Molnar Thomas
« Le voici ! Le cheveu rare. Une cigarette à la bouche (il fume un tabac hongrois inaccessible à des poumons d'homme de l'Ouest). Les yeux à demi clos se défendent contre un soleil imaginaire. Tout en lui respire la franchise : son regard aigu, l'expression de son visage. Un air asiate, encore indistinct il y a quelques lustres, s'est accentué et dénonce l'origine magyare et les lointains ancêtres huns. Est-ce ce résidu d'un sang barbare qui explique son esprit guerrier, son goût pour les joutes intellectuelles ? Toujours prêt à attaquer et à tenir, même pour soutenir des causes impopulaires, cet ennemi de l'Europe politique, cet exilé en terre d'Amérique mérite néanmoins parfaitement le titre d'Européen. Non seulement possède-t-il les principales langues du vieux continent, il est d'abord et surtout resté fidèle à un héritage, multiple, ondoyant, traversé de lignes harmoniques, de fragiles équilibres. Cet héritage européen n'est point porté par lui comme une cape décorative ornée de nostalgies : il est vivant et doit être protégé par le verbe et par la pensée. Rien en Molnar du romantique, ami de ce qui se meurt.
L'Européen ! Dira-t-on ce que ce type d'homme comporte de richesses, ce qu'il a accumulé de chants, de pensées, d'accomplissements ! Distingue-t-on ce que sa perte signifierait pour nous ? Nous, Américains nés dans un monde unilatéral, programmé, horizontal, indifférencié ! Un de nos ultimes recours, ce sont ces quelques Européens qui, de par le monde, persistent.
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Molnar a beaucoup voyagé. Cela est utile à celui qui sait voir. A-t-il par ses voyages acquis ou simplement aiguisé ce sens de l'accidentel, du singulier, du divers ? Je crois, pour ma part, qu'il répugne naturellement à tout emprisonner dans un seul commun dénominateur. Molnar est curieux (qui a parlé de " la morne incuriosité " ?) ; il l'est d'abord des choses humaines, soucieux des énigmes, des mystères, attentif à l'étonnante variété des réponses politiques et philosophiques au défi de vivre, ces réponses par lesquelles le génie des peuples se dévoile, irremplaçable. Conséquence prévisible : une horreur, chez lui, de la spécialisation et de ces experts " qui savent tout à propos de rien ".
Sa conversation ne manque pas de cet humour un peu noir particulier à l'homme des pays de l'Est. S'y ajoutent l'ironie (sur les imbéciles), le dégoût (envers les tièdes) et le ton cinglant (contre les malfaiteurs), feutrés pourtant de politesse, d'aménité et de bonne foi...
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Homme de droite ? Ce n'est pas assez dire. Réactionnaire lui sied mieux. Il y a quelques années, il m'envoya un de ses livres, avec comme dédicace cette citation de Georges Bernanos : " Il n'y a que les morts qui ne réagissent plus. " J'y discerne une définition : le réactionnaire est d'abord et avant tout celui qui refuse d'être un cadavre.
Je ne dis pas que les réactionnaires soient sans défauts : Maurras était colérique, Bonald souvent ennuyeux, Maistre aimait à exagérer et Rivarol à ironiser. Et cette liste de défauts (et de réactionnaires) n'est pas exhaustive. Pourtant, à fréquenter les meilleurs d'entre eux, un sentiment domine, assez rare dans notre triste quotidien : celui d'être devant des hommes libres, si libres qu'ils se sont opposés aux misérables dogmes de leur siècle. Molnar est l'un d'eux. »
JEAN RENAUD, Thomas Molnar ou la réaction de l'esprit, Québec, Beffroi, 1996, pp. 11-13. Ouvrage précédant cinq entretiens de J. Renaud avec T. Molnar publiés sous le titre Du Mal moderne.