Le luddisme numérique

Marc Chevrier

Un article paru le 22 février 2023 dans le Corriere della Sera, un grand quotidien italien, a révélé au public européen ce qui avait déjà attiré l’attention du New York Times à la fin de l’année 2022 : en marge de leur école secondaire, des adolescents américains ont formé un club pour se délivrer de leurs appareils addictifs et renouer avec des activités aussi simples que se rencontrer dans un parc, y lire des classiques, jouer de la musique et même dessiner [1].

À l’origine il n’était que sept, six filles et un garçon, que la pandémie avait sonnés comme tant d’autres jeunes de leur génération. Ces adolescents avaient en commun d’être las de vivre jour et nuit branchés aux réseaux sociaux, d’être suspendus à leurs téléphones intelligents pour communiquer et se sentir exister et de n’avoir pu rompre avec le sentiment de solitude et l’état d’anxiété où les avaient plongés les enseignements en ligne, qui les avaient sevrés de contacts humains. C’est une adolescente de Brooklyn qui a eu l’idée de fonder ce club, dont le nom lui a été suggéré par sa mère : le Luddit Club, en hommage à l’ouvrier anglais, Ned Ludd, qui en 1779 se serait enhardi à détruire un métier à tisser, pour protester contre l’invasion des machines et la mécanisation du travail. Les membres de ce club qui se réunissent dans un parc non loin de leur école n’ont pas rompu avec toute espèce de technologie cependant. Ils conservent avec eux un téléphone à clapet, considéré comme un artefact d’un autre temps, qui leur permet de téléphoner à leurs parents ou à un ami en cas de nécessité.

Selon l’article du Corriere della Sera, plusieurs études médicales publiées aux États-Unis indiqueraient que la pandémie de Covid-19 pourrait avoir affecté de manière durable les habitudes des jeunes, devenus plus dépendants que jamais des réseaux sociaux. Les filles en pâtiraient davantage que les garçons, poussées à se comparer sans cesse par ce moyen pour éprouver leur valeur, leur beauté et leur succès social. Or, la fondatrice du Luddit Club a consommé une rupture radicale avec ces réseaux : elle a fermé tous ses comptes et ses profils virtuels. Grâce aux rencontres du club, elle s’est sentie revivre. L’article du Corriere rapporte qu’elle « ne ressent plus l’anxiété sociale qu’elle avait auparavant. Elle a l’impression d’avoir retrouvé une partie d’elle-même qu’elle aurait perdue si elle s’était remise en ligne. »

Il est difficile de dire si d’autres clubs de ce type se multiplieront dans les écoles américaines et par-delà. Toutes ces petites machines, conçues pour notre confort ergonomique, qui se glissent aisément dans la main et se faufilent dans le creux des oreilles, continuent de diffuser cet « opium mental », pour reprendre l’expression de l’essayiste Olivier Barbeau[2], dont s’enivre aujourd’hui une bonne part de la jeunesse sur plusieurs continents.  L’invasion des technologies du numérique en éducation constitue un fait tellement massif, qui a approfondi son emprise sur l’enseignement depuis la pandémie, qu’on peut se demander s’il ne finira pas par susciter chez les étudiants ou les enseignants un mouvement de résistance à la robotisation des apprentissages qui rappellera l’ancienne protestation de Ned Ludd.

C’est en somme la question que posent dans leur récent essai les professeurs de philosophie Éric Martin et Sébastien Mussi, dont le titre évocateur, Bienvenue dans la machine, dessine l’horizon plausible qui se projette désormais pour l’éducation, pressée de généraliser les formations en ligne et d’intégrer l’intelligence artificielle à la pédagogie. Les deux philosophes y formulent une courageuse critique de l’informatisation à tout prix de l’école, qui menace sa vocation même et asservit toujours plus l’homme à la machine, fût-elle invisible ou mince comme un écran plat ultraléger. Ils constatent la difficulté de faire entendre une critique de cette course à l’informatisation en éducation tant les esprits y associent, à tort à leurs yeux, le progrès avec la technicisation des rapports humains.

Or, pour Martin et Mussi, on a cherché à caricaturer ou à minimiser la valeur de toute critique de la technique, à commencer par le mouvement luddite lui-même qui, après le coup d’éclat de Ludd, s’est propagé jusqu’au début du XIXe siècle. Ainsi, écrivent Martin et Mussi : « le terme “luddite” est plus ou moins devenu synonyme d’une personne critiquant aveuglément la technologie, bref, de technophobe borné ou arriéré[3]. » Des études contemporaines du mouvement luddite en ont dessiné un tout autre portrait. Les actions des luddites « étaient motivées non par une peur irrationnelle du progrès, mais bien par le constat de la destruction accélérée des modes de vie, de savoir-faire et de droits coutumiers, de législations, de constitutions (de corporations) ou d’ordonnances de protection. » En somme, c’est tout un monde humain tissé de relations, de normes et d’institutions qu’il s’agissait de défendre contre la sape de l’industrialisation, qui enlevait au travailleur son autonomie contre de maigres salaires.

La résistance luddite a cependant déclenché une vive réaction des pouvoirs de l’époque. L’Angleterre vota en 1788 et en 1812 des lois sévères pour réprimer le bris volontaire de machines. Le Frame-Breaking act adopté en 1812 après une rébellion d’ouvriers du textile dans les Midlands, qui détruisirent environ un millier de métiers, avait même prévu de punir de la peine capitale un tel crime[4]. Les philosophes Martin et Mussi craignent en quelque sorte que les critiques de « l’école des écrans et des robots » ne connaissent le même sort que les luddites du XIXe siècle, qu’elles soient ignorées, moquées, ou pire, mises au ban de la société. Certains médias ont commencé à taxer de « néo-luddisme » la critique radicale des technologies, qui ranimerait de vieilles peurs[5].

Contre la « panacée de la cybernétique », Martin et Mussi préconisent plutôt le retour à l’école vivante, qui se passe des médiations techniques : « nous avons au contraire besoin de renouer des relations concrètes avec les autres et avec le vivant, de revaloriser des liens sensibles avec leurs présences réelles dans le monde, d’entrer à nouveau en commerce avec la “chair du monde” dont parlait Merleau-Ponty, toutes formes de manifestations “des liens qui libèrent”, sans quoi nulle vie humaine n’est possible[6]. » Les auteurs n’hésitent pas à fustiger le techno-fétichisme de l’époque et, pour sauver l’école du « règne des écrans », préfèrent demander des choses aussi élémentaires que des « classes bien ventilées, avec moins d’étudiants par groupe, des livres dans les bibliothèques. »

Au fond, quand on y pense, qu’est-ce qu’une classe censée être une communauté d’études qui réunit l’enseignant et ses élèves sinon un club « luddite » ?


[1] Viviana Mazza, « La rivoluzione dei giovani senza smartphone Letture, disegni e chitarra “Così siamo noi stessi”», Corriere della Sera, 22 février 2023 ; Alex Vadukul, « “ Luddite” Teens Don’t Want Your Likes », New York Times, 15 décembre 2022.

[2] Alexandre Devecchio, « OLIVIER BABEAU : “La GUERRE des CERVEAUX fait Rage, mais NOUS REGARDONS AILLEURS” », Le Figaro, 9 mars 2023.

[3] Éric Martin et Sébastien Mussi, Bienvenue dans la machine, Montréal, Écosociété, 2023, p. 23.

[4] Voir Roman Stöllinger, « The Luddite rebellion : Past and Present », Monthly Report, no 11, 2018, p. 7, en ligne : https://wiiw.ac.at/monthly-report-no-11-2018-dlp-4699.pdf#page=14 . Sur le luddisme, voir aussi Philippe Minard, « Le retour de Ned Ludd. Le luddisme et ses interprétations », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/1, no 54-1, p. 242-257.

[5] Voir par exemple Alizée Golfier, « Néo-luddisme, nouveau mot pour une vieille peur des technologies », L’OBS, RUE89, 18 novembre 2016, en ligne : https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-nos-vies-connectees/20130303.RUE4570/neo-luddisme-nouveau-mot-pour-une-vieille-peur-des-technologies.html .

[6] Martin et Mussi, déjà cité, p. 181.

Extrait

Toutes ces petites machines [... qui se glissent aisément dans la main et se faufilent dans le creux des oreilles, continuent de diffuser cet « opium mental », pour reprendre l’expression de l’essayiste Olivier Barbeau, dont s’enivre aujourd’hui une bonne part de la jeunesse sur plusieurs continents.

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