Probité

Louis Godbout

Un jeune nietzschéen sans pitié dit un jour d'un conférencier dogmatique : «si un tel homme possède la vérité, je me range définitivement du côté de l'erreur.» Le conférencier poussait en effet un peu trop loin l'assurance dans la possession de la vérité. «Il manque de probité,» ajoutait le jeune nietzschéen. Il voulait dire par là que, emporté au-delà de lui même dans son explicitation de la vérité, il n'éprouvait nullement le besoin d'explorer les mobiles qui l'incitaient à chercher telle vérité de telle manière. Ainsi définie, la probité serait donc cette vertu qui consiste à toujours associer activement le souci de la connaissance de soi à celui de la connaissance du monde. Voici un vieillard qui fait l'éloge de la chasteté avec une ardeur suspecte. On devrait convenir qu'il manque de probité si l'on avait à l'esprit le mot de La Rochefoucauld:«Nous nous flattons de la créance que nous quittons nos vices quand ce sont nos vices qui nous quittent.» On pourrait dire aussi de la probité qu'elle consiste à ne rien affirmer qu'une analyse subtile de nos mobiles pourrait réfuter.

Probité est l'un des mots qui semblaient attendre une précision qui le distinguerait d'honnêteté, d'intégrité, n'est-ce pas une raison suffisante pour lui donner en français le sens que Nietzche donne au mot Redlichkeit. Quelqu'un de par le vaste monde savant, a jugé utille de consacrer une thèse de doctorat à cette question, ce qui lui a donné l'occasion de préciser la dette de Nietzsche à l'endroit des grands moralistes français : Montaigne, La Rochefoucauld, Pascal... ainsi que de distinguer la conscience intellectuelle, de la conscience morale, la véracité, de la probité

 

  «De la véracité à la probité, c'est donc l'objet de la question qui subit un déplacement ; plus précisément, c'est le primat du rapport à l'objet lui-même qui est relégué au second plan. La véracité est une vertu qui caractérise la pensée dans son rapport à un objet visé, et se traduit par une conception représentative du discours, en tant qu'il se veut le lieu de la conformité, de l'adéquation de la proposition à son objet. De ce point de vue, il n'y a pas de différence entre la véracité tournée vers le dehors (désir de vérité) et la véracité tournée vers l'intériorité (franchise ou sincérité): il s'agit dans les deux cas d'énoncer une proposition adéquate à son objet, de « dire la chose », le monde extérieur dans le premier cas, la conscience dans le second. Comme on sait, Nietzsche fait de l'idéal scientifique de vérité l'héritier de l'examen de conscience12 et, de façon générale, voit dans l'exigence morale de sincérité le principe du désir de vérité au sens large13. Aussi le sens de Wahrhaftigkeit n'est-il pas limité chez lui à la seule « sincérité », mais devient plutôt, rappelons-le, synonyme de Wille zur Wabrbeit. L'être vérace est celui qui cherche à être fidèle à la vérité, autant celle des choses que celle de sa conscience. La Wahrhaftigkeit (véracité) est Wahrheitsliebe (amour de la vérité).

La probité, en revanche, se déploie dans un rapport à soi de la pensée où c'est son activité même, le sens de son rapport à l'objet, qui est soumis à l'examen. Cela implique une conversion du regard puisque, habituellement, « lorsqu'on pense, ce n'est pas à la pensée que l'on pense14». A la question «qu'est-ce que la vérité? », la probité substitue ces autres questions, plus radicales, selon Nietzsche : « Qu'est-ce, à vrai dire, que je fais ? Qu'est-ce que je veux atteindre par là, moi, précisément15 ? » « Qu'est-ce qui proprement en nous aspire à la " vérité "16 ? » « Pourquoi tenez-vous cela, et précisément cela pour juste ?[...] pourquoi écouter le langage de votre conscience ?{...] N'avez-vous nulle notion d'une conscience intellectuelle ? D'une conscience derrière votre conscience17 ?» La conscience morale n'est pas assez rigoureuse ; on peut manquer de probité sans mauvaise conscience18. L'honnêteté la plus scrupu­leuse ne peut atteindre à la probité sans un retour sur soi de la pensée, retour qui consiste à replacer la pensée dans l'histoire et à l'envisager comme pensée « devenue ». En ce sens, la probité est prise de possession de soi de la conscience par l'introduction d'une « conscience derrière la conscience ». Alors que l'hon­nêteté ou la sincérité sont des vertus de la conscience morale, la probité relève de cette « seconde conscience19 », qui « fait défaut à la plupart », que Nietzsche nomme la « conscience intellectuelle ». C'est devant celle-ci que la première doit désormais comparaître. L'avènement de la probité telle que l'entend Nietzsche signe la destitution de la conscience morale au profit de la conscience intellectuelle.

Il s'agit donc en un sens pour Nietzsche, comme pour Kant, de remonter du discours à sa condition : non plus aux conditions formelles qui le structu­rent, mais aux forces vitales qui s'en emparent ; et la « critique » impliquera ici aussi une « déduction » : « [M]on regard s'exerçait à discerner de mieux en mieux pour savoir user de cette forme la plus difficile et la plus insidieuse de déduction — celle qui de l'œuvre remonte au créateur, de l'acte à l'auteur, de l'idéal à celui qui en a besoin, de toute manière de pensée et d'appréciation au besoin qui la détermine impérieusement20. » Or pour la culture platonico-chrétienne animée par l'idéal de véracité, la déduction ultime sera celle qui prendra pour objet la volonté de vérité elle-même. Toute la portée de la cri­tique nietzschéenne tient dans cette question que la probité adresse à la véracité : celui qui cherche la vérité, que veut-il au juste atteindre par là ? Ainsi ce qui fut d'abord la vertu philologique orientée vers le respect du texte de la nature se caractérise désormais non plus par l'amour de la vérité, mais par la résolution à l'authenticité dans le rapport à soi, par le refus du mensonge au sens où le définit Nietzsche: «Ce que j'appelle mensonge: refuser de voir quelque chose que l'on voit, refuser de voir quelque chose comme on le voit21. » Le mensonge est une affaire interne, il est dénégation (Verneinung). Mentir consiste avant tout à se mentir à soi-même, à refuser le témoignage intérieur, introduisant ainsi une scission entre soi et soi. La probité n'emporte donc nullement l'obligation de « dire la vériré », mais celle d'entrerenir un rapport d'authenticité avec soi-même, de coïncider avec soi22.

Source: Louis Godbout, Nietzsche et la probité, Montréal, Liber 2008, p.94-95

 


Notes

12.GS.357.
13. GS, 344.
14.FP, 38[1], juin-juillet 1885 ; KSA, 11, p. 596; OPC, 11, p. 330.
15.A, 196; KSA, 3,p. 170; OPC,4,p. 150.
16.PBM,l;KSA,5,p. 15 ; OPC, 7, p. 21.
17.GS, 335 ; KSA, 3, p. 561 ; OPC, 5, p. 212 ; voir aussi GS, 2, 319; et déjà HTH, I, 630.
18.Voir A, 456.
19.EH, « Pourquoi j'écris de si bons livres », CI, 2.
20.GS, 370; KSA, 3, p. 621 ; OPC, 5, p. 266 (traduction modifiée).
21.AC, 55 ; KSA, 6, p. 238; OPC, 8*, p. 221.
22. Voir CI, «Divagations d'un "inactuel"», 18; FP, 10[145], automne 1887. Quant à Nietzsche lui-même, on dispose du témoignage d'Overbeck: « [C]e dont je ne puis douter le moins du monde c'est que l'homme qu'il était était un homme authen­tique » (Souvenirs sur Nietzsche, trad. J. Champeaux, Paris, Allia, 1999, p. 15).

 

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