Géricault Théodore

26 septembre 1791-1824
Né dans une famille de la bourgeoisie aisée de province, il fut comme son ami Delacroix, à l'abri de la nécessité. Il étudie tout d'abord chez Carle Vernet puis chez le très classique Pierre Guérin, mais c'est surtout au contact des grands maîtres exposés au Louvre — une palette de maîtres très électique où dominent les peintres baroques dont il fait de très nombreuses reproductions — qu'il développe sa personnalité artistique. Des notes de sa main nous renseignent sur son véritable programme: «Novembre. — Dessiner et peindre les grands maîtres. Lire et composer. Anatomie, antiquités, italien, musique. — Décembre. — Dessiner d'après l'antique et composer quelques sujets. Janvier. — Aller chez M. Guérin pour peindre d'après nature. — Février. — M'occuper uniquement du style des maîtres, et composer sans sortir et toujours seul.» Au Salon de 1812, il expose le Chasseur chargeant. Il aurait conçu en esprit son tableau après avoir assisté à la vue d'un cheval de carriole rétif devant une charge trop lourde, cabré dans son attelage, l'écume à la bouche et les yeux injectés de sang. «D'où cela sort-il, je ne reconnais point cette touche», se serait exclamé le peintre David frappé par le mouvement furieux, la touche empâtée et vigoureuse de la toile. En 1814 il envoie le Cuirassier blessé. Les deux tableaux n'obtinrent pas le succès que Géricault attendait. Décu, il s'enrôle quelques mois dans les troupes des mousquetaires du roi Louis XVIII. Déçu une fois de plus, il décide pour se distraire de se rendre à Rome où il passera deux années (1816-1817). Il tremble devant les fresques de la chapelle Sixtine: «J'ai douté de moi-même et j'ai été bien longtemps à me remettre de mon trouble.» Il exécute quelques copies puis consacre du temps à des études pour la Course des chevaux libres, tableau qui ne verra finalement jamais le jour. En 1819, il présente Le Radeau de la Méduse qui fit scandale d'une part par le réalisme cru de l'oeuvre, et d'autre part parce qu'on jugea que l'artiste critiquait ouvertement l'impéritie du gouvernement qu'une partie de l'opinion tenait responsable du naufrage de la Méduse. Le tragique incident et les récits d'accès de folie, de violence, de cannibalisme enflammèrent l'opinion publique qui ne tarda à reprocher au gouvernement de la Restauration d'avoir nommé un aristocrate incompétent aux commandes de la frégate naufragée. Géricault travailla de 1817 à 1819 à l'immense tableau de plus de 35 m2. Pour atteindre le degré de réalisme souhaité, il interrogea le souvenir de deux des survivants du naufrage qu'il fit poser comme modèles pour représenter des naufragés, il commanda au charpentier de la frégate une maquette du radeau, il loua un vaste atelier dans le Faubourg Saint-Honoré près d'un hôpital où il se rendait régulièrement afin d'étudier l'expression de la souffrance et de la douleur chez les mourants. «Son atelier devint la succursale de la Morgue. Il s'était entendu avec les internes et les infirmiers qui lui apportaient pour ses études des membres coupés et des cadavres» nous dit un historien de l'époque. L'amoncellement de cadavres représentés dans toute l'abjection d'une mort atroce et de naufragés à moitié nus, trahis par la Providence et par leur gouvernement, dont le seul espoir se résume dans la silhouette minuscule d'un navire à l'horizon, la morbidité et l'érotisme sous-jacents déterminèrent l'accueil défavorable de l'oeuvre. Personne en France ne voulut acheter le Radeau de la Méduse. Il fallut qu'un ami de Géricault, Pierre-Joseph Dedreux-Dorcy, l'achète puis fasse des pressions pour que le Louvre consentisse à l'acheter. L'historien Jules Michelet croyait voir dans ce tableau le naufrage de la France elle-même: «Il est mort [en 1824] l'année même où mourut Byron, à deux mois de distance, deux grands poètes de la mort. Byron dit celle de l'Angleterre, qui se croyait victorieuse. Géricault peignit le naufrage de la France, ce radeau sans espoir, où elle flottait, faisant signe aux vagues, au vide, ne voyant nul secours... L'Anglais mourut de haïr l'Angleterre. Le Français mourut de croire à la mort de la France..»

Le Radeau eut cependant une toute autre fortune en Angleterre où il fut exposé et où Géricault séjourna de 1820 à 1822. Sa passion pour le cheval trouva un exutoire favorable sur les terrains des derbys anglais. Il fut un des premiers à faire connaître aux artistes français les novateurs anglais, Constable, Bonnington dont on sait quelle fut leur influence sur le développement de la peinture au XIXe siècle, particulièrement sur la peinture de paysage et de plein air.

Sa passion pour le cheval que le cinéaste Bartabas a magnifiquement mis en images dans le film Mazeppa, devait lui coûter la vie à la suite d'un accident lors qu'il se rendait inspecter une fabrique de pierres artificielles dans laquelle il avait des actions. Incarnation du tempérament romantique, fougueux, emporté, Géricault est un des rares artistes du XIXe à avoir su retrouver l'énergie virile de l'art classique à une époque dominée par le sentiment de la grandeur empruntée de l'Empire ou le sentiment intime et la métaphysique inquiète des romantiques.

L'oeuvre de Géricault aura sur son époque un impact semblable à celui du Caravage sur le XVIIe siècle baroque. Personnages inquiétants au destin tragique, méprisants des conventions sociales et esthétiques, attirés par les formes les plus élémentaires, les plus crues du réel, ils ont su, servis par une technique inédite et accomplie, le magnifier à un degré rarement égalé. Les deux partageaient la même fascination pour la mort et sa façon de marquer son empreinte sur les corps; l'oeuvre des deux peintres est chargé d'un souffle érotique — homoérotique, les deux étant exclusivement attirés par la représentation du corps masculin — brûlant. La série de magnifiques portraits qu'il fait des aliénés de la clinique de son ami le Dr Georget, qu'on crédite d'avoir été des premiers à humaniser les traitements des patients psychiatrisés, le hisse dans la même classe que le grand Vélazquez lequel avait peint avec une sensibilité poignante les fous de la cour du roi d'Espagne trois siècles plus tôt. À l'instar du Giorgione, mort jeune, dont l'oeuvre survécut à travers celle du Titien, l'oeuvre de Géricault, ses avancées audacieuses dans les régions nouvelles de l'art, trouvèrent dans l'art de Delacroix un nouvel épanouissement.

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La vie et l'oeuvre de Théodore Géricault

Henry Houssaye
Biographie critique du peintre Géricault parue dans la Revue des Deux Mondes en 1879.



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