé des laïcs. Dans la société démocratique, au contraire, cet ordre est dissous et remplacé par l’idée, pour une bonne part soutenue par l’imagination commune, de l’égalité, qui fait d’autrui un autre moi-même. La démocratie substitue à des humanités distinguées par le sang et la vocation surnaturelle une humanité générale qui rend tout un chacun semblable à l’autre, donc de valeur et de dignité égales. Il ne reste plus de place ni pour les vieilles prétentions aristocratiques à une quelconque supériorité innée, ni pour une réalité surnaturelle qui ponctuerait la vie sociale par ses rythmes et ses rites obligatoires et dont l’Église serait le corps visible. Le sacré n’aurait pas disparu pour autant, seulement il s'est résorbé dans l’idée d’humanité, dont découlerait, assise sur de solennels droits de l’Homme, une nature générique impartie à tout être humain, d’où qu’il vienne, où qu’il aille. Le surnaturel se réfugie alors dans l'intimité du moi et s’extériorise par la liberté religieuse.

La démocratie entretient toutefois une dynamique contradictoire. D’un côté, elle alimente une puissante recherche d’identité et de coïncidence fusionnelle avec autrui : abstraite, l’égalité juridique rassasie maigrement un moi à la recherche d’un congénère qui lui ressemble et qui, par l’effet d’une éducation et des médias de masse, s’habitue à coexister avec des pairs du même âge ou du même milieu socioprofessionnel. Vivre dans des tribus de même affinité sexuelle, idéologique ou sociale comble alors le besoin d’être avec ses « semblables », toutefois sans devoir affronter la foule anonyme des citoyens indifférenciés de la démocratie légale. De l’autre côté, l’égalité, en faisant de l’autre un être foncièrement identique, l’érige aussi en rival, en concurrent dans une lutte générale pour les bonnes places, la richesse, la considération et la popularité qu’encouragent incessamment la compétition économique du capitalisme, la lutte électorale et la course médiatique à l’audience. Dans cette dynamique mimétique d’attraction affinitaire ou de répulsion concurrentielle, les occasions, pour parler comme Pascal, de sortir de son ordre sont démultipliées. Le beau se pare de toutes les vertus, le riche se les achète toutes, et le fort, par quelque illégalité bien couverte, se vante de posséder et la beauté et la richesse. Quant au savant, parvenu au sommet de sa science, il lui arrive de poser en seigneur qui attend les hommages qui lui sont dus.

Une autre différence majeure réside dans la puissance de la technique et de la technologie qui se sont développées depuis Pascal, et même, grâce à lui, à ses inventions mathématiques. Outre le confort matériel qu’elles ont apporté à des populations grandissantes sorties de la misère et de la mortalité prématurée, la technique et la technologie ont accru considérablement la puissance imaginative dans les sociétés démocratiques. Les progrès de la science, les transports rapides par terre et par les airs et la diffusion rapide de l’information ont mis l’individu démocratique en état de s’imaginer une foule de situations, de sociétés étrangères, de réalités sociales et d’exemples de vie individuelle auxquels il peut mesurer sa propre existence, son milieu ou sa société. Les progrès de la science se sont aussi répercutés sur l’imagination littéraire, qui a créé un genre nouveau, la science-fiction, reprise par le septième art, qui anticipe des mondes à venir extravagants, mais néanmoins proches. La vie de l’homme démocratique subit aussi le battage lancinant des médias et du cinéma qui peuplent son imaginaire de personnages fantasmés et de vedettes adulées qui lui tendent le miroir d’hommes et de femmes à égaler par leur force et leur beauté, ou à admirer pour leur excentricité, dans une grande confusion de grandeurs, le beau, le riche et le fort s’entremêlant. Grâce aux médias dits « sociaux », mais en réalité « asociaux », l’accès au vedettariat s’est démocratisé et ces médias assouvissent de mille manières le désir de gloire et de vanité humaine qui conduisent les uns à se mettre narcissiquement en scène, et les autres, à communier autour d’une obsession, d’un gourou ou d’une détestation commune.

Un des ressorts de la comparaison frénétique est l’envie, qu’engendre inévitablement l’égalité démocratique qui, à mesure qu’elle gagne en stridence, accuse les inégalités de talents, de fortune, de statut et de chance que la hausse du niveau de vie n’arrive pas à niveler et que la concurrence généralisée amplifie même. À l’envie se joint la passion sombre du ressentiment, qu’entretient une rumination machinale, jalouse et plaintive contre l’insolence de la beauté, l’aplomb de la force, la brillance du savoir et promeut dans l’espace public la soif absolue de venger les injustices, les souffrances et les avanies que l’existence a infligées aux plus faibles, aux moins bien dotés par la vie, aux éclopés de la grande roue sociale. L’homme du ressentiment dénigre, déprécie, dénie aux grandeurs qui le dépassent la qualité ou la propriété qui leur est due. En cela, il est profondément tyrannique, au sens où l’entend Pascal. L’homme du ressentiment ne peut passer outre à sa propre douleur ; son malheur est l’étalon de mesure de tout, par la puissance irradiante duquel il s’emploie à saper toutes les éminences qui le surplomberaient de trop haut, dans les ordres de la force, de la beauté, du savoir, de la richesse, etc. Par le jeu des médias dits sociaux, l’homme — ou la femme — du ressentiment acquiert la capacité ultime d’exercer une fonction législative et pénale qu’on exécute par les subterfuges de la rumeur, de la délation, du jugement sommaire, du chantage, de la médisance contre les grandeurs qu’on s’amuse à renverser, à ridiculiser et à salir, etc. Ainsi, la figure du tyran se démocratise, sous le couvert souvent de l’anonymat, par l’exercice d’un jugement expéditif qui contourne la justice légale de l’État. L’espace public devient ainsi encombré par une multitude d’affaires privées, qui concernent aussi bien le citoyen ordinaire que les personnalités publiques, que l’info-divertissement porte au tribunal de l’opinion publique vindicative. Or, les Grecs savaient qu’« occuper les citoyens avec leurs affaires privées plutôt qu’avec celles de l’État » était la marque même d’un « dessein » tyrannique[5]. En ce sens, l’opinion n’est plus seulement « reine du monde », mais une royauté douée d’une force redoutable et tranchante comme le glaive de justice.

Pour Pascal, la grandeur de la sagesse brille au firmament de la sainteté, son ordre ressortit à celui de la charité, qui maintient à l’égard des corps physiques et de la raison des gens d’esprit une distance infinie, donc surnaturelle[6]. Cependant, la démocratie contemporaine a connu une mutation radicale de ce qu’il faut entendre par charité, que les chrétiens ont longtemps considérée comme une « infusion » de l’Esprit saint qui distribue ses dons comme il le veut[7]. Dans la démocratie qui incline au brouillage des ordres distingués par Pascal, la charité tend elle-même à se confondre avec la morale. L’amour du prochain se mue en injonction à l’ouverture à l’Autre, le vertueux supplante le saint, la gratuité du don le cède à la reconnaissance et à la considération obligatoires, immédiatement exigibles au titre de droits de l’Homme exécutoires. La théologie bat de même en retraite devant la philosophie, promue science suprême de la justice et de la « rectitude morale »; elle fixe les nouveaux canons du bien et du mal, du moral et de l’immoral, du dicible et des pensées frappées d’interdit sur la base de critères qu’elle croit pouvoir universaliser à partir de vérités axiomatiques et appliquer à la vie courante, assistée des sciences de l’ingénierie sociale. Cette évolution s’explique pour une bonne part par le transfert de sacralité qui s’est s’opéré, vraisemblablement sous l’influence même des idées chrétiennes, sur les droits de l’Homme, transfert que les révolutions américaine, puis française, ont accompli et qui a abouti, à travers les méandres de l’histoire, à la sacralisation de la personne humaine[8]. La primauté de la vertu, censée se substituer à la charité chrétienne, bouscule également l’ordre des grandeurs propres à la raison savante, puisque la recherche de la vérité paraît seconde par rapport à celle de ce qui est utile à mon prochain, comme le pense par exemple le philosophe Gianni Vattimo, pour qui, en matière d’opinions et de choix de valeurs, la vérité doit laisser place à un relativisme charitable, qu’il appelle lui-même « caritas[9] ». Nous voici donc arrivés à l’époque du savant charitable, doué de souffle prophétique, quoique terrible dans la distribution des permis de moralité et de dignité. C’était là encore une réalité que les Grecs avaient pressentie, que derrière tout sage, peut se cacher un « tyran potentiel »[10]. En revisitant Pascal, on décèle que la démocratie contemporaine recèle des potentialités de tyrannie multiples, changeantes et confondantes. Reste à voir par quels moyens on y parvient — ou croit parvenir — à mitiger de tels risques. Un sujet qu’il convient de traiter dans un autre article.

 

Marc Chevrier

 

Notes

 


[1] Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Philippe Sellier d’après la copie de référence de Gilberte Pascal, Paris, Librairie générale française, 2000, coll. Le livre de poche, fragment 91, p. 79.

[2] Ibid., fragment 92, p. 79-80. Le mot « chambres » utilisé ici par Pascal peut s’entendre dans le sens de « catégories ».

[3] Ibid., fragment 494, p. 345.

[4] Ibid., fragment 78, p. 46.

[5] Léo Strauss, De la Tyrannie, Paris, Gallimard, 1954, p. 138.

[6] Voir la pensée 339, « La distance infinie des corps aux esprits, figure de la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. »

[7] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa et IIae pars, question 24 Le siège de la charité, articles 2 et 3, Paris, Cerf, édition numérique : http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/sommes/3sommetheologique2a2ae.htm#_Toc476936649 .

[8] Hans Joas, Comment la personne est devenue sacrée, Genève, Labor et Fides, 2016.

[9] Voir René Girard et Gianni Vattimo, Christianisme et modernité, Paris, Flammarion, 2016, p. 48 et 65.

[10] Léo Strauss, déjà cité, p. 79.

Extrait

La vie de l’homme démocratique subit aussi le battage lancinant des médias et du cinéma qui peuplent son imaginaire de personnages fantasmés et de vedettes adulées qui lui tendent le miroir d’hommes et de femmes à égaler par leur force et leur beauté, ou à admirer pour leur excentricité, dans une grande confusion de grandeurs, le beau, le riche et le fort s’entremêlant.

 

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