Vide

L'IMAGINATION DU VIDE COMME CONSTITUTION DU MONDE ET DU MOI[i]

Par Jean-Jacques Wunenburger[1]

Entre les données concrètes de l'expérience qui nous sont accessibles par l'intermédiaire des sensations et les idées abstraites qui supposent une émancipation à l'égard des informations empiriques, l'image constitue une représentation mixte, mélange de concrétude et de sens, qui borde ou accompagne la plupart de nos représentations spontanées, qu'elles soient communes ou savantes. L'imagination désigne cette activité de l'esprit par laquelle nous formons et modifions nos images, soit pour assurer un passage entre percepts et concepts et réciproquement, soit pour nous libérer des contenus limités des sens et des contraintes cognitives de la raison abstraite en leur substituant des fictions[ii]. Dans ce cadre qu'en est-il du vide ? Ce terme ne doit-il pas être distingué de l'expérience sensible du "rien" et du concept abstrait de "non-être" ou néant, de sorte que le vide ne relèverait ni d'une donnée perceptible, ni d'un contenu notionnel, mais avant tout d'une représentation imagée, mixte de sensible et d'intelligible ? Mais alors comment se constituent des images du vide, dans quelle mesure pouvons-nous même nous en former des images, soit comme adjuvants à des opérations de connaissance, soit comme figures d'une activité poético-onirique ? Quelles fonctions jouent ces représentations dans la vie psychique ? Dans quelles mesures participent-elles à la constitution du sujet, à son identité et à la construction d'une représentation du monde, de ses structures et de ses changements ? Et que nous apprend l'imaginaire du vide sur la représentation en général du vide dans l'esprit ?

1- Imagination du vide et vide de l'imagination

A première vue, la notion de vide s'accompagne dans l'esprit d'un halo d'images sensibles, fortement connotées, positivement ou négativement, qui semble prendre forme et sens par rapport à son contraire, l'image du plein. Cette appartenance du vide au régime des représentations imagées peut se trouver corroborée dans un premier temps par les classifications sémantiques : sur le plan de la perception, un sujet percevant est censé percevoir "quelque chose" c'est-à-dire un objet, dès lors que cet aliquid est déterminé, et si tel n'est pas le cas, on dira qu'il ne perçoit précisément "rien", ce qui n'est pas le vide, mais seulement l'absence d'objet. A l'autre extrême, se forger un concept abstrait du rien équivaut à poser, par un acte de jugement, du non-être, du néant. Entre les deux, le vide apparaît donc comme un "rien" qui accéderait à une forme représentative, au moins semi-représentable, bref à une image, sans pour autant que l'on puisse s'assurer par le jugement que ce vide recouvre forcément du non-être.

Ce statut hybride du vide n'a pas empêché que le vide devienne une catégorie de l'interprétation du réel, présent dans les plus anciennes théologies et cosmologies antiques[iii], mais qui risque fort, comme toute image, de ne pas être à l'abri de valorisations et même de surdéterminations, qui constituent autant d'obstacles épistémologiques, au sens bachelardien[iv]. De ce point de vue, on peut se demander d'ailleurs si l'image du vide échappe aux contraintes cognitives qui s'imposent à l'esprit en général lorsqu'il tente de penser le négatif. En effet, comme l'a montré Bergson, penser le néant revient généralement à nier seulement une pensée affirmative de l'être[v]. Ne peut-on dès lors dire, analogiquement, que l'image du vide ne peut être élaborée qu'à partir d'une image préalable du plein, de la présence de l'Etre, de la donation d'une chose, qui conditionnent précisément l'acte même de la représentation ? Et dans ce cas, l'image de vide devrait être moins liée à un substantif, qui évoquerait un état substantiel ou désubstantialisé du réel, qu'appréhendée à travers la forme grammaticale d'un verbe, qui signifierait d'emblée que le vide est inséparable d'une activité de production de vide au sein du plein, d'une action verbale ou motrice qui fait apparaître du vide dans son contraire. L'esprit ne peut faire précisément une expérience du vide qu'en s'adonnant à opération d'évidage ou de vidange de l'être même des choses.

Mais cette activité de l'esprit imageant ou imaginant du vide ne recoupe-t-elle pas en profondeur l'activité même de l'esprit lorsqu'il imagine ? L'imagination n'aurait-elle pas une étroite affinité avec le processus de vidage ? Car toute image, pour exister pleinement pour la conscience, doit ne pas se confondre avec la chose même, au point qu'une représentation n'est jamais davantage image qu'en l'absence de la chose représentée. C'est pourquoi certains n'ont pas manqué de définir précisément l'imagination comme la représentation "in absentia" (en absence) de la chose. Même si cette définition est sans doute par trop réductrice, il n'en reste pas moins qu'elle indique combien l'image présuppose un retrait, un écart par rapport à l'être représenté, ce qui veut dire que l'image ne surgit que là où l'être même des choses se retire, se replie, perd de sa consistance, de sa présence. Dans l'image, par exemple, le monde ne se donne plus selon sa chair matérielle, ni selon ses trois dimensions : l'image aplatit, simplifie la chose, elle la débarrasse d'une partie de son être réel, vivant. En ce sens, l'imagination, qui met en oeuvre une transformation du "plein" des choses, est la fonction mentale la plus à même de nous faire rencontrer une esquisse du vide. Passer de la perception à l'image, du monde donné au monde rêvé, c'est amputer le réel, le débarrasser de sa lourdeur, de sa massivité et de sa profondeur, c'est n'en conserver qu'une re-présentation, une nouvelle présentation modifiée.

2-Le vide intérieur et la décréation du sujet

Ce vide générique, entendu comme dématérialisation des corps, comme disparition des choses au profit de leur double simplifié (qu'il soit psychique -dans le souvenir- ou physique -dans un dessin-) peut être objectivé et expérimenté par et dans le sujet lui-même. Ainsi après avoir remplacé la présence des choses par leur représentation mentale ou leur équivalent sémiologique, l'esprit peut chercher à se départir de ses représentations imagées pour faire, à son tour, le vide en soi. Il s'agit alors de chercher à se libérer de la présence même des images dans la conscience pour atteindre une sorte d'état intérieur de vacuité, qui ne serait plus fixé sur aucun contenu déterminé[vi]. Tel est le travail de "décréation" de soi-même, que l'on rencontre dans la plupart des opérations de modification psychique du Moi, essentiellement dans les phénomènes mystiques[vii]. Le vide psychique, autrement dit le fait de ne penser à rien, de ne se fixer sur aucune image, peut alors être atteint non plus par l'imagination, mais par un travail paradoxal de "désimagination". Ainsi Maître Eckhart a-t-il, dans le cadre d'une quête mystique, invité l'âme à se débarrasser de toutes les images formées en elle, pour atteindre une sorte d'état ascétique et extatique de vide[viii]. La plupart des courants mystiques prennent d'ailleurs comme fin ultime de libérer le Moi de toute affection externe produite par la présence ou la représentation des choses ; seul un vidage de l'âme de tout contenu peut donc permettre au sage ou au saint de parvenir à s'arracher à ses propres limitations pour accéder à une pure contemplation divine[ix].

Peut-on cependant saisir vraiment le vide dans ces opérations d'imagination et de désimagination ? En substituant au plein des choses une image, puis en se détachant soi-même de l'image, on se livre en fait davantage à des modifications psychiques qui allègent la dépendance du mental, à l'égard des objets externes d'une part, de leurs représentations internes d'autre part. Vider son esprit signifie seulement diminuer les excitations, restreindre le nombre de représentations ou d'actes de conscience se rapportant à un contenu objectif, progresser vers un état de non-pensée.

Il reste que même si l'on diminue les actes de pensée par disparition progressive des contenus de pensée, on n'en reste pas moins conscient de quelque chose, au moins de soi. La conscience se définit précisément par le fait qu'elle reste toujours intentionnelle, qu'elle est relation à un contenu, fût-ce la simple conscience de soi. Pour qu'il n'existe plus rien dans le sujet, pour qu'il puisse atteindre à une sorte de vacuité intégrale il faudrait paradoxalement que la conscience cesse, qu'elle s'évanouisse, ce qui rend alors la conscience du vide et a fortiori la représentation du vide impossible. On retrouve ainsi l'observation de Bergson : "Ainsi, j'ai beau faire, je perçois toujours quelque chose, soit du dehors, soit du dedans. Quand je ne connais plus rien des objets extérieurs, c'est que je me réfugie dans la conscience que j'ai de moi-même ; si j'abolis cet intérieur, son abolition même devient un objet pour un moi imaginaire qui, cette fois, perçoit comme un objet extérieur le moi qui disparaît. Extérieur ou intérieur, il y a toujours un objet que mon imagination se représente"[x].

Il conviendrait donc de se demander si l'on peut saisir, non l'opération de vide directement en soi et en nous-même, mais au moins du vide relatif à un être extérieur. Comment faire pour acquérir une représentation objectale du vide, par quelles images peut-on atteindre du vide ? Autrement dit, l'esprit peut-il imaginer, rêver du rien ou du non-être ?

3-L'évidage de l'objet

Au regard des expériences psychiques attestées par la littérature, la philosophie, la spiritualité religieuse, l'image du vide peut être approchée par diverses opérations sur les représentations mentales de contenus objectifs. On peut ainsi dégager trois techniques majeures d'imagerie du vide :

- la première consiste, dans le sillage même des activités de l'imagination en général, à opérer sur des données sensibles, présentes ou fictives, un travail de dématérialisation ou de désincarnation continue et croissante. Si la réalité n'existe pour nous qu'à travers une spatialisation qui va de pair avec une existence tridimensionnelle, qui cache elle-même une image spontanée -préscientifique - de poids-masse, on peut déréaliser le monde en éliminant progressivement des formes spatialisées leur volume, leur masse, etc. En ce sens, le vide est associé, par la conscience pré-scientifique, d'abord à des formes purement géométriques, sans matière, ensuite à toute forme qui s'éloigne de la matière, généralement associée à la terre. Cette image de formes simplifiées ou dématérialisées relève essentiellement de ce que G. Bachelard appelle l'imagination ascensionnelle, aérienne, qui valorise dans l'objet la légèreté, c'est-à-dire ce qui la déleste de ce qui fait la lourdeur des corps terrestres. A titre d'exemple, Bachelard montre combien Nietzsche exprime son aspiration héroïque à la liberté par des images d'émancipation de la lourdeur terrestre, d'envol vers un ciel transparent, silencieux, froid et vide : "A Nietzsche, l'air n'apporte rien. Il ne donne rien. Il est l'immense gloire d'un Rien"[xi]. Dans ce type d'imaginaire, le milieu porteur des corps légers ne peut dès lors qu'être un milieu sans obstacle, sans poids, sans odeur, où la présence éventuelle de corps minuscules constitue tout au plus un monde aéré, lacunaire, rempli de trous d'air. Le monde aérien devient ainsi la plus grande approximation du vide et le ciel le monde le plus proche du vide[xii] ;

- la deuxième technique pour imager le vide consiste encore à dématérialiser les choses, mais en pénétrant cette fois dans leur intérieur pour les vider, au sens propre, en les évidant. A l'allégement qui verticalise, succède ici un trouage qui creuse un espace dans le coeur même des choses, pour descendre en leur centre. Le substantif "vide" est bien alors étroitement subordonné au verbe vider, qui indique une action, un comportement consistant à extraire un contenu d'un contenant pour ne conserver qu'un contenant. De ce point de vue, le vide sera atteint non lorsqu'on ne perçoit plus rien en soi, mais lorsqu'il n'y a plus rien à vider dans une forme qui sert de contenant (vider un vase, un grenier, une ville)[xiii]. Le vide s'installe dès lors à la place du plein, ce qui veut dire, que la matière, solide ou liquide ou toute autre, qui occupait un lieu fermé, a été transférée, transportée de l'intérieur à l'extérieur. Vider en ce sens ne fait pas disparaître la matière mais produit une nouvelle accumulation extérieure, une recomposition de ce qui a été vidé sous forme d'un autre ensemble plein. Le vidage produit ainsi du résidu, du déchet, qui résulte de l'amas de matière privée de sa forme fonctionnelle. Dans une autre perspective, l'extraction qui dégage du vide peut susciter une attente devant un creux sans fin, un abîme, le vide découvrant ainsi la possibilité d'un "sans fond". Il existe ainsi une fascination imaginaire pour certains creusements sans fin, qui constituent des préliminaires à l'imagerie d'un abîme infini[xiv]. Il n'est pas surprenant dès lors que les trous créés par évidage sont aussi souvent liés à des images, attirantes ou répulsives, de chute dans le vide. A l'inverse pour éviter le danger de la chute, il convient de combler les vides, de boucher les trous, de rétablir à nouveau un support, un substrat plein, une terre ferme ;

- enfin la troisième forme d'imagerie du vide se rapporte plutôt à une technique de changement d'échelle des choses pour les faire disparaître du réel. Il se développe ainsi un imaginaire de la réduction des formes (Lilliput) qui permet de rapetisser le monde, pour faire de la place, pour dégager de la place vide, jusqu'à ce que le monde devienne microscopique, disparaisse de la vue, n'étant plus perceptible du fait de son extrême petitesse. Ainsi on peut faire apparaître du vide apparent par changement d'échelle du monde plein perçu ; à la limite même, à chaque échelle de l'existence du monde, on peut faire succéder un palier de plus petite échelle, jusqu'à ce qu'on atteigne l'infiniment petit, une sorte de tangentielle, d'asymptote de réalité. Nul doute que cette imagerie a du être largement convoquée par l'esprit scientifique lui-même lorsque sa compréhension abstraite du monde microscopique tend à poser des êtres de plus en plus infimes et invisibles, qui laisse place à des interstices qui peuvent prendre à la limite toute la place visible. Le vide macroscopique englobe ainsi un résidu de matière invisible.

En conséquence, on peut donc soutenir déjà que le vide se présente généralement davantage comme un résultat que sous forme d'un point de départ, un objectif à atteindre qu'une réalité vraiment observée. Certes on ne peut nier que l'image de vide accompagne parfois certaines expériences déceptives du réel, qui viennent de la représentation d'une incomplétude, d'un inachèvement, d'une lacune, de ce qui n'est pas plein, donc d'un déficit de réalité, mais ce vide n'est alors que provisoire, relatif voire subjectif[xv] ; dans les situations analysées ci-dessus, elle relève plus généralement de processus dynamiques, actifs qui accompagnent une dématérialisation, un retrait, un rapetissement, d'une sortie hors du champ du visible. Le vide se présente alors comme une image jouant le rôle d'une Idée réfléchissante et non déterminante, qui engage sur la voie d'une esthétique de la disparition. Dans tous les cas, il convient donc d'éviter d'hypostasier le vide, puisqu'il ne résulte que d'une transformation d'une présence pleine, d'une donation d'être. Ne correspondant pas d'abord à une entité objective, il ne donne lieu essentiellement qu'à des conduites de vidage, d'évidage, inséparables de représentations qui accompagnent les changements, les transformations de la réalité.

4- Le vide irreprésentable

A travers ces trois manières de s'approcher du vide, l'imagination se détourne donc de la vision des choses et des êtres qui seraient pleins, opaques, lourds, mais sans atteindre véritablement des figures mentales qui équivalent à l'expérience empirique du rien et à la signification conceptuelle du non-être. Il semble donc bien que l'image ne puisse absorber dans sa manifestation psychique la radicalité de ce qu'affirme l'intelligence abstraite. L'image parce qu'elle est représentation ne peut, même dans ses efforts extrêmes pour appauvrir les contenus de l'image, se vider elle-même de toute détermination. Le vide, qui devrait être paradoxalement représenté par rien est donc toujours accompagné d'une image qui a un certain contenu, aussi pauvre ou petit soit-il.

S'agit-il alors seulement d'une infirmité de la représentation, ou ne faudrait-il pas se demander si l'imagination ne nous indique pas par là que l'idée même de vide absolu est irreprésentable en soi. Il se confirmerait ainsi que l'idée de vide ne serait qu'un passage à la limite de la pensée qui ne peut être que pensée de quelque chose. Le vide absolu, comme l'a soutenu Bergson, n'est qu'un être de raison, qu'une production mentale de négation logique de l'être, mais qui ne peut pénétrer dans la pensée, ne disposant pas d'images adéquates, et qui par conséquent ne peut participer à une démarche de compréhension véritable. La pensée peut certes modifier l'apparence des choses, comme elle peut modifier l'état matériel des êtres par des actions transformatrices, mais elle ne peut "imager" l'absence totale de réalité. "Admettons pourtant que le vide absolu soit possible ; ce n'est pas à ce vide que je pense quand je dis que l'objet, une fois aboli, laisse sa place inoccupée, car il s'agit par hypothèse d'une place, c'est-à-dire d'un vide limité par des contours précis, c'est-à-dire d'une espèce de chose"[xvi]. Le vide correspond donc seulement à des images relatives, d'une tendance au vide, d'un vide approché mais non à un vide absolu, c'est-à-dire à un état sans réalité, un véritable non-être.

Il n'est pas étonnant dès lors que le vide se laisse généralement représenter, plastiquement, par la couleur pure, débarrassée de toute forme, couleur pure qui culmine avec le blanc. La blancheur devient ainsi l'image analogique la plus adéquate du rien, et rien ne favorise davantage la pensée du vide et le vide de la pensée que la contemplation d'une couleur blanche[xvii]. Ce qui signifie bien que le vide nécessite toujours la médiation d'un visage analogique, dont le blanc est l'autoportrait le plus ressemblant. Telle est bien une des significations de la quête artistique des suprématistes russes, au début du siècle, lorsqu'ils cherchèrent à peindre un passage à la limite, une sorte de représentation originelle de l'Absolu, vide de toute déterminations. Ainsi pour Malevitch : "Le carré blanc, outre le mouvement purement économique de la forme de toute sa nouvelle construction du monde blanche, apparaît encore comme l'impulsion vers les fondements de la construction du monde comme action pure considérée comme étant connaissance de soi dans la perfection purement utilitaire de l'"homme universel""[xviii]. Ce qui permet à Jean Brun de commenter : "Le carré blanc sur fond blanc est comme l'aurore du dévoilement de l'Etre montant lentement du fond de son abîme ; plonger dans le blanc, c'est s'immerger dans l'infini"[xix]. Le carré blanc serait donc la figuration minimale d'une absolu de vide ou d'un vide de l'Absolu, entendu au sens d'une indétermination originelle.

5- L'espace vide, comme condition du monde plein

Il n'en reste pas moins que l'esprit humain, loin de tourner le dos au vide, en multiplie les représentations imagées, ce qui semble indiquer que le vide, en tant qu'il est dématérialisation et non dématérialisation, est indispensable pour que l'esprit parvienne à élaborer des discours et des savoirs sur le monde. En effet, un monde plein, totalement saturé de contenu, sans fissure, sans trou, sans place vide, ne pourrait connaître de changement, de devenir et serait par conséquent vide d'événement et donc vide de pensée. Car le monde n'est pensable que si on y pose ou postule du vide, c'est-à-dire des zones ou des espaces où l'être est déficient, absent, en retrait ou espacé ou allégé ou miniaturisé. Dans cette perspective, l'imagerie du vide trouve à se déployer selon deux grandes motivations spéculatives, l'une génétique, l'autre structurale :

- d'une part, pour que quelque chose se produise dans l'univers, dans la sphère de ce qui est, il faut précisément que ce qui n'est pas encore advienne, devienne, passe à l'existence. Ce principe s'applique non seulement à la production d'un étant déterminé, mais aussi à la production originelle, radicale de toutes choses. C'est pourquoi certains mythes comme certains travaux scientifiques opèrent des reconstitutions cosmogoniques qui prétendent retrouver le processus qui a permis de faire surgir quelque chose à partir de rien. A côté d'interprétations qui postulent une éternité de la matière première, qui n'aurait subi que des mises en forme au cours du temps (passage d'une matière informe à une matière informée chez Platon, par exemple), ces herméneutiques des origines placent au principe un vide, à partir duquel est apparue l'organisation matérielle de l'univers.

Mais le vide cosmogonique n'est précisément pas véritablement un non-être, ni pour la science, ni pour la théologie. Si certaines traditions religieuses font remonter l'intelligibilité du processus de création de l'univers à une cause transcendante, à une force divine, qui aurait tiré l'Etre du néant (création ex nihilo), la plupart des exégèses symboliques de ce principe conviennent que le néant n'est en fait qu'une négativité, et que Dieu lui-même ne peut se ramener en son principe originel à du rien (Shaya). Le vide ne désigne ainsi que l'image d'un monde en gestation, encore virtuel, dont la création n'est finalement qu'une actualisation dans le multiple et le visible. "Si l'on se réfère au Sepher Ietsirah et à la conception hébraïque de l'espace, on y voit que "le point (ou zéro d'étendue) n'existe que par son rayonnement, le vide antérieur étant pure virtualité". Il ne devient compréhensible qu'en étant situé au centre et à l'origine de cette même étendue. "L'émanation de la lumière qui donne sa réalité à l'étendue (ce qui identifie le vide à l'obscurité) fait du vide quelque chose et de ce qui n'était pas encore, ce qui est"."[xx]. Ainsi, de tous côtés, quelque que soit le degré de radicalisation de la pensée cosmogonique, l'imagination bute sur un vide qui n'est jamais rien, mais est appréhendé au moins comme un germe, une semence de réalité. La mythologie semble donc, de ce point de vue, s'accorder avec la pensée aristotélicienne pour qui l'actualisation d'un être présuppose toujours une privation (stérésis), une latence, qui prélude à la manifestation et sans laquelle cette dernière serait manifestation de rien ;

- d'autre part, pour qu'à l'intérieur d'un monde formé, d'une structure déterminée, se produise un changement, il faut précisément que soit disponible un lieu inoccupé, qui permet une modification des éléments. Ainsi dans une structure finie d'éléments quelconques, il ne peut se produire de déplacement ou de rotation qu'à la condition qu'il existe une case dite vide. Sans cette trouée, sans cet espace vacant, aucune modification ne serait possible. Ainsi le vide devient bien la condition nécessaire de la vie d'un système spatialisé. S'inspirant d'une analyse de Gilles Deleuze, R.D.Dufour montre précisément que le structuralisme, enfermé dans une binarité statique, n'a pu véritablement penser la case vide : "En dépit des formes et des noms très différents que les auteurs n'ont cessé de lui donner, la case vide occupe dans l'économie du structuralisme, une même fonction : elle correspond à ce qui ne s'inscrit pas dans le cadre de la binarité. Les définitions négatives lui conviennent, mais la négativité qu'elle implique est radicale : elle échappe au rapport binaire affirmation/négation caractérisant les autres critères"[xxi]. De sorte que toute intelligibilité d'une structure ou d'un espace exige que l'on s'affronte à la catégorie du vide. Vide qui peut s'étendre au-delà de la case vide, comme c'est le cas dans l'art pictural chinois, pour qui l'espace doit faire place à de larges étendues vides, jugées nécessaires à l'"animation" même du paysage, c'est-à-dire aussi à la circulation du souffle vital qui traverse autant la nature que la peinture[xxii]. Cette insertion du vide dans l'espace peint ne fait d'ailleurs que prolonger le traitement du vide dans la poésie et le langage. Comme le résume François Cheng : "l'homme possédant la dimension du vide efface la distance avec les éléments extérieurs ; et la relation discrète qu'il saisit entre les choses, est celle même qu'il entretient lui-même avec les choses. Au lieu d'utiliser un langage descriptif, il procède par "représentation interne", en laissant les mots jouer pleinement leurs "jeux" dans un discours, grâce au vide, les signes, dégagés (jusqu'à un certain degré) de la contrainte syntaxique rigide et unidimensionnelle, retrouvent leur nature essentielle d'être à la fois des existences particulières et des essences de l'être"[xxiii].

 

6-Le vide comme expérience transitionnelle du sujet

Au delà de ces fonctions primordiales du vide, qui constituent les conditions d'une structure et d'une histoire du réel, l'imagerie du vide contribue enfin à organiser le vécu même des relations d'un sujet au monde. En effet, un monde appréhendé comme totalement plein ne peut que condamner le sujet à deux issues extrêmes : soit l'attitude fusionnelle, qui permet de mettre fin à tout écart, à toute différence, soit le rejet, l'expulsion, au sens où l'obésité du réel me rejette hors de lui et phagocyte tout emplacement pour la conscience[xxiv]. Dans les deux cas, l'expérience de l'absorption ou de l'expulsion n'autorisent aucune constitution d'une identité indépendante de l'ego. Il ne resterait alors au sujet qu'à se retirer du monde, qu'à mettre fin à toute relation externe, en faisant le vide en soi, en renonçant au monde, ce en quoi consiste en fin de compte l'expérience mystique, entendue comme décréation, dissolution du monde, néantisation. Entre un monde plein et un sujet vide, l'imagerie du vide, appliquée au dehors, au monde, qui se trouve ainsi troué, allégé, permet précisément de rendre possible une nouvelle relation au monde, toujours encore présent, mais dont la présence distante ou lacunaire, fait place à un Moi, qui peut dans l'espace ainsi ouvert à la fois avoir prise sur un monde et s'en détacher pour y faire place à d'autres mondes. Comme le souligne Michèle Porte, la représentation d'un vide inaugure ainsi psychiquement la possibilité d'"un monde du possible"[xxv]. Le vide, comme vacuité parcellaire et momentanée, conditionne pour un sujet la possibilité d'une séparation d'avec l'être omniprésent et étouffant qui n'est pourtant pas négation du réel. Il est remarquable de voir d'ailleurs combien cette expérience illumine en quelque sorte le Mystère chrétien de la résurrection du Dieu-Homme, lors de l'épisode du tombeau vide. La stupéfaction des disciples du Christ lorsqu'ils découvrent au matin de Pâques la disparition du corps du Christ peut se lire symboliquement comme une invitation à passer de l'unique monde visible, auquel se limitent encore leurs esprits, vers un autre monde invisible, surnaturel, où doivent se dérouler dorénavant les événements du salut des hommes. Le christianisme rattache donc bien l'expérience du vide (la disparition du Dieu-homme) à une conversion psychique qui doit mener le croyant à changer d'identité, à vivre selon deux mondes, l'un ici bas, l'autre au-delà[xxvi].

Ainsi il apparaît que l'esprit expérimente bien une représentation du vide, en particulier à travers l'image et l'imagination, au point que l'on peut se demander si le vide n'est pas toujours une image, une sorte d'image-limite, d'image primordiale, au sens d'un archétype. Mais l'image du vide nous indique aussi, à travers ses multiples modes de production et de symbolisation, que le vide ne peut jamais atteindre à la pureté de son concept (le non-être), ni à la radicalité de sa perception possible, le rien. Comme le soutient Bergson : "L'image proprement dite d'une suppression de tout n'est donc jamais formée par la pensée"[xxvii]. Le vide est toujours un peu plein ou du moins il est au moins vide de quelque chose, absence de matière à l'intérieur d'une forme. Mais c'est précisément cet inachèvement, cette impureté de l'image du vide qui rend peut être compte de sa fécondité intellectuelle. En se présentant comme une semi-réalité, comme une réalité virtuelle ou asymptotique, le vide est à même de rendre possible des genèses et des structures, des événements et des changements et pour le sujet une identité à soi. L'image du vide constitue ainsi l'image princeps de toutes les formes d'interstice, d'espacement, d'intervalle, de trou qu'il est possible d'observer, qu'il est nécessaire même de présupposer, pour qu'il y ait de l'être, du devenir et un sujet pour les penser. En ce sens, les images du vide, par leur imperfection même, par leur inadéquation par rapport au concept, sont des conditions pour que la pensée puisse vraiment comprendre ce qui est.

 

Jean-Jacques WUNENBURGER

Institut de recherches philosophiques de Lyon[2][3]



[1][1]

 

 



[i] Une première version de ce texte a été publié dans Images, formes et déformations, Actes du colloque de 2004, Université de Lyon, 2005.

[ii] Voir notre analyse dans L'imagination, Que sais-je ?, 2e édition, PUF, 1993.

 

[iii] Sur les conceptions cosmologiques, on consultera en particulier A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Gallimard, Idées, 1973.

[iv] Pour G. Bachelard, l'obstacle épistémologique dans les sciences résulte d'images premières, dont les significations projectives fortement inconscientes, résistent au travail de conceptualisation abstrait. Voir, La formation de l'esprit scientifique, Vrin, 13è ed. 1986.

[v] H. Bergson, L'évolution créatrice, PUF, Edition du centenaire, 1970, p 730 sq

[vi] Ces attitudes oscillent entre des pratiques de sagesse et des techniques psychothérapeutiques. Voir une évocation suggestive par G. Lafranchi, "Vivre en vacuité", in Le vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient, Hermès, N° 2, 1981, p 271 sq.

[vii] M.M. Davy, L'homme intérieur et ses métamorphoses, Epi, 1974.

[viii] Voir W. Wackernagel, Ymagine denudari, Ethique de l'image et métaphysique de l'abstraction chez Maître Eckhart, Vrin, 1991.

[ix] Il conviendrait sans doute de distinguer avec certains auteurs plusieurs sortes de vide psychiques, un vide spontané passif et un vide-concentration actif, ainsi que des phases de vide correspondant à différents états de conscience et d'inconscience. Voir L.Silburn, "Le vide, le rien, l'abîme", dans Le vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient, op.cit., p 15 sq.

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