Saint Thomas d’Aquin

1225-1274

Au début de sa biographie de Thomas d'Aquin, Chesterton évoque le contexte dans lequel est né et a vécu ce grand de ce monde qui se fit petit devant Dieu.

«D'une façon étrange et symbolique, Thomas d'Aquin jaillit au centre même du monde civilisé de son époque: au coeur de la rencontre entre les puissances qui contrôlaient alors la Chrétienté. Il avait des liens proches avec chacune, même avec celles qu'on pouvait considérer comme étant destructrices de la Chrétienté. Toute la querelle religieuse et toute la querelle internationale étaient, dans son cas, une querelle familiale. Il était né dans la pourpre, presque littéralement de la frange du manteau impérial, car son cousin était Empereur du Saint Empire Romain. Il aurait pu inscrire les emblèmes de la moitié des royaumes d'Europe sur son bouclier, s'il n'avait pas balancé le bouclier. Il était italien, français, allemand et totalement européen. D'un côté, il était héritier de la force des Normands qui avaient fait des incursions et des razzias dans tous les coins de l'Europe et aux confins du monde; une de ces expéditions les avait menés à la suite du Duc Guillaume à travers les neiges aveuglantes du nord jusqu'à Chester; une autre, sur la trace des Grecs et des Carthaginois, atteignit les portes de Syracuse en Sicile. Un autre lien de sang le liait aux grands Empereurs du Rhin et du Danube, qui prétendaient porter la couronne de Charlemagne. Barberousse, qui dort sous les flots rapides, était son grand oncle et Frédéric II, dit la Merveille du Monde, était son cousin au deuxième degré. Il était cependant encore plus attaché par d'innombrables liens à la vie intime, à la vivacité locale, aux petites nations entourées de murs et aux mille lieux saints d'Italie. Physiquement parent de l'Empereur, il était encore plus parent spirituellement du Pape. Il avait le sens de Rome et comprenait comment Rome menait encore le monde, et il n'allait pas penser que les Empereurs allemands de son époque pouvaient, pas plus que les Empereurs grecs d'une autre époque, être réellement romains à l'encontre de Rome. Il ajouta, à l'ensemble cosmopolite dont il avait hérité, bien des acquisitions personnelles qui facilitèrent sa compréhension des peuples et lui donnèrent une sorte de caractère d'ambassadeur et d'interprète. Il voyagea beaucoup. Il n'était pas seulement connu à Paris et dans les universités allemandes, mais il a certainement dû visiter l'Angleterre; on conçoit qu'il se soit rendu à Oxford et à Londres; et on raconte que nous suivons probablement sa trace et celles de ses compagnons dominicains quand nous allons à la gare de chemin de fer près de la rivière, qu'on nomme Black-friars [les Moines en Noir]. Cette vérité s'applique autant aux voyages de son esprit que de son corps. Il étudia la littérature des adversaires du Christianisme avec beaucoup plus de soin et d'impartialité qu'il n'était habituel à l'époque; il chercha réellement à comprendre l'Aristotélisme arabe des Musulmans; et il rédigea un profond traité plein d'humanité concernant la façon de traiter les Juifs. Il cherchait toujours à tout comprendre de l'intérieur et fut particulièrement choyé d'être né à l'intérieur du régime étatique et de la haute politique de son temps. On peut observer son jugement à leur égard par la prochaine étape de son histoire.
S. Thomas était l'image de l'Homme international, selon le titre d'un livre moderne. Mais on doit se rappeler qu'il vivait à une époque internationale, dans un monde qui était plus international que toutes les préoccupations de tout livre moderne et de l'homme moderne. Si j'ai bon souvenir, le candidat moderne pour le poste de l'Homme international était Cobden, un homme presque anormalement national. S'il a toujours été un homme de sa nation, c'est parce qu'il a toujours été un homme normal. C'est dire normal au dix-neuvième siècle. Le treizième siècle était différent. À cette époque, un homme doté d'influence internationale, du genre de Cobden, pouvait aussi presque posséder une nationalité internationale. Les noms des nations, des villes et des lieux n'exprimaient pas la présente division profonde qui caractérise le monde moderne. L'étudiant Thomas d'Aquin reçu le surnom de Boeuf de Sicile, bien que son lieu de naissance ait été près de Naples; mais cela n'empêcha pas la ville de Paris de le considérer tellement et assurément parisien, pour avoir été la gloire de la Sorbonne, qu'elle offrit de recevoir sa sépulture. Considérons un contraste encore plus frappant avec notre époque. Voyez ce qu'on entend par professeur allemand et rendez-vous compte que le plus grand des professeurs allemands d'alors, Albert le Grand, fut lui-même une des gloires de l'Université de Paris, et que Thomas d'Aquin prit son parti à Paris. Imaginerait-on un professeur allemand moderne [de la première moitié du vingtième siècle] acquérant une réputation internationale pour avoir était populaire à Paris?» Source et suite.

 

La philosophie de saint Thomas d'Aquin (Harald Höffding)
« La pensée du Moyen Âge, comme l'architecture, visait au grand et à l'infini, en même temps qu'elle tendait à encastrer tous les éléments de la connaissance du monde, qu'on possédait alors, comme sommiers et comme piliers dans le grand édifice de l'esprit. En bas, le monde de la nature tel qu'Aristote l'avait représenté; au-dessus, le monde de la grâce qui s'était fait jour avec Jésus-Christ, et en haut, la perspective du monde éternel de la gloire. L'idéal était un échelonnement harmonieux de natura, gralia et gloria, et tel, que le champ supérieur, loin de rompre avec le champ inférieur, l'achevait. Cette aspiration a son expression la plus parfaite dans Thomas d'Aquin (1227-1274), qui consomme l'œuvre de la scolastique, l'un des hommes les plus systématiques qui aient jamais vécu. Il a inspiré le Dante, fut canonisé en 1323, était désigné, dans les écoles de théologie du Moyen Âge, sous le nom de doctor angelicus, et subsiste encore comme penseur classique de l'Église romaine, le pape actuel ayant décrété en 1879 que sa philosophie devait servir de base dans les établissements d'enseignement catholique.

Malgré le grandiose d'un système qui, de nos jours encore, comprend aux yeux d'une foule de gens les éléments de l'existence et en éclaire les rapports, il n'en contient pas moins dès le début des défauts extrêmement graves. Ce n'est qu'artificiellement que ces éléments puisés à des sources si diverses ont été rassemblés pour concilier la science naturelle, que l'on croyait comprise dans sa totalité par Aristote, avec les hypothèses surnaturelles de l'Église, il fallait, ou bien en donner une autre interprétation, ou bien la paralyser dans le développement de toutes ses conséquences. La philosophie d'Aristote s'attachait en réalité à représenter l'être comme une progression harmonieuse. Les idées fondamentales avec lesquelles opérait Aristote étaient empruntées aux phénomènes de la vie organique. Il voyait dans la nature le processus d'une grande évolution, dans lequel les degrés supérieurs étaient aux degrés inférieurs comme la forme à la matière, ou comme la réalité à la possibilité. Ce qui, au degré inférieur, n'est que potentiel, devient actuel au degré supérieur. Aristote n'a pu pousser lui-même jusqu'au bout cette importante conception. Mais on voit clairement en quel sens elle entraine des conséquences. Comme penseur ecclésiastique, Thomas d'Aquin était cependant obligé de rompre complètement avec ces conséquences, de repousser le monisme auquel elles menaient, pour y substituer un dualisme. C'est ce qui se montre d'une façon caractéristique dans sa psychologie et dans son éthique. D'après la psychologie d'Aristote, l'âme est la «forme» du corps: ce qui dans le corps n'est donné que comme simple possibilité, se manifeste dans toute son activité et dans toute sa réalité dans la vie psychique. Mais un rapport aussi étroit entre l'âme et le corps répugne aux hypothèses religieuses; et tout en s'associant en paroles à Aristote, puisqu'il nomme l'âme la forme du corps, Thomas d'Aquin traite en réalité l'âme comme une substance absolument différente du corps, de même qu'il ne se fait aucun scrupule d'admettre des «formes» sans matière, afin de ménager la place aux anges! Dans l'éthique, même dualisme. Aux Grecs, il emprunte une série de vertus naturelles, la sagesse, la justice, le courage et la maîtrise de soi-même. Mais alors qu'elles formaient pour les Grecs toute la vertu, il leur superpose les trois vertus «théologales»: la foi, l'espérance et l'amour, qui naissent seulement de façon surnaturelle. Le développement est donc interrompu, et Thomas d'Aquin ne se donne même pas la peine de rechercher si les formes de volonté comprises sous ces vertus théologales ne pourraient pas non plus très bien trouver place dans les vertus «naturelles», en tant que formes particulières de celles-ci. »

HARALD HÖFFDING, Histoire de la philosophie moderne, tome I, Paris, Félix Alcan éditeur, 1906. Voir "La philosophie au Moyen Âge"

 

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