Technique et désincarnation: approches de l’esprit du technicisme

Robert Lepage ou le complexe d’Héphaïstos

Jacques Dufresne

Contre la technique, tout contre

Robert Lepage est un auteur-artiste-technicien-producteur québécois à qui tout semble à la fois permis et possible. Ex Machina est le nom de sa maison de production. Dans le monde du théâtre, l’expression Deus ex machina désigne l’introduction d’une figure divine sur la scène, au moyen d’une machine, comme dans la scène finale du Tartuffe de Molière. Cette marque de commerce nous invite à voir en Lepage un dieu tombé et retombé du ciel sur les plus grandes scènes du monde, grâce aux machines qu’il a lui-même inventées, gérées, mises en marché.

Le 6 février dernier, suite à un tsunami publicitaire, plus de 300 000 Québécois ont regardé jusqu’à la fin sur Télé-Québec La face cachée de la lune, son œuvre phare. Je me suis joint à cette foule. Lepage ayant rayé le mot théâtre de son vocabulaire, il faut présenter cette pièce comme un spectacle multimédia sur le grand thème de la réconciliation, réconciliation sur terre, entre deux frères, André et Philippe, dont la mère vient de mourir, dans le ciel entre l’URSS et les États-Unis représentés par les pilotes de leurs fusées. On apprend au passage que le mot cosmos signifie ordre, beauté, à quoi aspirent les cosmonautes soviétiques cependant que les cupides astronautes yankees vendent des cosmétiques.  Nés au début de la conquête de l’espace, les deux frères ont un psychisme marqué par les machines, laveuse, fusées, scanners, ascenseurs, qui ont laissé leur empreinte sur eux comme sur tous leurs contemporains qui se reconnaissent en eux aujourd’hui. La face cachée de la lune est la face absurde de la chronique de cette génération.

L’auteur avait-il lu L’enfant-machine du psychiatre Claude Allard? Quoiqu’il en soit, Philippe et André sont de parfaites illustrations du complexe d’Héphaïstos si bien décrit dans ce livre : La machine a envahi jusqu'aux rêves des enfants, devenant ainsi une cause de maladie mentale chez ces derniers. « Les appels déchirants des enfants en mal d'être nous disent: ‘’Je suis une machine, un robot’’. Poussés par des mois inconscients particulièrement violents, ils s'identifient aux mécaniques plutôt qu'aux humains qui les entourent».

[1]Si la première présence auprès d'un animal naissant, une oie par exemple, est un homme, l'oie suivra ensuite cet homme comme s'il était sa mère. Un processus d'empreinte analogue existe chez les humains. De plus en plus, notent les psychiatres, la présence dominante dans la vie de l'enfant est celle de la machine: robots de la clinique médicale, robots de la cuisine, des bandes dessinés, de la télévision, gestes robotisés des gardiennes de passage, des parents affairés. Le Dr Claude Allard appelle complexe d'Héphaïstos les troubles psychiques résultant de cette empreinte de la machine. Héphaïstos, Vulcain pour les Romains, est le forgeron, le mécanicien de l'Olympe, spécialisé dans la fabrication de robots, dont deux femmes en or, ses servantes.

Pas l’ombre d’un accent poétique dans l'atelier de Lepage, le nouvel HéphaÏstos. Pas d’envol de l’âme, parmi toutes ces fusées. Qu’importe la perte de l’âme puis qu’on peut espérer trouver d’autres machines vivantes ailleurs dans un cosmos prosaïquement et tristement réduit à ses atomes.  Style plat où l’exact remplace le beau. On dit que le succès du multi spectacle tient au fait que chacun peut y voir ce qu’il veut. Et en effet, tout y est. En ce sens, il est incontestablement universel. Les enfants peuvent y voir une planche à repasser transformée en bicyclette, le commun des mortels a droit à deux ou trois Câlisses, à des que à la place des dont, les victimes de la médecine ont leur revanche en la personne de l’ophtalmologiste sadique, les contempteurs de la science et de la culture peuvent se projeter dans un éternel doctorant infantile doublé d’un défenseur velléitaire des condamnés au métro-boulot-dodo vivant dans un appartement exigu et insalubre. Êtes-vous fétichiste, les souliers de la mère morte vous combleront. Voulez-vous de l’horreur, les amputations des jambes de cette femme objet et son suicide à l’eau du robinet vous en fourniront.

Rien à admirer toutefois, sinon un banal cosmonaute russe…et l’auteur lui-même, le deus ex machina en personne. S’il a voulu forger une humanité entièrement emmachinée, il a parfaitement réussi et le choc est violent pour quiconque s’accroche à cette raison de l’admirer. Hélas cette raison elle-même est mise à mal par le cynisme métallique qui l’enveloppe. On y chercherait en vain le tragique d’Eschyle, car ce tragique suppose une seconde dimension, le sacré et la nostalgie d’un Bien dont est privé par le malheur. Or le spectacle de Lepage est unidimensionnel. Le comique du Tartuffe de Molière en est lui aussi absent, la statue ex machina du Commandeur est un acte d’autodérision dont ne trouve aucune trace dans La face cachée de la lune.

Ainsi privé de repères, j’ai cherché des points de comparaison dans le passé, je n’ai guère trouvé que des pièces d’Ionesco, mais Ionesco est un chrétien qui indique la source de la lumière qui le rend si lucide. Peut-être aurais-je dû chercher un absurde plus affirmé du côté de Beckett ou de Sartre. Je ne perds pas espoir de trouver la seconde dimension de Lepage dans d’autres de ses productions, mais dans ce que j’ai vu de ses opéras, je n’ai trouvé pour toute nouveauté que des engins coûteux d’Héphaïstos. À travers La face cachée de la lune, je ne peux voir en Robert Lepage qu’une victime en même temps qu’un adorateur du système technicien, qu’un anathème de la religion du progrès en même temps que l’un de ses grands prêtres. Sans doute est-ce là son originalité et l’explication de son succès : le noir absolu auréolé et racheté par le feu d’artifice de la technique. La vie se meurt, mais en couleur!

Il semble bien que la plupart des téléspectateurs ont apprécié le spectacle. Pourquoi ? parce qu’ils ont vu à l’œuvre une vedette du cru dont ils sont fiers ? Parce qu’ils sont en quête d’horreur ? Parce qu’ils se reconnaissent dans les prouesses de la technique au point de se complaire dans le désert qu’elles créent autour d’eux ? Parce que le noir tableau qui leur est présenté est pour eux un choc libérateur qui les incite à chercher un sens à la vie ailleurs que dans la technique et le progrès ?

 

 


[1] Claude Allard, L'enfant machine, Éditions Balland, Paris, 1986.

 

Extrait

À travers La face cachée de la lune, je ne peux voir en Robert Lepage qu’une victime en même temps qu’un adorateur du système technicien, qu’un anathème de la religion du progrès en même temps que l’un de ses grands prêtres. Sans doute est-ce là son originalité et l’explication de son succès : le noir absolu auréolé et racheté par le feu d’artifice de la technique. La vie se meurt, mais en couleur!

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