Vertu

Parce qu'on a abusé de ce mot à propos de la sexualité, faut-il renoncer à tous ses autres usages, à propos du courage par exemple, qui en fut le premier sens ?

Comme nous le rappelle le Trésor de la langue française, le mot vertu a d'abord signifié force d'âme, courage physique et moral. Mâle vertu! Le modèle de vertu, c'était le citoyen romain qui, tel Cincinnatus, défendait sa patrie avec courage et désintéressement. On dit qu'après avoir conduit les troupes romaines à la victoire, dans des circonstances difficiles, Cincinnatus retourna à son labourage plutôt que d'accepter le pouvoir absolu qu'on lui proposait.

Pour le philosophe Alain, qui fut soldat, la vertu «c'est la puissance de vouloir et d'agir contre ce qui plaît ou déplaît. C'est une puissance acquise contre tous les genres de convulsion, d'emportement, d'ivresse et d'horreur. Vertu, c'est athlétisme. Le coureur doit triompher de l'ivresse de courir, et le boxeur, de l'ivresse de frapper. La vertu n'est qu'efficacité ; l'intention n'y est rien. La vertu du chirurgien n'est pas de trembler, pleurer, s'élancer. Les anciens ont défini quatre vertus principales d'après quatre genres d'emportement. L'emportement de la peur définit par opposition la vertu de courage. L'ivresse, qui est l'extrême du désir, définit la tempérance. L'emportement de la convoitise définit la justice; et l'emportement des disputeurs définit la sagesse» (Définitions, Paris, Gallimard, 3e édition, 1953, p. 222).

Remontons encore plus loin dans le passé, à l’époque incertaine où la pensée commença à se distinguer de l’instinct. Quand un Goliath surgissait, David , suivant son instinct, cherchait le salut dans la fuite. Puis un jour David comprit qu’il possédait en lui une puissance d’un autre ordre, grâce à laquelle il pourrait affronter Goliath et peut-être le vaincre. Cette force, venue d’un au-delà intérieur, qui triomphe de la peur et tranforme la fuite en une attaque réfléchie, calculée, voilà la vertu.

Célébrer la vertu c’est affirmer la souveraineté de l’âme dans le composé humain.
Dans l’antiquité, comme la guerre faisait partie des règles du jeu politique, comme la prospérité et le bonheur des peuples en dépendait et comme on devait miser pour la gagner sur la qualité des soldats et non sur quelque arme nouvelle, on avait intérêt à cultiver la vertu. D’où en Grèce par exemple, la réputation des grands philosophes, Socrate, Platon, Aristote dont la première vocation était de penser la vertu, de la pratiquer eux-mêmes et de l’enseigner. L'Église empruntera ce modèle. Pour Aristote comme pour Platon, les qualités qui font le soldat sont aussi celles qui font le sage, d’où l’emprunt de ce modèle par l’Église. Elle ajoutera les vertus surnaturelles aux vertus naturelles et fera de la victoire des vertus sur les vices la condition de l’accès à la sainteté et au paradis.

Au Ve siècle, le poète latin Prudence (348-410) écrira un poème Psychomachia, qui servira de source d’inspiration aux artistes chrétiens jusqu’à la Renaissance. La psyhomachie, c’est la guerre dans l’âme, The war within the mind,die SeelenSchlacht. On y voit les vertus terrassant les vices.

Suicide de la colère.
Enluminures, Bibliothèque municipale de Lyon, Auteur: Prudence, Livre: Psychomachia, Cote:Ms P.A. 22, f. 7v

La montée vers la sainteté sera donc un dur combat. Le Moyen Âge : énorme et délicat (Verlaine). La psychomachie illustre son côté énorme, mais la sainteté, au fur et à mesure qu’on s’en rapproche, a des exigences de plus en plus subtiles : c’est le côté délicat du même Moyen-Âge qu’illustre le grand nombre de mots exprimant les nuances de la vie affective et morale : joie, allégresse, enjouement, exultation...

 

 

 

La réhabilitation de la vertu est-elle possible?

Si la vertu a si peu d’importance aujourd’hui c’est à cause du matérialisme ambiant, à cause de la critique dont elle a été l'objet, de la part des maîtres du soupçon, de Nietzsche et de Freud en particulier. C’est aussi parce que, à la guerre, ce ne sont plus les qualités personnelles du soldat qui importent, mais la technologie et, derrière elle, la science. Les qualités personnelles perdent également de leur importance dans la vie courante de chacun et dans la majorité des carrières, où la maîtrise des machines, des ordinateurs en particulier, devient de plus en plus déterminante. Pourquoi cultiver la vertu si l'on estime ne plus en avoir besoin, si la technologie la remplace à la guerre et si dans les moments difficiles de la vie on a l'assurance d'être pris en charge par un expert?

Mais que devient l'homme lorsqu'il est privé de la densité intérieure qu'apporte la vertu? Dès que la pression extérieure sur lui est un peu forte, il s'effondre, il implose. Pour se refaire une densité intérieure, il en est réduit à recourir à des moyens extérieurs: drogues, chirurgie plastique, conditionnement physique. Il échappe de plus en plus difficilement au conformisme et cherche souvent refuge dans des sectes où il tentera de retrouver sa force d'âme, par le moyen des techniques de croissance personnelle.

La réhabilitation de la vertu est une tâche difficile, surtout dans les pays où l'on a pendant longtemps accordé une importance démesurée à des vertus comme la pureté et la chasteté, interprétées d'une manière étroite. «Voyez, dira Nietzsche, avec quel air d'envie la chienne sensualité mendie un morceau d'esprit quand on lui refuse un
morceau de chair!» Et avant lui La Rochefoucauld: «Nous nous flattons de la créance que nous quittons nos vices alors que ce sont nos vices qui nous quittent.»

La réhabilitation est néanmoins nécessaire. Elle peut même devenir exaltante si elle est accomplie dans la double lumière des grands principes retrouvées et des critiques dont la vertu a été l'objet au cours des derniers siècles. La recherche des vertus qui orientent dans l'action se confond alors avec la recherche de l'authenticité et de la transparence qui sont des qualités de l'être. Et comme la vertu paraît moins utile que dans le passé, on n'en a que plus de mérite à l'acquérir. D'où ces propos d'un Niezsche enfin réconcilié avec la vertu:

«La plus haute vertu est peu commune et inutile, elle est étincelante et d'un doux éclat: une vertu qui donne est la plus haute vertu. En vérité, je vous devine, mes disciples: vous aspirez comme moi à la vertu qui donne. [...] Vous avez soif de devenir vous-mêmes des offrandes et des présents: c'est pourquoi vous avez soif d'amasser toutes les richesses dans vos âmes.

Votre âme ne se lasse pas de désirer des trésors et des joyaux, puisque votre vertu est insatiable dans sa volonté de donner» (Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1947, p. 89).

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«La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même.» «Beatitudo non est virtutis premium, sed ipsa virtus.»
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«Les vertus ne sont que des passions ordonnées, et les vices des passions en désordre.» Coventry Patmore, poète et mystique anglais (1823-1896).

« Il est difficile, pour des écrivains, de représenter et d’animer la Vertu. La Vertu attend la majuscule, provoque la sécheresse du singulier, les vices foisonnent sous l’exagération magique du pluriel. »
Paul Morand.

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