Classicisme

Le ciel français au secours du fait français au Canada

Jacques Dufresne

Quelles notes de français donneriez-vous à Justin Trudeau et à François Legault ? Ils improvisent si incorrectement que l'on est tenté de croire qu'ils improvisent aussi leurs politiques. Corruptio optimi pessima. Si des lois peuvent protéger une langue contre les menaces extérieures, aucune ne saurait la rétablir de l’intérieur. Une improbable redécouverte enthousiaste des classiques pourrait le faire...sans quoi...

« Et nous avons des nuits plus belles que vos jours.» Ce parfait alexandrin, on le trouve dans une lettre d’un enfant, écrite à Uzès, dans le Midi de la France, à ses parents vivant dans le Nord. Le ciel français dont il sera question ici, ce n’est toutefois pas ce ciel lumineux de Provence, c’est celui de la langue de l’auteur de la lettre, Jean Racine, le plus illustre écrivain de ce siècle de Richelieu et de Louis XIV qui a porté la langue française à son sommet.

Ce siècle est aussi celui de Marie de l’Incarnation et des origines de la présence française en Amérique. Les premiers colons auraient-ils été imprégnés de cet idéal au point de le transmettre discrètement à leurs descendants ? C’est ce que semblait penser Jacques Ferron, l’auteur de Ciel de Québec :

«J’ai toujours vécu en milieu populaire. À mon opinion, et c’est un point qui ne manque pas d’intérêt, nous avons usé du français durant une couple de siècles comme d’une langue sans bibliothèque, comme les Togolais parlent l’éwé, mais cette particularité ne nous empêchait pas de savoir qu’au-delà de ce que nous savions du français il y avait un ciel français, et nous étions tournés vers ce ciel avec une ferveur toute religieuse. Nos orateurs politiques et sacrés se sont mépris sur leur succès : on venait à eux, non pour leurs idées, mais pour leur langue. Henri Bourassa, par exemple, avait une syntaxe remarquable et quand après avoir construit sa phrase il la terminait sur un point final qui ne pouvait avoir d’autre place dans le monde que celle qu’il occupait, c’était l’architecte de cet édifice sonore parfait qui transportait ses auditeurs. La littérature la plus intéressante, ici, est encore la littérature orale.» (Jean Marcel, Jacques Ferron malgré lui, Montréal, Leméac, 1970, p. 25. )

Jean Marcel, notre plus grand linguiste peut-être, l’auteur de Le Joual de Troie, était un ami de Jacques Ferron. Nous lui devons ces lignes étonnantes sur le français du XVIIe siècle :

«La stabilisation du système de la langue, dans sa syntaxe, son lexique et sa morphologie, après Malherbe, a permis au français de capter à l’infini les nuances du moindre mouvement de l’âme humaine — ouvrant ainsi l’ère de la psychologie occidentale. On peut même affirmer que ce fut là l’aventure capitale du Grand Siècle, de la tragédie à l’aphorisme, de la comédie à la poésie libertine.» (Fraction 7)

N'en faisons pas une théorie. Cervantès et Shakespeare avaient déjà, après saint Thomas, jeté les bases de la psychologie occidentale.  Il reste que Nietzsche, subtil psychologue, regrettait que l’Allemagne n’ait pas eu, à la même époque,l ’équivalent des moralistes français : Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère… La prise en compte de l’inconscient est déjà manifeste dans cette maxime de La Rochefoucauld  sur la vieillesse: «Nous nous flattons de la créance que nous quittons nos vices, quand ce sont nos vices qui nous quittent.», comme dans cette pensée de Pascal : «Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas.» Dans Nietzsche et la probité, (Liber 2008) Louis Godbout a fait savamment écho au regret de Nietzsche.

Jeune, Jean Marcel était un nationaliste aussi ardent qu’idéaliste. Il voulait croire qu’un Québec souverain s’élèverait, par un nouveau classicisme, à la hauteur du ciel français de ses origines. L’échec du référendum de 1980 et ses séquelles l’ont ramené si durement au réel qu’il a fui vers la Thaïlande. Avant son départ, il nous a heureusement laissé  Hypatie ou la fin des dieux, (Leméac 1989) un roman historique comparable aux Mémoires d’Hadrien. Qui la lu Jean Marcel, qui l’enseigne?

Son éclipse n’enlève rien à la force de son plaidoyer en faveur du classicisme. C’est seulement en prenant ses sommets comme modèles qu’on peut renouveler une langue sans la dégrader. Et encore faut-il aborder ces sommets avec la ferveur religieuse dont parle Ferron, pourtant agnostique. Une langue doit être l’objet d’un culte, ce qui implique qu’on se rende capable et digne de l’admirer et qu’on en suive ensuite les règles sans exiger de les comprendre, par vénération pour ceux, dieux ou humains,  qui les ont instituées.

Une langue en proie aux caprices de chacun devient l’équivalent d’une nature que l’on exploite sans respect pour son unité et sa complexité, afin de produire des biens trop souvent superflus. Il y a d’ailleurs en ce moment un lien manifeste entre le sort réservé à la nature et celui qui est infligé aux langues. L’écologie est sœur de la syntaxe.

Dans son dernier livre, Le Monastère buissonnier, (Boréal 2022)Simon Nadeau a consacré un long chapitre à ce qu’était ce lien dans la Tradition indienne. Le mot ferveur y revient constamment, parfois remplacé par l’expression «ardeur d’ascèse», traduction de tapas et rappel d’une grande loi : dans le rapport avec la langue comme avec la nature, il faut de la discipline et de l’obéissance :

«Pourquoi des adolescents en santé, pleins de vie comme l’étaient Bipin et Bholà, passeraient-ils cinq heures par jour sans bouger, à faire et refaire des exercices de grammaire et à recopier des extraits? N’était-ce pas aller contre la vitalité inhérente à la jeunesse? Ne pas remuer et remplir des cahiers d’une écriture encore hésitante…Pourtant, Ramlochan le savait, c’était aussi cela, la jeunesse, le travail du tapas, l’ardeur d’ascèse sans laquelle il ne saurait y avoir de culture. Toute étude sérieuse est tapas. Toute oeuvre inspirée qui s’élève au-dessus du commun a connu l’ardeur d’ascèse dans son enfance.»

 

 

Extrait

Une langue doit être l’objet d’un culte, ce qui implique qu’on se rende capable et digne de l’admirer et qu’on en suive ensuite les règles sans exiger de les comprendre, par vénération pour ceux, dieux ou humains,  qui les ont instituées.

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