Ortega y Gasset José

09 / 05 / 1883-18 / 10 / 1955

Quand tout va bien, on peut se passer de leaders. Quand tout va mal, on cherche désespérément les personnes qui prendront les bonnes décisions au bon moment. En temps de paix et de prospérité on pense à sa liberté, en temps de crise et de conflit on pense à sa vie et on est prêt à obéir pour la protéger. Mais seuls des principes directeurs reconnus et partagés, seuls donc des maîtres à penser permettent alors de limiter le pouvoir des maîtres à agir.

Ortega y Gasset est présent dans le monde germanique, dans le monde anglophone et, bien entendu, dans le monde hispanique. Dans la revue britannique Encounter (1982), David Mata, se demande pourquoi il est ignoré en France au point que, dans le petit dictionnaire de la philosophie, paru chez Fernand Nathan, on l'exécute en deux lignes: “Ortega y, Gasset: philosophe espagnol, auteur de la Révolte des masses (NRF, coll “Idées”) et de L'Histoire comme système.”

Pourquoi, écrit Mata, ces éditeurs et ces universitaires français, qui s'empressent de faire écho à la toute dernière idée du moindre penseur ayant encore la force de saisir un microphone, persistent-ils à ignorer un homme qui a entrevu et prédit tant de choses importantes?”

David Mata nous rappelle qu'Ortega y Gasset a préfiguré le courant existentialiste: “La vie est une insécurité radicale. C'est le sentiment d'être un naufragé... Face à la révélation, la raison pure est apparue. Face à la raison pure, la vie elle-même émerge maintenant, c'est-à-dire la raison vivante, la raison vitale.”

Ajoutons qu'en développant cette notion de raison vitale Ortega a devancé la pensée systémique et écologique. Dans Estudios sobre el amor, il écrit: “La nouvelle biologie nous apprend que la vie, dans le cas de l'homme, ne se compose pas uniquement d'un corps et d'une âme mais consiste en un système d'appareils qui fonctionnent... dans un milieu qui n'est pas quelque chose d'extérieur a l'organisme, mais en est plutôt un organe, l'organe de l'excitation.”

Ailleurs on trouve cette étonnante définition d'un structuralisme dont à peu près personne ne parlait encore: “Nous faisons une grave erreur dans notre interprétation des époques révolues. Nous supposons que ce qui les distingue les unes des autres c’est le contenu de leurs esprits, leurs idées, leurs normes. La vérité c'est que ces époques diffèrent les unes des autres par la structure et le fonctionnement de l'esprit.”

J'ai sur ma table une dizaine d'ouvrages d'Ortega. La plupart des passages que j'y ai soulignés témoignent d'une vision à la fois si haute, si originale, si juste et si claire qu'on en a le vertige: “Toutes les civilisations ont disparu à cause de l'insuffisance de leurs principes. La civilisation européenne est menacée de succomber pour une raison contraire. En Grèce, à Rome, ce n'est pas l'homme qui a échoué, ce sont ses principes: l’empire romain se désagrégea faute de techniques... Mais aujourd'hui l'homme échoue parce qu'il ne peut rester au niveau des progrès de sa propre civilisation.” La crise actuelle, le succès des gourous et des astrologues donnent une singulière actualité à ce jugement.

À mesure qu'on avance dans la lecture de la Révolte des masses, se confirme le sentiment que ce livre, paru en 1929, est indispensable à la compréhension de la crise actuelle comme de celle des années 30. Préfigurant un autre courant important de la pensée contemporaine, Ortega a fait une analyse pénétrante des rapports du social et du politique: “Le plus grand danger: l’absorption de toute spontanéité sociale par l'État; c'est-à-dire l'annulation de la spontanéité historique qui, en définitive, soutient, nourrit et entraîne les destins humains.”

Sans tomber dans le simplisme de certains monétaristes - il a lu Hegel -, Ortega témoigne de la plus vive inquiétude face à la dépendance des individus et des groupes à l'égard de l'État: “Après avoir sucé la moelle de la société, l'État deviendra maigre, squelettique; il mourra de cette mort rouillée de la machine, plus cadavérique encore que celle de l'organisme vivant.”

Pourquoi Ortega occupe-t-il si peu de place dans la culture française, lui qui est clair comme Descartes et vivant comme Rabelais, qui, en outre, considérait le peuple français comme le plus intelligent du monde? Serait-ce parce que les Français d'aujourd'hui préfèrent le style exotique de Lacan à leurs modèles nationaux traditionnels? Serait-ce parce que, chez Ortega; la raison est subordonnée à la vie, le politique au social, tandis que dans la France contemporaine ces rapports sont inversés? Incidemment, les efforts fructueux d'Ortega pour réconcilier la raison et la vie sont une réponse anticipée à un problème central de la pensée contemporaine. Admirateur de la science et de la technique, auxquelles il a consacré de très belles pages, Ortega pense, comme Monod, qu'elles sont un phénomène si improbable qu'il ne se reproduira peut-être jamais: “Mages, prêtres, guerriers et pasteurs ont pullulé partout et comme ils voulaient. Mais cette faune de l'homme expérimental requiert apparemment pour se produire un ensemble de conditions lus insolites que celui qui engendra la licorne. Un phénomène aussi sobre et aussi frappant devrait faire réfléchir un peu sur le caractère super-volatile, évaporable, de l'inspiration scientifique”

Mais à la différence de certains contemporains qui, pour ralentir le retour des mages, veulent séparer davantage la raison de la vie, le savoir du croire, Ortega tente au contraire de rétablir le lien brisé, car c'est ce lien qui, a ses yeux constitue l'ingrédient principal de l'humus nécessaire aussi bien à la science qu'à la sagesse. Dans cette entreprise, Ortega renvoie dos à dos, l'homme-masse, à l'ignorance prétentieuse, “le senorito satisfecho” et le spécialiste, le barbare moderne, le savant-ignorant dont les prétentions, hors de sa sphère étroite, ne sont pas plus fondées que celles de l'homme-masse mais sont beaucoup plus dangereuses à cause du prestige qui les entoure. “C'est l'interprétation intégrale de l'univers qui mérite seule le nom de science... De temps à autre, la science requiert un effort d'unification sans cesse plus difficile... La spécialisation qui a rendu possible le progrès de la science expérimentale durant un siècle, approche d'une étape après laquelle elle ne pourra plus avancer par elle-même, à moins qu'une génération meilleure ne se charge de lui construire un nouvel axe plus puissant.”

Le lien recherché par Ortega c'est la raison vitale qui l'assure, qui le constitue. Cette raison qui s'exprime dans une cité, sur une agora, en des mots à la fois particuliers et universels peut, comme cela s'est produit chez Pythagore, chez Newton, chez Pascal, chez Einstein, chez Dubos, tour à tour, et sans changer de nature, formuler une hypothèse scientifique, élucider une croyance et témoigner d'une expérience intérieure irréductible. Elle peut même, comme c'est le cas chez Lucrèce, nous faire aimer, par le miracle de la poésie, des vérités amères qui, lorsqu'elles sont exprimées dans le langage sec de Monod, nous désillusionnent sans nous nourrir.

Nulle part l'unité de la raison vitale n'apparaît mieux que dans la définition que donne Ortega de la clarté. On donne généralement le scientifique comme exemple de l'esprit clair. Erreur nous dit Ortega, les réalités abstraites étant claires par définition, la clarté n'est pas tant dans l'esprit du savant que dans les choses dont il parle. Il faut par contre avoir un esprit clair pour parler adéquatement de la vie, “ qui essentiellement confus, embrouillé, c'est la réalité vitale concrète, qui est toujours unique. Celui qui est capable de s'orienter en elle avec précision; celui qui distingue, sous le chaos que présente toute situation vitale l'anatomie secrète de l'instant; en somme celui qui ne se perd pas dans la vie, celui-la est vraiment un, esprit clair.”

À aucun moment, Ortega n'a mérité cette critique de Nietzsche, qui réfute tant d'écrivains contemporains: “Ils troublent leurs eaux pour les faire paraître profondes.”

* * *



"S'il est une caractéristique particulière qui attire l'attention du lecteur d'Ortega y Gasset, c'est sa remarquable curiosité: toute question ou événement de son temps, aussi mince soit-il, suscite son intérêt, et retient son attention, comme en témoigne son abondante production écrite (2). Notre auteur offre certains traits qui le différencient du stéréotype courant du philosophe: sa pensée ne semble pas être structurée sous forme de système; il l'expose fréquemment dans des articles de journaux, et ses travaux les plus importants sont publiés sous forme d'essais; enfin, la beauté littéraire de ses écrits est si suggestive et si envoûtante que le lecteur est captivé et qu'il lui est difficile de procéder à l'analyse rigoureuse des idées présentées. (...)

Comme l'a montré Cerezo (4), le moteur de la pensée d'Ortega n'est autre que sa réflexion continue et intense sur le problème de l'Espagne, et son parcours intellectuel ne saurait être appréhendé en-dehors de cette préoccupation-clé, en fonction de laquelle il convient d'interpréter ses activités politiques, culturelles et philosophiques, qui sont autant de projets de réforme socio-politique du pays, même s'ils visent différents niveaux et domaines de la réalité sociale. Ortega était, avant tout et surtout, un pédagogue qui, à l'échelle nationale, cherchait à réformer et à transformer l'Espagne; à cette fin, tous les moyens pouvaient et devaient être utilisés: journaux, revues, livres, enseignement, politique, etc.

La transformation du pays est conçue par le jeune Ortega comme le processus d'intégration de l'Espagne dans la culture européenne. D'où ce qu'il considère comme sa vocation publique en tant qu'intellectuel, son destin d'éducateur, quasiment de réformateur social: s'efforcer d'élever l'Espagne au niveau culturel de l'Europe. La diversité des points de vue que développe Ortega sur la culture en rapport avec le problème de l'Espagne, nous servira de guide pour interpréter l'évolution de sa pensée tant sur le plan philosophique que pédagogique. Comment Ortega a-t-il vécu son rôle de pédagogue? Ainsi qu'il le répète lui-même constamment, au fil des circonstances. (...)

José Ortega y Gasset est né à Madrid le 9 mai 1883. Fils de José Ortega Munilla et de Dolores Gasset, il appartenait par les deux branches de sa famille à des milieux très représentatifs de la culture et de la politique espagnoles de l'époque. Son père, écrivain fort estimable, était, depuis 1902, membre de la Real Academia Española et fut avant tout un journaliste qui exerça son métier dans la section littéraire du quotidien El Imparcial, la publication la plus prestigieuse de son temps, laquelle avait été fondée par le grand-père maternel Eduardo Gasset, monarchiste libéral. José Ortega y Gasset évolua dans le milieu journalistique dès sa jeunesse; vivant dans une famille où la vie publique - lettres et politique - avait une résonance immédiate, il publie son premier article à dix-neuf ans. Ces circonstances familiales déterminèrent de manière décisive son intérêt pour les problèmes sociaux et culturels de la société espagnole, qui le conduisit, parfois, à se lancer dans l'action politique et, toujours, à se considérer comme au service de l'Espagne. Je crois que son amour du journalisme et sa préférence pour les journaux comme moyen d'exposer sa pensée ainsi que son souci d'élégance littéraire eurent pour origine le contexte familial susmentionné.

En 1891, à l'âge de huit ans, il entre comme interne au collège de jésuites de Miraflores del Palo (Malaga) où il demeure jusqu'en 1897. Il commence ses études universitaires - droit et philosophie - à l'université de Deusto (1897-1898), également tenue par les Jésuites, pour les poursuivre à l'Université centrale de Madrid où il obtient une licence de philosophie (1902) puis le doctorat (1904) avec sa thèse intitulée Los terrores del año mil: crítica de una leyenda [Les terreurs de l'an mille: critique d'une légende]. Il reproche aux jésuites le style et le contenu négativistes de leur enseignement, leur intolérance et, surtout, leurs connaissances limitées et leur incompétence intellectuelle (8). De même, l'expérience universitaire d'Ortega à Madrid fut décevante, et il qualifie l'enseignement qu'il a reçu de quelconque (9). À juste titre ou non, le tableau que dresse Ortega de l'éducation dont il a bénéficié est négatif.

Pour comprendre la fonction d'éducateur d'Ortega, il faut prendre en compte, outre le climat familial et sa propre expérience éducative, l'état psychique particulier de la société espagnole pendant cette période, puisqu'il se considère lui-même comme faisant partie d'une génération «qui est née à la réflexion en cette terrible année de 1898 et qui depuis n'a pas connu fût-ce une heure de satisfaction, sans même parler d'un jour de gloire ou de plénitude» (10); 1898 est une date symbolique. Par le traité de paix de Paris, l'Espagne renonce à sa souveraineté sur Cuba, qui deviendra ultérieurement un État libre, et cède Porto Rico, les Philippines et Guam aux Etats-Unis d'Amérique. La perte de leurs colonies remplit les Espagnols d'amertume, d'angoisse et de pessimisme. L'activité intellectuelle espagnole se concentre sur ce que l'on appelle le «problème de l'Espagne» qui englobe, en fait, une multitude de problèmes. Ceux-ci sont analysés et les valeurs historiques soumises à la critique la plus sévère; chaque auteur, quel que soit son domaine, cherche à trouver, selon ses propres particularités et son tempérament, l'explication du «cas Espagne» et les causes de sa décadence.

C'est pendant cette période critique que s'élabore un mouvement scientifique, artistique et philosophique qui vaudra à l'Espagne un prestige mondial tel qu'elle n'en avait pas connu depuis le XVIe siècle (11). Il serait trop long de dresser ici la liste de tant de personnes illustres, mais on peut affirmer que l'Espagne actuelle commence avec la génération de 98, novatrice en toute chose, mais surtout dans sa nouvelle manière d'appréhender la réalité nationale et les questions intellectuelles. Ortega partage avec cette génération la douleur et l'amertume liées à ce qu'il considère comme la prostration espagnole; avec cette génération, il tente de diagnostiquer, il cherche à percevoir le pourquoi de ce qui se passe dans la culture, l'éducation, la politique et la science espagnoles. Mais, face à cette génération qui chante ses peines avec des accents lyriques et tourne ses regards vers la grandeur passée, Ortega table sur l'espoir, l'action et l'engagement pour changer une réalité, la réalité espagnole, qu'il déplore, et regarde non pas vers le passé mais vers le futur tel qu'on l'entrevoit en Europe. Telle est, semble-t-il, l'origine de son amour-haine à l'endroit du représentant le plus éminent de la génération de 98, Miguel de Unamuno. Ortega se différencie, en outre, de cette génération par son activité qui ne répond pas prioritairement à une attitude littéraire mais théorique. Mais où donc Ortega affine-t-il son armature théorique? Cette question nous amène au quatrième et dernier aspect de sa biographie qu'il convient de présenter.

«Fuyant la vulgarité de ma patrie» (12) dit-il lui-même, Ortega décide, en 1905, de se rendre dans les universités allemandes, en commençant par celle de Leipzig, où il étudie Kant: «C'est là qu'eut lieu mon premier corps à corps désespéré avec la Critique de la raison pure qui présente, pour un cerveau latin, des difficultés si énormes» (13); l'année suivante, il visite Nuremberg et étudie un semestre à Berlin où l'enseignement de Simel exerce une certaine influence sur lui. Son expérience la plus importante se situe, toutefois, pendant son troisième séjour, à Marbourg, où pour la première fois, il a pour maîtres deux grandes personnalités, Hermann Cohen et Paul Natorp, éminents représentants du néo-kantisme. Marbourg devait marquer profondément Ortega, non seulement sur le plan intellectuel, non seulement en ce qui concerne sa formation philosophique et pédagogique, mais encore sur le plan personnel. (...) Durant ses séjours dans divers pays européens, Ortega acquiert une excellente formation philosophique, il s'enthousiasme pour le développement scientifique et technique en cours et admire la ténacité et la discipline dont font preuve notamment les Allemands. Son européanisme repose sur une attitude intéressée et critique visant à incorporer ce qui peut l'être, mais sans renoncer aux caractéristiques espagnoles. À son retour de Marbourg, en 1908, il est nommé professeur de logique, de psychologie et d'éthique à l'École normale supérieure et, en 1910, il obtient par voie de concours la chaire de métaphysique de l'Universidad Central de Madrid.

Les contextes décrits sont, à mes yeux, les principales circonstances dans lesquelles Ortega a dû vivre et auxquelles il a dû faire face; c'est à partir de là que se sont constituées sa vie, sa biographie réelle et concrète, autrement dit, les convictions qui sont les siennes quand il écrit son premier ouvrage pédagogique en 1910. Cependant, la pensée d'Ortega continuera à évoluer au fil des circonstances dans lesquelles il devra vivre, comme lui-même nous le rappellera en 1932 en évoquant ce qu'il a écrit dans Meditaciones del Quijote [Méditations sur Don Quichotte] (1914): «Je suis moi et ma circonstance». Cette formule, qui apparaît dans mon premier livre et qui résume en dernière instance ma pensée philosophique, n'exprime pas seulement la doctrine que mon oeuvre expose et propose, signifie aussi que mon oeuvre est une illustration de cette même doctrine. Mon oeuvre est par son essence et sa présence circonstancielle» (14).

L'interprétation qu'Ortega donne de sa propre philosophie empêche qu'on la considère comme un système et, encore moins, comme un système fermé. La pensée d'Ortega, centrée sur le problème de l'Espagne, présente le dynamisme d'une quête incessante de solutions, tant au niveau de la réflexion théorique que de stratégies pour l'action, ce qui explique que les spécialistes aient déployé de grands efforts pour distinguer les diverses étapes de son évolution (15). Cette même évolution se manifeste dans ses écrits pédagogiques; bien plus, je considère que trois d'entre eux représentent de manière exemplaire chacune des phases de sa pensée, et c'est sur ces écrits que nous concentrerons notre attention. (...)

L'Ortega néo-kantien préconisait un homme producteur de culture, réalisateur de formes idéales; un individu humain s'appliquant à construire une culture valable pour l'humanité entière. Ortega découvre peu à peu qu'un tel individu est une abstraction et que le rationalisme - une forme de l'idéalisme – a oublié l'homme réel et concret qui vit dans une situation réelle et concrète. Il faut tourner son regard vers cet homme pour qu'il se montre dans sa réalité radicale; il faut dépasser l'étroitesse de vue du rationalisme. Une nouvelle approche est nécessaire à la connaissance de l'homme; la découverte de la phénoménologie aidera Ortega dans son nouvel itinéraire intellectuel. La conception de l'homme en tant qu'être culturel le satisfait de moins en moins à partir de 1911, et il s'en écarte clairement dans les Meditaciones del Quijote, écrites en 1914.

Le fait de tourner son regard vers l'homme même, vers son être réel et concret, fait apparaître à Ortega que l'être de l'homme consiste à vivre. La vie est la réalité radicale dont il faut partir, avec laquelle il faut compter. Cette conviction, qui l'empêche d'hypostasier la culture comme un domaine autonome et indépendant, deviendra peu à peu une des clés de sa pensée philosophique, comme il le rappellera dans sa maturité: «La première chose, donc, que doit faire la philosophie est définir cette donnée, définir ce qu'est ma vie, notre vie, celle de chacun. Vivre est le mode d'être radical: toute autre chose, tout autre mode d'être, je le trouve dans ma vie, à l'intérieur d'elle, comme un détail rapporté à elle et en rapport avec elle» (22). Dans la tension vie-culture, cette dernière perd la primauté qu'elle avait acquise pendant la phase idéaliste d'Ortega et est désormais considérée comme une manifestation de la vie. La culture consistera à vivre la vie dans sa plénitude.

Si la culture consiste à vivre pleinement la vie, celle-ci, conçue en tant que vie élémentaire, doit être considérée comme le principe de la culture. L'approfondissement de sa réflexion dans cette direction conduira Ortega à interpréter la vie comme créativité. L'influence des lectures philosophiques d'Ortega (...) n'est évidemment pas étrangère au passage, dans sa philosophie ortégienne, de l'idéalisme au vitalisme, mais celui-ci est dû, fondamentalement, à sa réflexion sur la situation espagnole. Ortega, après avoir soutenu que la réforme sociopolitique de l'Espagne passait par sa culturalisation à l'européenne, se rend compte que pour sauver l'Espagne il faut compter avec les énergies qui existent en elle; tournant son regard vers la réalité de son pays, il s'aperçoit que son idiosyncrasie réside dans l'affirmation rigoureuse de la vie immédiate et élémentaire. (...)

La position définitive, mûrie d'Ortega n'est pas celle que nous venons d'exposer, mais celle qu'il adopte à partir de 1930, alors qu'il cherche un équilibre entre la vie et la culture. Une spontanéité vitale, hors des institutions, dégénère en un primitivisme irresponsable; et des institutions sans vitalité dégénèrent en routine et en inertie. (...)

À partir de 1936, le problème de l'Espagne, qui a tant préoccupé Ortega, devient tragédie, celle de la guerre civile espagnole. C'est alors que commence l'exil volontaire d'Ortega en Amérique et en Europe. Certains considèrent les 19 années qui suivront, jusqu'à sa mort, comme une étape distincte de sa vie. Vrai ou faux, il est certain que son engagement politique radical semble décliner face à ces circonstances nouvelles. Son talent philosophique n'en produit pas moins des oeuvres remarquables telles que: Ideas y creencias [Idées et croyances] (1940); La razón histórica. 1a parte [La raison historique 1re partie] (1940), La razón histórica. 2a parte [La raison historique 2e partie] (1944); La idea de principio en Leibniz [L'idée de principe chez Leibniz] (1947); El hombre y la gente [L'homme et les gens] (1949), etc. (...)

L'analyse de la pensée pédagogique d'Ortega met en évidence deux motivations essentielles: la première, qui conditionne l'intégralité de son oeuvre et lui donne sens, est la transformation de la réalité socioculturelle espagnole. Ce qu'on a appelé la «question espagnole» sera pour lui un objet de préoccupation constante et suscitera de sa part des initiatives de tous genres: création de la Liga de Educación política, de la Agrupación al Servicio de la República, intervention continuelle dans les affaires publiques sous la forme de conférences et d'articles de presse, activité parlementaire en qualité de député, etc. La deuxième, liée à la précédente, est la conviction d'Ortega qu'il a pour vocation de réformer et de modeler la nouvelle société et l'homme nouveau espagnol. Étant donné qu'il se considère - à juste titre selon moi - comme un philosophe, il réalise cette vocation principalement en avançant des idées qui donneront une impulsion à cette transformation. Son influence en matière d'éducation est multiple (36). Dans le domaine académique, il est la personnalité la plus influente dans les milieux philosophiques espagnols de l'époque. Autour de lui, et sous l'emprise de sa philosophie et de sa personnalité, se crée ce qu'on a appelé l'«École de Madrid». Manuel García Morente, Xavier Zubiri et José Gaos sont, avec Ortega, titulaires des chaires de philosophie de l'Université madrilène. Quiconque connaît la culture espagnole sait ce que représentent ces noms. Que l'on ajoute ceux de Luis Recaséns, María Zambrano, Ioaquín Xirau et Julián Marías, qui, d'une façon ou d'une autre, se rattachent à l'École, et l'on conviendra que la pensée d'Ortega, considéré par tous comme le maître incontestable, occupe une position privilégiée dans la philosophie espagnole du XXe siècle.

L'influence d'Ortega ne se limite pas aux professeurs et élèves qui l'ont eu comme maître du temps de la splendeur de la philosophie incarnée par l'«École de Madrid»; elle s'est étendue à d'autres personnalités de la philosophie et de la culture espagnoles de l'après-guerre comme José Luis Aranguren et Pedro Laín Entralgo, notamment; on peut donc dire que sa philosophie appartient à la tradition culturelle de notre pays. (...)

Dans le domaine extra-universitaire, Ortega réalise ce que Luzuriaga (38) a appelé des «fondations» multiples et cherche clairement à infléchir, avec des idées nouvelles, la société espagnole. Parmi ces «fondations», l'une des plus importantes, la Revista de Occidente, peut être considérée comme l'aboutissement d'un processus au cours duquel se sont succédé les tentatives et les échecs. Ses expériences antérieures dans le domaine culturel et politique l'amènent à concevoir la Revista de Occidente comme un tremplin pour la transformation culturelle de l'Espagne. Il a, semble-t-il, fondé cette revue et la maison d'édition du même nom pour former des lecteurs qui partageraient la perspective culturelle qui était la sienne, en définitive, pour créer un climat culturel permettant la lecture et la discussion de ses propres écrits. (...)"

Notes
2. J. Ortega y Gasset, Obras completas, Madrid, Alianza Editorial-Revista de Occidente, 1983. 12 volumes. C'est cette édition qui a été utilisée pour les présentes notes de référence, qui mentionnent le titre de l'œuvre citée, le volume et les pages correspondantes.
(...)
4. P. Cerezo, La voluntad de aventura [Le désir d'aventure], Barcelone, Ariel, 1984, p. 15-87.
(...)
8. Al margen del libro «A.M.D.G. » [En marge du livre «A.M.D.G.»] vol. 1, p. 532-534.
9. Una fiesta de paz [Une fête de paix], vol. 1, p. 125.
10. Vieja y nueva política [Politique ancienne et nouvelle], vol. 1, p. 268.
11. Ch. Cascalés, L'humanisme d'Ortega y Gasset, Paris, P.U.F., 1957, p. 3.
12. Una primera vista sobre Baroja [Une première vue sur Bajora], vol. 2, p. 118.
13. Prólogo para alemanes [Prologue pour Allemands], vol. 8, p. 26.
14. A una edición de sus obras [Á une édition de ses oeuvres], vol. 6, p. 347.
15. José Ferrater Mora distingue trois phases: objectivisme (1902-1914); perspectivisme (1914-1923); ratiovitalisme (1924-1955). José Gaos, son principal disciple avant la guerre civile espagnole, distingue quatre périodes: la jeunesse (1902-1914); première étape de la maturité (1914-1923); deuxième étape de la maturité (1924-1936) ; l'exil (1936-1955). Des classements similaires ont été proposés par Morón Arroyo et Pedro Cerezo, entre autres.
(...)
22. Ensayos filosóficos. Biología y pedagogía [Essais philosophiques. Biologie et pédagogie], vol. 2, p. 271-305.
(...)
36. J.L. Abellan, Historia crítica del pensamiento español, Madrid, Espasa Calpe, 1991, vol. 5 (III), p. 212-281.
(...)
38. L. Luzuriaga, «Las fundaciones de Ortega y Gasset» [Les fondements d'Ortega y Gasset], dans: Homenaje a Ortega y Gasset [Hommage à Ortega y Gasset], Madrid, Edime, 1958, p. 33-50.

Juan Escámez Sánchez, Jose Ortega y Gasset (1883-1955), Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d'éducation), vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 267-285.
Mention apparaissant sur le document original: ©UNESCO : Bureau international d'éducation, 2000. Ce document peut être reproduit librement, à condition d'en mentionner la source.

Articles


La pensée éducative d'Ortega y Gasset

Juan Escámez Sánchez
Mention apparaissant sur le document original: Le texte suivant est tiré de Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d'éducation), vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 267-285. ©UNESCO : Bureau int



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