Propagande

par Patrick Troude-Chastenet (2006)

La propagande selon Jacques Ellul. Nous présentons ici quelques extraits d’un article de Patrick Troude-Chastenet que l’on peut lire en version intégrale sur le site de l’Association internationale Jacques Ellul


«Les quelques lignes qui suivent ont pour unique ambition de résumer à gros traits l’analyse ellulienne de la propagande. Elles d’adressent donc en priorité au public étudiant mais aussi à cet être mystérieux que l’on appelait naguère l’ « honnête homme ».

 La propagande comme produit de la société technicienne

Très en vogue durant la période 1940-1960 – 4000 titres d’articles et de livres recensés - (les expériences mussoliniennes, hitlériennes et staliniennes avaient traumatisé les esprits), - les études sur la propagande ne mobilisent plus les chercheurs. Selon Ellul, l’usage de la propagande s’est pourtant récemment développé et généralisé même si aujourd’hui l’on préfère employer le mot plus clean et plus soft de communication. Il nous faut donc toujours garder en mémoire pour ce qui va suivre, que la plupart de ce qui est dit par Ellul dans les années cinquante sur la propagande s’applique à ce que l’on nomme désormais communication !

Ellul présente sa définition de la propagande comme une simple hypothèse de travail : « l’ensemble des méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire participer activement ou passivement à son action une masse d’individus psychologiquement unifiées par des manipulations psychologiques et encadrés dans une organisation ». L’essentiel d’après lui serait d’obtenir une orthopraxie (praxis action) et non seulement une orthodoxie (doxa opinion). Le travail de persuasion s’effectue au moyen d’une certaine unification psychologique. L’individu ne peut être atteint par la propagande qu’au sein de la masse. Elle l’intègre à une certaine vie collective et lui fait partager un langage commun.

 Les différents types de propagande

Ellul opère trois séries de distinctions au sein des différentes catégories de propagande :

1. Propagande politique et propagande sociologique

La propagande politique (celle des gouvernements, partis et groupes de pression) se distingue de la propagande sociologique qui, moins visible, se rapproche de la socialisation. Socialisation que l’on peut définir comme le processus d’inculcation des normes et valeurs dominantes par lequel une société intègre ses membres. Ellul oppose le caractère direct, délibéré et coercitif de la propagande politique (que l’on trouve en priorité dans les régimes totalitaires) au caractère « plus vaste », « plus incertain », idéologique, « diffus », inconscient et spontané, de la propagande sociologique.

Cette propagande sociologique, que l’on répugne à désigner sous ce terme dans nos démocraties pluralistes, agit « en douceur », par « imprégnation ». Elle s’exprime par la publicité[2], le cinéma commercial, les relations publiques, la technique en général, l’éducation scolaire, les services sociaux…. En partie non intentionnelle, cette propagande repose sur ces activités multiples qui agissent de façon concordante comme un ensemble pour inculquer un certain mode de vie.

Parfois la propagande de type sociologique rejoint celle de type politique, dans la mesure où elle est organisée : aux Etats-Unis de 1936 à 1955, des groupes « d’agitateurs » se chargeaient de démontrer la supériorité de l’american way of life.

2. Propagande d’agitation et propagande d’intégration

La propagande d’agitation est la plus visible et la plus massive. Indispensable en temps de guerre, elle joue sur l’autojustification et la haine de l’ennemi. En tant que propagande subversive, elle peut aussi déclencher la crise révolutionnaire.

A contrario la propagande d’intégration – caractéristique des démocraties occidentales du XXème siècle - est une propagande de conformisation. L’individu doit se fondre dans le parti, la société ou la nation ; l’unanimité étant la condition de l’efficacité. Cette propagande d’intégration est d’autant plus efficace que « le milieu à qui elle s’adresse est plus aisé, plus cultivé, plus informé ». Plus on a de chaînes, plus on est sensible à leur manipulation ! Contrairement à l’opinion dominante, Ellul affirme que ce sont les individus les plus informés qui sont aussi les plus susceptibles d’être manipulés. Les intellectuels sont donc les premiers visés. Le besoin de certitude les conduisant d’un totalitarisme à l’autre en fonction des changements d’orthodoxie.

3. Propagande verticale et propagande horizontale

La propagande verticale est liée à la personne d’un chef, elle est donc fragile. Que serait devenue la propagande nazie si la télévision avait existé ? Hitler aurait-il été jugé télégénique ? La propagande horizontale, plus scientifique, s’effectue au sein de groupes sans leaders apparents. Elle s’apparente à « l’agit-prop » de Lénine, au « noyautage » des syndicats par un clandestin du PC hier ou par un militant trotskyste aujourd’hui. Le rôle du « mouchard » (révolution chinoise) ou du « fantôme » (relations humaines aux USA) consistant à modifier (dans l’ombre) l’opinion du groupe.

Ellul note par ailleurs que la propagande émotive ou passionnelle tend à disparaître au profit d’une propagande informative et rationnelle. « Le consommateur jugera par lui-même » semble être devenu le discours du propagandiste actuel. En dépit d’une somme de faits exacts l’homme vivant dans une société technicienne n’en est pas moins plongé dans un univers mythique. La propagande répond aux besoins fondamentaux de l’homme moderne.[…]

Ellul énumère ensuite quatre conditions objectives concernant l’homme :

1. Nécessité d’un certain niveau de vie : l’homme réduit à la misère échappe à la propagande. La propagande d’intégration moderne épargne les individus trop marginalisés.

2. Nécessité d’une culture moyenne : l’homme totalement inculte n’est pas récupérable par les régimes totalitaires. Des études réalisées en Allemagne entre 1933 et 1938 ont montré que dans les campagnes reculées dépourvues de postes de TSF, la propagande nazie n’avait eu aucun effet en raison de l’analphabétisme. Dans les démocraties modernes, on a présenté l’apprentissage de la lecture comme un moyen de liberté alors que l’important n’est pas de savoir lire, mais de savoir ce que l’on lit, c’est à dire d’exercer son esprit critique, de raisonner lucidement sur ce que l’on est en train de lire…. En réalité selon Ellul, la lecture est l’une des conditions de l’existence de la propagande alors que paradoxalement l’ignorance peut protéger….

3. L’instruction permet à l’information de se répandre. Non seulement il faut sortir de l’opposition simpliste entre information et propagande mais l’information est une condition essentielle de la propagande. L’information donne à la propagande sa matière première, elle est créatrice des « problèmes » que va exploiter ensuite la propagande et auxquels elle prétendra apporter des solutions.

4. La propagande nécessite la présence d’idéologies : une même idéologie pouvant donner lieu à diverses propagandes. On entend par idéologie une représentation du monde plus ou moins cohérente fondée sur une combinaison de propositions descriptives et prescriptives.

 Ellul versus McLuhan ?

Elihu Katz a écrit un jour que les théories prophétiques de la communication étaient « protégées par leur invérifiabilité ». La formule s’applique sans doute d’avantage à la pensée du canadien Marshall McLuhan (1911-1980) qu’à l’œuvre de Jacques Ellul. D’une certaine façon la problématique de ces deux auteurs est symétrique et ils arrivent par des voies différentes à des conclusions similaires. Tous deux privilégient la dimension technique des processus de communication en concentrantl’attention sur les émetteurs et non sur le contenu des messages. Ils réfutent la vision classique des humanistes quant à la neutralité de la technique. Ils ne reprennent pas la rengaine habituelle : « Ce ne sont pas les média qui sont dangereux en soi mais l’usage qu’on en fait ». Tous deux contestent le modèle de « la piqûre hypodermique » comme représentation de l’action des média mais ils divergent radicalement dans leur vision de l’avenir : pessimiste chez Ellul, optimiste chez McLuhan. Selon ce dernier en effet, les média de l’âge électronique ouvrent la voie à une « conscience cosmique universelle » (l’inconscient collectif de Bergson) fondée sur la sympathie et la compréhension mutuelle. Alors que le langage divise et sépare (Babel) l’ordinateur traduit instantanément tous les codes, toutes les langues et donc rapproche l’humanité entière dans une sorte de Pentecôte technologique (descente du Saint-esprit sur les Apôtres) permettant l’unité et la compréhension universelles.

Jean-Louis Seurin a fait remarquer que le principal mérite de McLuhan avait été de populariser en France l’idée d’Ellul selon laquelle c’est le mode de transmission même de la culture qui modifie cette culture et lui donne une signification nouvelle, indépendante du message que le média se propose de véhiculer[9]. A ceux qui prétendent que la télévision pourrait être la meilleure ou la pire des choses, selon ce qu’on y met, c’est oublier ce qu’elle est : « le médium, c’est le message ». L’instrument n’est pas neutre !

A la suite d’Ellul en effet, McLuhan a lui aussi questionné le postulat de la neutralité de la technique. Sa prophétie optimiste d’une société intégrée sur une base communielle – le village planétaire - n’en a pas moins été démentie par les faits. Les divisions et les inégalités entre les hommes, entre les nations, entre les Etats, ont survécu à la diffusion des nouveaux moyens de communication de masse. En fait d’intégration communielle au sein du grand « village tribal », l’on a assisté à son contraire : l’hégémonie culturelle américaine et la mondialisation capitaliste.

Si les formules de McLuhan pêchent par excès d’optimisme les thèses « puritaines » d’Ellul sont empreintes d’un pessimisme wébérien. On accuse Ellul d’exagération. Il surestimerait l’impact de la propagande et sous-estimerait la rationalité de l’opinion publique. Mais comment en mesurer les effets, déterminer un niveau zéro, trouver un groupe totalement à l’abri, alors que la thèse d’Ellul décrit précisément la propagande comme un processus universel, continu et souvent non intentionnel ?

On lui a reproché son refus de différencier la propagande des régimes totalitaires de celle des pays démocratiques. Si on peut admettre à la rigueur que la discrimination ne s’effectue pas au niveau du contenu, on ne peut pas conclure à l’identité des moyens utilisés. Ellul négligerait les adjuvants particuliers de la propagande totalitaire liés à son essence même : climat policier, persécutions politiques, parti unique, censure, etc. Jean-Marie Domenach (1922-1997) affirme par exemple que la radio (« le transistor ») peut servir à consolider la dictature mais qu’elle peut tout aussi bien défendre la démocratie[10]. Radio Paris versus Radio Londres !

En réduisant la propagande à un simple produit de la société technicienne, Ellul se condamne à la noyer dans l’ensemble des moyens de communication de masse. La méthode du Français et du Canadien prête également le flanc à la critique. Ellul procède plus par accumulation d’exemples que par démonstration logique. De son côté, McLuhan peu soucieux de vérifications empiriques procède par formules fulgurantes et par analogies.

Le courant « scientifique » des théories critiques rejoint à la fois le pessimisme d’Ellul et l’utopisme de McLuhan. Courant prophétique et courant scientifique se démarquent tous deux du conformisme des recherches empiriques. Tous deux reprochent aux études empiriques leur incapacité à s’élever au niveau des questions fondamentales relatives au sens des phénomènes décrits. Les empiristes prétendent mesurer la culture, alors que pour les théoriciens critiques comme Adorno, la culture est précisément « cette condition qui exclut une mentalité capable de la mesurer »[11].

En revanche, prophétiques et « scientifiques » divergent quant à l’importance et à la signification du facteur technique. Selon le courant scientifique, les moyens de communication de masse ne sont pas, en soi, des instruments d’aliénation mais le deviennent au sein de structures socioéconomiques oppressives.

 Extraits d’un article paru en 2006 dans les Cahiers Jacques-Ellul n°4 ("La Propagande") sous le titre "commmunication et société technicienne"

 


[1] Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Armand Colin, 1962, nouvelle édition, Economica, 1990, p. 181.

[2] « Un moyen de vous rendre mécontent de ce que vous avez pour vous faire désirer ce que vous n’avez pas » selon la belle formule de Serge Latouche.

[3] Ibid. p.119.

[4] Curieusement dans sa bibliographie Jacques Ellul ne mentionne pas l’un des livres les plus connus de Harold Lasswell publié en 1927 : Propaganda Technique in World War.

[5] Jacques Ellul, « Propagande et Démocratie », Revue française de science politique, vol.II, n°3, juillet septembre 1952.

[6] Jacques Ellul, « Information et Propagande », Diogène, n°18, Avril 1957.

[7] Ibid. p.89.

[8] Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard, 1952.

[9] Jean-Louis Seurin, « L’incidence de la technique des mass media. Deux problématiques symétriques et opposées.» in Etienne Dravasa, Claude Emeri, Jean-Louis Seurin, Religion, société et politique, Mélanges en hommage à Jacques Ellul, Paris, PUF, 1983, pp.809-829.

[10] Jean-Marie Domenach, La propagande politique, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1950, 8ème édit. 1979.

[11] Théodore Adorno, « Scientific experiences of a European scholar in America », in Armand et Michèle Mattelart, Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte/Repères, 2000, p. 42.


Ouvrages et articles majeurs de Jacques Ellul

Publicité… nécessaire et avilissante, 1951, Réforme ; réédition : 2004 
Propagande et vérité chrétienne, 1952, Rencontre (bulletin du Centre Protestant d’Etudes), Lausanne 
Propagande et institutions, 1952, Annales de la Faculté de Droit de l’Université de Bordeaux
Propagande et démocratie, 1952, Revue Française de Science Politique
Responsabilités de la propagande, 1953, Les Cahiers de la Pierre-Qui-Vire
La publicité: sa signification et ses dangers, 1955, Coopération : Idées, Faits, Techniques
La crise de l’opinion et la propagande, 1958, Foi et Vie
Opinion publique et démocraties, 1958, Le Monde
Évangélisation et propagande, 1959, La Revue de l’Évangélisation
Sociologie des relations publiques, 1964
La propagande et la démocratie, 1964, Res Publica: Revue de l’Institut Belge de Science
Propagande et personnalisation du pouvoir, 1964
Information et vie privée, 1967, Foi et Vie 
Le règne de l’information: au prix de l’authenticité, 1969, Réforme; réédition : 2004 
L’information dans la société technicienne, 1969
Sur une théologie de l’information, 1970
L’information aliénante, 1970, Économie et humanisme
L’introuvable droit de l’information, 1970, Les Cahiers du Luxembourg, Eglise réformée du Luxembourg
Aliénation par la technique : les dieux masqués, 1972, Réforme; réédition : 2004
Mao: la fin d’un maître en propagande, 1976, Réforme
La propagande, 1978, L’information

Propagandes, 1962 (réédité en 1990)
Histoire de la propagande, 1967, P.U.F.
La parole humiliée, 1981

 

Enjeux

«La bonne propagande de guerre, ce n'est plus la vieille censure, c'est de savoir appâter les caméras devant des images irrésistibles et manichéennes, devant des scènes qui charrient une émotion mille fois plus ductile que l'intelligence.»
Source: Serge Halimi et Dominique Vidal, L'opinion, ça se travaille…, éditions Agone/Comeau & Nadeau,

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