Tatouage

Nous reproduisons ici, avec l'autorisation de l'auteur et de l'éditeur, Boréal, quelques pages (243 à 245) du dernier livre de Carl Bergeron Voir le monde avec un chapeau, Nous vous proposons ensuite un passage d'un article de Jean Clair paru dans le Figaro, le 4 janvier 2016.

Le mois dernier, dans Le Nouvel Observateur, un article parlait de jeunes personnes qui innovaient en se faisant tatouer des extraits d’oeuvres de Shakespeare, d’Oscar Wilde ou de Gaston Miron. «Pour moi, dit l’une d’elles, ces tatouages n’ont pas de valeur esthétique, ils témoignent de mes affinités et de ma propre histoire.» On ne saurait être plus clair.

Les deux jeunes tatouées en bikini, pour l’instant enthousiastes mais qui se sont gâché le corps à tout jamais, ne sont pas les seules à trouver une consolation dans le marquage corporel. Les cas les plus pathologiques vont jusqu’à l’automutilation masochiste. Généralisé et non plus marginal, le tatouage, qui était surtout le fait d’une minorité, se transforme en l’expression ludique d’un désir de marquage identitaire dans une société où l’ordre symbolique s’effrite et ne va plus de soi. Une adolescente qui, par caprice et coquetterie, se fait tatouer un minuscule papillon en haut de la cuisse, ce n’est pas tout à fait la même chose qu’un adulte de vingt-cinq ans qui se fait tatouer un signe cabalistique sur le mollet ou la nuque. Il me semble que je n’ai jamais vu autant de tatouages que cet été, et le malaise (sinon le dégoût) que j’en ai éprouvé tenait justement à ce qu’ils me paraissaient moins résulter d’une extravagance esthétique que d’une érosion de la personnalité. On pense à tort que ceux qui se font tatouer ne prennent pas au sérieux l’irréversibilité de leur action. C’est précisément le fait que le tatouage soit ineffaçable – comme le nom, comme l’origine, c’est-à-dire comme l’ordre symbolique lui-même – qui les séduit.

Le psychanalyste Michel Schneider, dans son chefd’oeuvre Big Mother, écrit: «Le démarquage passait autrefois par le vêtement, qui signifiait l’appartenance de sexe et de classe, mais la fin des uniformes et le brouillage des codes vestimentaires conduisent non pas à une absence de différences signifiantes et de marques symboliques mais à un marquage plus archaïque. […] La prise du corps dans le corps social, propre aux sociétés primitives, se retrouve dans les sociétés les plus développées par une sorte de retour, dans sa version la plus dure, d’un symbolique dont elles crurent pouvoir se dispenser.»

La culture ne fait plus le travail, les êtres se cherchent donc des assises pour exister, pour se fixer. Le tatouage généralisé témoigne d’une misère diffuse. L’homme démocratique veut croire que le tatouage le distingue, mais plus la pratique se répand, plus la multitude tatouée fait penser à un cheptel zébré de codes barres. Dans une société en auto liquidation, l’ordre symbolique n’assure plus sa fonction fondamentale, qui est d’assurer le rapport à l’altérité et à la mort, donc l’encadrement de la personnalité. Appelé à la rescousse à des fins de distinction et de singularité, le tatouage ne fait plus que marquer sur les corps l’indifférenciation générale. C’est-à-dire la mort elle-même.

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«Après les tags, les tatouages

Le barbouillage des murs, la marée montante des publicités, le bavardage des talk-shows, la parole «libérée» sur les réseaux sociaux, tout part à l'égout collecteur, à la cloaca maxima des déchets du jour, une agitation de nature excrémentielle, un besoin continu de s'exprimer par la saleté, de souiller, de détériorer, d'enfouir sous l'accumulation tout ce qui vous tombe sous la main, et qui tombe tout seul. Fécalisation d'une société non pas devenue permissive, mais entretenant la jouissance d'un narcissisme puéril dont Freud avait analysé les origines et les composants, une fusion anale destinée à posséder le monde. Maculés, balafrés, scarifiés, flagellés, gribouillés, comme calcinés ou rougis par les feux de la rage des tagueurs, les murs qui protégeaient nos maisons. Je ne peux pas ne pas rapprocher ce phénomène de celui qui, depuis peu, a choisi la peau humaine comme support d'une pareille dégradation: le tatouage a succédé au tag. On marque la peau au fer rouge comme on marque les façades à l'aérosol. On stigmatise la peau du corps comme on profane l'enveloppe du lieu qui l'abrite. On tatouait ceux qui s'isolent des hommes: les bagnards, les hors-la-loi, les assassins, ou bien encore ceux qui s'étaient d'eux-mêmes isolés, les marins par exemple, tous ceux qui devaient entre eux se reconnaître au plus vite, comme les membres d'une élite ou d'une secte.

«L'artifice des tatouages et du rasage, pour ne rien dire des anneaux et des scarifications divers, nous impose, quand on les croise, de penser qu'il s'agit là de tribus étrangères à l'espèce à laquelle nous avions cru appartenir.» Pendant la guerre, ce sont les Juifs que l'on tatoua, à l'avant-bras, en leur donnant un numéro, de sorte à les isoler de la communauté des Aryens.
Quelques dignitaires nazis collectionnèrent même, par défi, des peaux tatouées pour en faire des abat-jour qui produisaient la douce lumière d'un épiderme en transparence, avec les motifs surprenants des capricci gravés sur elles. Sans doute le numéro au bras du tatoué distingue à l'oil un individu pour le dénombrer dans la foule innombrable, en même temps, paradoxalement, qu'on plonge l'individu dans la similarité des faciès, la communauté des physionomies. Le tatouage participe de cette ambiguïté:

marquer un individu dans l'anonymat des foules mais, en même temps, isoler la société dont il ferait partie, accentuer sa singularité, la rendre reconnaissable, comme l'uniforme des grands corps de l'État. Ou bien fournir un signe de reconnaissance à des affiliés, membres d'amicales, de sociétés, de groupes d'initiés, pour se reconnaître entre soi.
Le tatouage est devenu à peu près universel. Et il s'est étendu au-delà de la petite région du corps où rituellement il se limitait pour n'être vu que de quelques-uns, pour s'imposer, et avec quelle violence, au regard de tous.

Les bras, le cou, les mollets, la poitrine, le creux des cuisses, le corps entier se recouvrent non seulement de traits agressifs, mais de compositions grossières, des paysages, des figures cabalistiques, des dragons, des hippocampes, un bestiaire infantile et diabolique, des monstres de science-fiction, comme le besoin dérisoire de crier, d'afficher, qu'on appartient malgré tout à l'espèce. On ne peut pas ne pas être frappé par la brutalité de ces visages. Ce ne serait que de ces visages déplaisants qu'on croise partout, et qu'on oublie vite, mais l'artifice des tatouages et du rasage, pour ne rien dire des anneaux et des scarifications divers, nous impose, quand on les croise, de penser qu'il s'agit là de tribus étrangères à l'espèce à laquelle nous avions cru appartenir.»

Jean Clair

Source :
http://premium.lefigaro.fr/vox/culture/2016/01/04/31006-20160104ARTFIG00055-jean-clair-l-ange-gardien-de-notre-heritage-s-est-envole.php

 

 

 

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