Naples

Honoré Beaugrand

Description de Naples par un voyageur canadien-français à la fin du XIXe siècle
«Je me rappellerai toujours notre arrivée en gare de Naples, à deux heures de l'après-midi, par une superbe journée ensoleillée. Une foule bariolée encombrait la place et il fallut tous mes efforts pour empêcher tout un régiment d'officieux de s'emparer de nos effets. Chacun criait, gesticulait, s'injuriait, se bousculait et le pauvre voyageur aux abois, après avoir traversé cette cohue multicolore, remerciait Dieu, lorsqu'il avait rejoint l'omnibus de son hôtel. La voiture s'ébranle et il s'agit de traverser la ville entière pour se rendre à l'hôtel du Vésuve, situé sur les quais Santa Lucia près du Pausilippe.

Nous traversons le quartier du Marché, aux rues étroites, bordées de hautes maisons, où gouille une population misérable, vivant dans la rue, sur le seuil des portes. Dans les rues un peu larges sont installées des échoppes en plein vent, marchands de pommes de terre bouillies, de fritures, de salaisons, de poisson et de fruits où viennent s'approvisionner les habitants qui ne font presque rien cuire, chez eux. Qui n'a pas vu ces rues de Naples ne peut s'en faire une idée. C'est une scène pittoresque, pleine de mouvement et amusante à regarder, si tout cela n'était pas si sale, si misérable. Nous rencontrons un enterrement sur la route et nous apercevons à la suite du cortège une foule de bonshommes vêtus de blanc des pieds à la tête, avec des masques blancs sur la figure, et pleurant à pleine tête la mort du défunt. Ce sont les pénitents blancs payés pour la cérémonie. Nous prenons les quais encombrés de lazzaronis et l'omnibus est entouré d'une foule de mendiants, hommes et femmes, qui tendent la main et qui suivent la voiture en courant. Nous arrivons enfin à l'hôtel encore tout ahuris de la scène que nous venons de contempler.

J'ai dit dans mes précédentes lettres que les villes de l'Italie du nord étaient propres, bien bâties et que la mendicité n'y était pas pratiquée plus qu'à Montréal. Il n'en est pas de même de Naples où les rues sont sales et où les mendiants pullulent. Il n'y a pas jusqu'à certains ordres de moines et de religieuses, aussi sales que la population qui les entoure, qui ne se mêlent de mendier et d'arrêter les passants en pleine rue. Il est d'ailleurs compris, à Naples, que les étrangers sont des oiseaux de passage qu'il faut plumer, et ces bons Napolitains y mettent une ardeur et un enthousiasme méridionaux. Les voitures, très nombreuses, n'y sont pas chères. Les chevaux, petits, trapus, entiers, au poil soyeux, avec leurs harnais ornés de cuivre et d'argent, sans mors et sans collier, sont pleins d'ardeur et filent très vite. Mais les cochers napolitains sont les cochers les plus effrontés, les plus menteurs, les plus voleurs et les plus polissons qu'il soit possible de trouver en Europe ou ailleurs. Ils ennuient les piétons, les harcèlent, les apostrophent, les suivent et les embêtent de toutes les manières imaginables.

À Naples et aux environs, plus que partout ailleurs en Italie, le voyageur devra faire ample provision de patience, car il sera obsédé par les officieux, guides, facchini, lazzaroni, mendiants, vendeurs et vendeuses de bouquets, de fleurs, d'objets en corail, de peignes d'écaille, de bois travaillé, d'allumettes, de journaux, sans compter les musiciens et les joueurs de pianos mécaniques. Il faut toujours avoir le soin de remplir son gousset de menue monnaie pour tous les petits pourboires à donner, Ceci dit, j'ai présenté le côté sombre de la grande ville et je vais maintenant vous parler de ses merveilles.

Naples est aujourd'hui une ville de 495 000 habitants, bâtie sur le versant de plusieurs collines et descendant en amphithéâtre jusqu'à la mer.

Ce qui donne à Naples un charme incomparable, ce sont moins ses collections artistiques et ses monuments que la merveilleuse beauté du cadre qui l'entoure; son ciel bleu, son golfe avec ses îles de Procida, d'Ischia et de Capri, ses collines couvertes de villas et de bosquets, et, au fond, le Vésuve fumant, forment autour d'elle un panorama sans égal.

La ville, qui se développe au bord du golfe sur une étendue de plus de cinq kilomètres, se compose de deux parties que séparent les collines de Capodimonte et de Pizzofalcone, couronnées par les forts St. Elme et de l'Œuf. La parti Est, à la fois la plus ancienne, la plus grande et la plus commerçante, est traversée tout entière, du sud au nord, par la rue de Tolède (aujourd'hui rue de Rome), qui se prolonge jusqu'à l'extrémité de la ville sous le nom de rue de Capodimonte. C'est là que se trouvent les principaux monuments de Naples, sur la place du Plébiscite: le Palais royal et le Théâtre San Carlo; le Castel Nuovo, château fort du XIIIe siècle, qui renferme un magnifique arc de triomphe élevé, en 1470, en l'honneur d'Alphonse d'Aragon; l'église Sant'Anna di' Lombardi (1414) dont les chapelles contiennent de remarquables tombeaux sculptés; l'église de l'Incoronnata (1952), où l'on voit d'excellentes fresques de Giotto; le Palais Fondi; l'église Santa Chiara (1310) qui renferme les magnifiques tombeaux gothiques des princes normands; San Domenico Maggiore, église gothique du XIIIe siècle, somptueusement décorée, dans laquelle les grandes familles ont leurs chapelles et leurs caveaux; le Palais San Angelo: le Couvent de San-Severino, décoré de fresques de Zingaro, renfermant les archives du royaume de Naples, riche collection de 40,000 chartes et de nombreux manuscrits de l'époque de la maison d'Anjou; l'église Santa Maria del Carmine, que surmonte une haute tour et où se trouve le tombeau de Conradin, le dernier des Hohenstaufen; la Cathédrale (1272, 1316), bel édifice gothique, où l'on conserve, dans une magnifique chapelle décorée de marbre et d'or, le sang du saint Janvier.

À l'extrémité de la rue de Tolède, se trouve le Musée national qui possède une collection d'antiquités trouvées à Herculanum, à Pompéi et à Stabies; c'est la plus belle et la plus intéressante qui existe avec ses peintures murales antiques, le Taureau et l'Hercule Farnèse; les tables d'Héraclée; la Vénus de Capoue; la mosaïque de la Bataille d'Alexandre; sa collection de 3 000 papyrus romains trouvés dans une villa près d'Herculanum: ses vases antiques, etc.

Le palais de Capodimonte, situé sur une hauteur au nord de la ville et entouré de beaux jardins, renferme des galeries de tableaux, de porcelaines et d'armures. A peu de distance, s'ouvre l'entrée des Catacombes qui surpassent, par leurs grandes dimensions, les catacombes de Rome.

Les nouveaux quartiers de Naples s'étendent au bord de la mer, sur le versant du Pausilippe. C'est sur le Chiaja et la Villa nationale, belles promenades qui longent le golfe sur une étendue de deux kilomètres, que se donnent rendez-vous les étrangers et la société élégante de la ville. A l'extrémité de la Chiaja, on visite, sur une hauteur, un petit monument que l'on dit être le tombeau de Virgile, et la grotte de Pausilippe, tunnel qui ouvre un passage à la route et dont on fait remonter l’origine au temps d'Auguste.

Les environs de Naples abondent en excursions intéressantes et en sites admirables dont les noms sont connus de tous: les Camaldules, le Vésuve, où l'on se rend par un chemin de fer funiculaire, Herculanum, Pompei, Castellamare, Pouzoles, Procida, Ischia, etc»

HONORÉ BEAUGRAND, «Naples», Lettres de voyage : France, Italie, Sicile, Malte, Tunisie, Algérie, Espagne, Montréal : des presses de la Patrie, 1889.

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Lettres de voyage: Naples

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