« Avec Chestov, il n'y a pas de place pour une position nuancée. C'est tout ou rien. Pas de demi-mesure. La passion de Dieu l'habite, violence inouïe qui se brisera contre le Royaume, à moins qu'elle ne s'en empare. Et l'idée de philosophie correspond à cette tension de l'âme que la physiologie n'a pas encore expliquée. Le volontarisme de Chestov relève d'une sphère préobjective et désigne le sens de la création. "Le tonnerre, les cris, tout cela est avant la raison" (Chestov,
Athènes et Jérusalem, p. 252). Comme l'a signalé Nicolas Berdiaeff, "l'idée fondamentale de la philosophie russe est l'idée d'un existant concret, réel, précédant une conscience rationnelle". Elle signifie la liberté du "tout autre", celle qui implique la crucifixion de la raison raisonnante. La métaphysique, écrit Chestov, "est libre", elle "ne peut" ni "ne veut être une science". Inadaptable, elle se distingue des "pierres idéologiques" des systèmes comme des "pierres théologiques" des catéchismes. Elle est un acte de foi, un acte d'insatiable folie. Car cette genèse n'est pas circonscrite dans le temps, elle se poursuit. Chestov n'a pas cette "patience de limites" qui se trouve à la base des grandes avenues intellectuelles et qui, avec ses impératifs universels et son caractère de nécessité, entretient l'esclavage. Il veut s'éveiller et, pour ce faire, il abandonne tous les lieux communs. Chez lui, la désespérance infernale est percée par une espérance qu'elle précontient. Par là, Chestov tente de rejoindre les prophètes d'Israël pour s'écrier avec eux: "Mort, où est ta victoire? Dard, où est ton enfer?" Le Dieu qui n'exige pas l'impossible n'est pas Dieu, mais une vile idole. Et dans sa lutte inégale, solitaire, où Chestov trouve-t-il un appui, sinon auprès du Dieu de ses lointains ancêtres?
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Apocalyptique, sa pensée ne pouvait recevoir l'approbation des éducateurs publics. Ses écrits demeurent un véritable poison aux yeux des bâtisseurs de civilisations. Le bon sens estime bien plus un représentant de commerce ou un dialecticien, c'est-à-dire un
Professor publicus ordinarius, qu'un penseur comme Léon Chestov. Qui peut vraiment le prendre au sérieux? L'homme a besoin de répit, disait Tchékov. Il a besoin de respirer et de dire: "Ah!que je me sens bien! Ah!que c'est merveilleux!" Il lui faut de la fermeté, des règles, un sol sous ses pieds. Mais Chestov n'offre aucune fondation qui rassure: il est simplement la voix qui clame dans le désert. Située aux confins de la vie, sa philosophie apparaît comme un risque inutile, un plongeon gratuit dans l'impossible aventure. Inégales, ses vérités n'attaquent personne et ne sont défendues par rien. "Elles se manifestent dans leur vitalité originelle, elles s'énoncent dans leur incompatibilité, et parfois elles se transfigurent. De ce révélateur, il me semble, nous avons davantage besoin que de tous les simplificateurs que nous proposent idéologues, mages et savants; il surprend une société rationalisée, conciliante, comme un héritage venu d'ailleurs." Vivre implique un affrontement qui peut nous briser. Mais si l'on va jusqu'au bout, le visage de l'homme resurgira peut-être de nouveau. Qui sait ? »
ANDRÉ DÉSILETS,
Léon Chestov. Des paradoxes de la philosophie, Québec, Éditions du Beffroi, 1984.