Thielemans Jean-Baptiste

29/04/1922

Apparu sur les scènes belges à la même époque que Jaspar ou Thomas et s'intéressant d'emblée à la même musique qu'eux, prêt comme eux à tout quitter pour cette musique, Toots Thielemans aura un parcours tout à fait différent. Tandis que Jaspar et Thomas sont aujourd'hui oubliés, Toots est une des seules vedettes internationales de la sphère du jazz.

Jean-Baptiste Thielemans voit le jour dans le quartier des Marolles, au coeur populaire de Bruxelles. 65 ans plus tard, dans le living de Toots, vedette internationale, on trouve une plaque avec cette mention, fièrement mise en valeur : "... Je suis un authentique marollien de la rue Haute..." (Toots Thielemans). Dès sa petite enfance, le petit "Jeanke" Thielemans (Toots n'apparaîtra que bien plus tard) se frotte à la musique, à la musique populaire précisément : au Trapken Af, le café que tiennent ses parents rue Haute, se produit tous les dimanches un accordéoniste dont l'enfant imite bientôt les gestes et les mimiques. Il le fait avec une telle conviction que, pressentant que ce "ketje" veut jouer de l'accordéon, son père lui achète, alors qu'il n'a que deux ans, son premier instrument. Caché derrière cet accordéon aussi grand que lui, Jean donne bientôt de petites représentations qui lui valent, on s'en doute, un franc succès auprès des clients qui ont alors droit à quelques airs issus des opérettes de Franz Lehar. En 1927, la famille Thielemans quitte les Marolles pour Molenbeek-Saint-Jean et au décor quotidien du café, succède celui d'un magasin appelé "Au palais du cache-poussière" ! Comme tous les enfants, Jean passe le plus clair de son temps sur les bancs de l'école, primaire d'abord, secondaire ensuite, à l'Athénée de Koekelberg. Et c'est désormais pour ses copains de classe qu'il donne de temps à autre quelques petits concerts d'accordéon. En 1929, il participe à un premier tournoi pour accordéonistes. La même année, il commence à s'intéresser tout particulièrement à un instrument plus commode à transbahuter d'un endroit à l'autre : l'harmonica (la "musique à bouche" comme nous disons), instrument bien plus répandu à l'époque qu'aujourd'hui. C'est, semble-t-il, à la suite d'une maladie que s'est opérée cette mutation : alité pendant de longues semaines, il ne peut que difficilement manier son accordéon. En 1939, Jean Thielemans s'achète son premier "vrai" harmonica chromatique.

Peu avant la guerre, on le retrouve inscrit à l’Université Libre de Bruxelles, section Mathématiques. Etudes interrompues par les « événements » et pour lui comme pour tant d’autres, commence le scénario classique : évacuation en France, puis retour au pays après la Capitulation, et adaptation au nouveau mode de vie de l’Occupation. C’est à cette époque que sera abordé le tournant décisif : Thielemans devient un auditeur assidu des émissions de jazz diffusées par les radios françaises et anglaises. Sans cette découverte du jazz – d’autant plus passionnée que le jazz fait un peu office alors de musique « maudite » dans l’idéologie allemande – Thielemans serait sans doute devenu ingénieur et le monde de la musique aurait été privé d’un de ses plus grands interprètes. Tout au long de l’Occupation, il va chercher à en savoir toujours davantage sur cette musique sulfureuse. Il rencontre quelques-uns des personnages qui font autorité à Bruxelles en matière de jazz : Carlos de Radzitsky et Albert Bettonville, détendeurs d’une collection qui fait rêver les nouveaux venus.

En 1941, se situe un autre événement déterminant : alors que Django Reinhardt est devenu son idole, un de ses amis, propriétaire d’une guitare mais piètre guitariste, lui lance un jour en guise de défi : « Quand tu pourras jouer l’intro de ‘Sweet Georgia Brown’ comme Django Reinhardt, ma guitare sera à toi… ». Jean Thielemans ne se le fait pas dire deux fois et se retrouve bientôt possesseur d’une guitare, qui deviendra son second instrument. Il commence à jouer avec d’autres jeunes musiciens, comme lui férus de jazz. On possède deux acétates, probablement enregistrés en 1943 et qui sont en fait la première trace discographique du futur Toots. Dans les studios Polyvox (Bruxelles), sont ainsi gravés « Les yeux noirs », « Solitude », « Dixieland Detour » et « Saint-Louis ». Absorbé de plus en plus par la musique, Jean ne terminera pas ses études. A la fin de la guerre, son choix est fait : comme son « collègue » liégeois René Thomas – dont il fera bientôt la connaissance – comme le jeune vibraphoniste d’Andenne Sadi Lallemand, il se consacrera à la musique et rien qu’à la musique (à l’époque, Jaspar et Pelzer sont toujours étudiants). A la libération, il se retrouve plongé dans le tourbillon musical que suscite la présence des Américains. Comme tout le monde, il joue pour eux dans les restcamps, officier’s clubs, etc. Puis en 1945, le trompettiste Herman Sandy lui propose de remplacer André Meersch au sein de son orchestre, un orchestre qui, sous le nom de « Jazz Hot » va devenir une des trois meilleures formations du pays (avec les Internationals et les Bob-Shots). On y trouve le saxophoniste Raymond Lauwers, le pianiste Gene Kempf et le batteur Jackie Thunis.

Le « Jazz Hot » sera au centre des folles nuits du « Duc de Buckingham » à Blankenberge, et du « Grand Siècle » à Bruxelles. Estimant que le prénom de Jean-Baptiste n’était pas ce qu’on pouvait trouver de plus swinguant, Jackie Thunis lui propose de s’appeler désormais Toots (comme les Américains Toots Camarata et Toots Mondello). Jean accepte et bientôt, dans le milieu du jazz en tout cas, on ne le connaît plus que sous le nom de Toots Thielemans, réputé comme l’un des bons guitaristes de la capitale et un des seuls jazzmen à essayer de produire des phrases jazz à l’harmonica. N janvier 1946, il est membre de l’orchestre de Robert De Kers, une des formations « pros » les plus en vue. Marcel Colbrant et Henri Winkeler ont alors la formidable idée de filmer l’orchestre pour la société anversoise « Animated Cartoons ». Et c’est ainsi qu’un court métrage intitulé « Modern Mood » nous permet, 40 ans plus tard, de voir Toots jouer aux côtés de Jean Robert, Fernand Fonteyn, etc. dans le contexte swing tout à fait réjouissant. Un joyau ! La même année, il enregistre quelques titres avec l’accordéoniste Rudd Wharton, avec l’orchestre d’Yvon De Bie (les fameux « Rose Room » et « Berceuse Nègre ») et il entre dans la formation de Ruddy Bruder alors basé à la Malmaison. Parmi ses premiers enregistrements, on peut encore rappeler le disque Olympia réalisé avec Fud Leclerc en février 1947 et sur lequel était enregistré le célébrissime « Hey ! Ba-be-re-bop » qui fit la gloire de Lionel Hampton.

Mais déjà, dans sa tête, une idée folle, démesurée commence à prendre de plus en plus de place : tant qu’à jouer du jazz, pourquoi ne pas essayer de le faire au pays même du jazz, aux Etats-Unis ? En 1947, trois ans avant le départ de Jaspar pour Paris, neuf ans avant que ce dernier ne parte lui aussi pour la Mecque, Jean « Toots » Thielemans, considéré dès cette époque comme l’un des meilleurs instrumentistes jazz en Belgique, accompagne son oncle qui doit effectuer un voyage d’affaires aux Etats-Unis. Arrivé à New York, il fait le tour des clubs, son harmonica en poche et, introduit par un photographe dont il avait la connaissance, découvre ainsi la magie des lieux saints du jazz : le « Three Deuces » entre autres. C’est le début des grandes rencontres : le trompettiste Howard Mc Ghee, le guitariste Chuck Wayne, les pianistes Billy Taylor et Lennie Tristano deviennent ses premiers partenaires américains – car, on le devine, l’harmonica ne reste pas longtemps dans la poche de Toots. En 1948, il écrit pour la revue belge L’Actualité Musicale, une série de lettres. Dans l’une d’elles, on peut lire : « … Après avoir joué huit jours à New York, me voici à Miami. Ai entendu Chuck Wayne. J’ai joué sur sa guitare et il n’en revient pas qu’on puisse jouer du be-bop rien qu’en entendant des disques… ». Billy Shaw, l’impresario de Benny Goodman, l’entend et lui promet de « faire de lui le roi belge du be-bop ». Toots a en effet entre temps découvert les harmonies et les entrelacs du bop et, séduit, s’est attaqué à cette musique nouvelle, tant à la guitare qu’à l’harmonica – qu’il est alors le seul au monde à orienter dans cette voie ! De retour en Belgique, il enregistre donc, à ses frais, quelques acétates (Laura, Stardust, etc.) qu’il envoie aussitôt à Billy Shaw, pour recevoir en fin de compte une réponse de Benny Goodman lui-même. Le « King of Swing » lui propose en toute simplicité d’entrer dans le nouveau combo qu’il monte pour le Paramount Theatre à New York ! Malheureusement, quand on est européen, on ne devient pas facilement musicien aux Etats-Unis. Des questions de visa et de permis de travail empêchent Toots de rejoindre le fameux orchestre. En Belgique, auréolé malgré tout par ces propositions et ses contacts new-yorkais, Toots Thielemans est devenu une vedette. Il est acclamé lors des fameuses jams de l’Onyx Club, et le Hot Club Magazine en parle dès cette époque comme d’une des « plus grandes figures du jazz belge actuel ». Il franchit encore un jalon important au Festival de Nice en 1948 où il se produit avec les solistes des Bob-Shots dans une formation dirigée par Jean Leclère. C’est là qu’il a l’occasion d’entendre pour la première fois en direct Louis Armstrong qui lui arrache ses premières « larmes musicales ». L’année suivante, autre festival, autres lauriers, autre consécration, il se retrouve à l’affiche du Festival de Paris (1949) au même programme que Charlie Parker et Miles Davis (l’autre formation belge présente au Festival étant les Bob-Shots). Sur le disque rendant compte de la jam-session qui clôtura ce festival, on trouve les noms de Charlie Parker, Sidney Bechet, Miles Davis et… Toots Thielemans ! Comme les Bob-Shots, Toots a d’ailleurs l’occasion, lors de ce premier séjour parisien, de graver également, le 13 mai exactement, quelques disques pour le label Pacific. A ses côtés, Francis Coppieters (p), Jean Warland (b) et John Ward (dm), les deux derniers cités jouant aussi sur les disques des boppers liégeois. Le 22 août 1949, Toots Thielemans se marie avec Netty et la même année, lors d’une tournée en Italie, il participe à une séance d’enregistrement en compagnie de Flavio Ambrosetti, Gilberto Cuppini, Hazy Osterwald, Ernst Hollerhagen, etc. A Rome, il rencontre… Benny Goodman ! Celui-ci se souvenant des disques que Billy Shaw lui avait fait entendre, lui propose de le rejoindre sur la scène du Palladium à Londres. C’est le début de l’engrenage au terme duquel l’attend un succès qu’il n’aurait jamais osé espérer.

La formation de Goodman compte alors quelques prestigieux musiciens : le trompettiste Roy Eldridge, le saxophoniste Zoot Sims (avec qui Toots enregistrera quelques faces à Stockholm en avril), le pianiste Dick Hyman, le batteur Ed Shaughnessy, etc., au milieu desquels, loin de détonner, il s’intègre parfaitement. Le sextette tourne au Danemark, en Suède, etc. et partout, l’accueil est enthousiaste : lors de son passage au Casino de Knokke et au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, la presse belge réserve une place importante à l’événement et tout particulièrement à la présence de Toots Thielemans au milieu des grandes vedettes américaines.

Mais pour la carrière de Thielemans, les concerts les plus importants ont peut-être été ceux effectués en Scandinavie. Le courant passe dès le premier abord entre le Marollien et les Suédois. Dans les années qui suivent, Toots séjournera de nombreux mois à Stockholm où il aura l’occasion de lier connaissance de manière approfondie avec Charlie Parker, rencontré sur scène de la salle Pleyel en 1949. En 1950-1951, le Bird lui aussi se sent comme chez lui en Suède, où il vit peut-être ses derniers mois de bonheur. Un soir de novembre, alors que Toots se produit avec l’organiste Reinhold Svensson dans un hôtel de Stockholm, il voit entrer Charlie Parker. Aussitôt, il entame, suivi par son partenaire, le célèbre Lover Man, reproduisant note pour note le chorus de Parker qu’il a évidemment écouté mille fois. Bird s’approche, sidéré et, à la fin du morceau, serre la main de Toots et lui dit que ce qu’il vient d’entendre est le plus grand hommage qu’on puisse rendre à sa musique… et d’ouvrir son portefeuille afin de récompenser Toots à coup de dollars. Moment particulièrement intense pour un jazzman européen, faut-il le dire, que cet enthousiasme du maître lui-même ! Par la suite, Toots et le Bird auront l’occasion de passer ensemble plus d’une nuit nordique. Et lorsqu’ils se retrouvent aux States, Parker engagera notamment son ami pour une semaine au Earl Theatre de Philadelphie à une époque, hélas, où Charlie Parker était au bout du rouleau. « Quelques fois, nous devions soulever Bird afin qu’il tienne debout, et lui mettre son saxophone aux lèvres. Mais même dans ces moments-là, il jouait admirablement bien ». Pendant un certain temps, Toots va aussi « navetter » entre Stockholm (où il enregistre plusieurs disques, dont un supervisé par Léonard Feather, avec Arne Domnerus et Rolf Ericson) et Bruxelles (où il retrouve, toujours avec plaisir, au détour d’un studio, ses amis Bill Alexandre, Billy Desmedt, Gus Deloof, Jean Warland, etc.). Mais l’appel des States se fait de plus en plus pressant et fin 1952, il s’embarque à nouveau en direction de New York, espérant bien que, cette fois, c’est la bonne.

Pour se conformer à la réglementation américaine sur l’immigration, il commence par travailler pour la Sabena, puis décide de prendre la nationalité américaine. Le pas décisif est franchi. Toots se trouve un appartement à Manhattan, dont l’écrivain Arthur Miller est le voisin. Un nouveau musicien américain est né. Très vite, il séduit le public, « les » publics car – et c’est une constante dans sa carrière – il joue désormais sur les deux tableaux : admiré des amateurs de jazz pur et des musiciens pour sa musicalité et sa virtuosité, il est également prisé du grand public auquel il délivre régulièrement des pièces plus commerciales, plus proches de la variété que du jazz. Sa réputation l’a d’ailleurs précédée dans certaines sphères. Ainsi, plusieurs de ses disques commerciaux réalisés en Belgique (Happy go lazy, Latin Quartet, etc.) ont été adoptés aux Etats-Unis par les fameux « Harmonicats » !

Les grandes rencontres ne tardent pas à s’effectuer. La première année de son émigration, il se produit au Down Beat Jazz Club avec Charlie Parker et le groupe de Max Roach. A Philadelphie, il travaille avec Jackie Davis au Show Boat. Il enregistre son premier disque américain – sous le nom de Jon Tilmans – le 6 décembre 1952 (avec Dick Hyman et Harry Reser). Quelques semaines plus tard, il rentre en studio, en sideman cette fois, avec Dinah Washington et Wardell Gray ! Mais c’est surtout sa rencontre avec Georges Shearing, alors très populaire auprès du public américain, qui lui vaudra sa véritable et définitive intégration au monde du spectacle U.S. Shearing lui propose d’entrer dans son fameux quintette. Il y restera environ sept ans ! « C’est le seul travail vraiment fixe que j’aie eu de toute ma vie » dira Toots avec un clin d’œil. Les premiers enregistrements avec Shearing datent de mars 1953, amorçant une série au terme de laquelle le nom de Toots sera connu aux quatre coins du monde jazz. « Au début, j’ai eu un petit coup de feu à la guitare que je n’avais pas touchée depuis la tournée Goodman. Après une quinzaine de jours, j’ai eu tous les arrangements dans les doigts, quoique certains soient assez compliqués. Shearing a été charmant avec moi et n’a cessé de m’encourager. Dans les band, j’ai retrouvé le bassiste Al Mc Kibbon, venu en Belgique avec l’orchestre de Dizzy, le drummer Bill Clark et le vibraphoniste Joe Roland, tous d’excellents musiciens et copains parfaits » (Act Mus. 1992). Aux côtés de Shearing, Toots fait le tour des grandes villes américaines : New York, Boston, Chicago, Pittsburgh, Los Angeles, San Francisco, et pousse même jusqu’à Toronto et Haïti.

Amené parfois à se produire dans un orchestre renforcé, il adopte, pour pouvoir se faire entendre, un système d’amplification particulier qui fait de son harmonica un instrument à part entière, un instrument auquel Shearing décide d’ailleurs de consacrer un concerto ! Au hasard de ses tribulations, Toots rencontre de vieilles connaissances : Jack Kluger à New York, Jackie Thunis à Spokane, Malou Honey et Joe Lenski lors d’une jam chez Marian Mc Partland. Et les années passent. 1955, lorsqu’on l’interroge sur ses souvenirs, Toots finit toujours par évoquer – et on le comprend – une certaine tournée à travers les Etats-Unis avec le « Birdland All Stars » : « Pour moi, ce voyage tenait du prodige. Nous étions tous dans le même autocar : Count Basie et John Williams, Billie Holiday avec ses chihuahua sur les genoux, Lester Young toujours à l’arrière. Toutes mes idoles étaient bel et bien là et je pouvais leur tenir compagnie : Philly Joe Jones, Miles Davis, Cannonball Adderley, Tommy Flanagan, … Et j’étais toujours assis à côté d’Eddy Jones, le gros bassiste de Count Basie, parce qu’on était en plein hiver et qu’il avait un long manteau en cuir, bien fourré, contre lequel nous essayions tous deux de rester au chaud. Le vibraphoniste de Shearing et moi, nous étions les seuls blancs à bords ». Pour réaliser l’émotion que devait représenter ce genre d’expérience, il faut se souvenir qu’à l’époque, Toots Thielemans était loin d’être aussi connu qu’aujourd’hui ; côtoyer les géants était encore nouveau pour lui. Et à propos de « reconnaissance », rappelons que cette même année 1955 est celle de l’enregistrement de l’album « The Sound ». Un album qui nous semble presque « banal » aujourd’hui qu’il nous a donné mille autres preuves – souvent bien plus intenses encore – de sa puissance expressive et de son talent. Mais en 1955, ce disque marque un tournant dans sa carrière : enregistré sous son nom avec des musiciens comme Ray Bryant, Oscar Pettitford, Toots Mondello, etc., il reçoit quatre étoiles dans le magazine Down Beat !

En 1956, autres rencontres de taille : le quintette de Shearing joue au légendaire Basin Street Club, en alternance avec la formation de Max Roach dans laquelle se trouvent alors… Clifford Brown et Sonny Rollins ! Toots Thielemans reçoit à cette occasion, de la bouche de Clifford Brown, un compliment qui restera à jamais gravé dans sa mémoire, le grand trompettiste lui signifie qu’à son avis, joué comme il en jouait, l’harmonica était un véritable instrument de jazz et ne devait plus être noyé, lors des référendums, dans la catégorie floue « instruments divers »

35 ans plus tard pourtant, c’est toujours dans cette catégorie qu’est classé Toots (en tête bien sûr). En 1957, Toots enregistre un album décisif pour Riverside : Man Bites Harmonica, avec comme sideman, rien moins que Pepper Adams (bs), Kenny Drew (p), Wilbur Ware (b) et Art Taylor (dm). Il fait désormais partie du Cénacle Majeur. Pendant les années 1957-1958-1959, il enregistre sans cesse avec Shearing (plus de vingt albums !). En 1959, il signe l’album « The Soul of Toots Thielemans » avec les frères Bryant (Ray au piano et Tom à la basse) et le batteur Oliver Jackson, et il enregistre avec un autre Européen américanisé, l’altiste Arne Domnerus. En 1960, il rentre en Europe pour quelques temps, travaillant à Berlin avec Kurt Edelhagen, à Stockholm avec Harry Arnold (pour un album étonnant dans lequel la radio suédoise a invité différents solistes : Nat Adderley, Benny Bailey, Coleman Hawkins, Lucky Thompson, et… Toots), à Paris avec Georges Arvanitas, en Italie, etc. C’est sans doute pendant ce séjour qu’il ajoute une nouvelle corde à son arc : il produit en effet un nouveau « sound » qui va faire fureur et qu’il obtient en doublant ses phrases de guitare en sifflant ! C’est avec cette même formule qu’un soir de 1962, lors d’un concert donné à l’Université Libre de Bruxelles en compagnie de Stéphane Grapelli, il chantonne pour la première fois, dans sa loge, la mélodie qui le rendra riche et célèbre : bluesette. Grapelli l’entend et l’encourage à développer cette mélodie. Quelques temps plus tard, probablement en juin 1963, Toots grave dans un studio suédois, pour l’album « The Whistler and his guitar », la première version de son « tube », la première d’une longue série. Bluesette deviendra non seulement l’indicatif de Toots, mais un véritable standard, repris au répertoire des plus grandes vedettes de jazz et de variété (Sarah Vaughan, Ray Charles, …). C’est l’étape ultime au-delà de laquelle Toots Thielemans figure désormais parmi les Grands du show-business international. De retour aux Etats-Unis (1964), il fréquente tant le milieu du jazz que le milieu « variété », travaillant avec de géants tels que Quincy Jones, Phil Woods, Freddy Hubbard, J.J. Johnson, Mc Coy Tyner, Clark Terry, Herbie Hancock, Astrud Gilberto, Peggy Lee, etc., devenant un habitué des studios new-yorkais et une « guest-star » souvent sollicitée. Les albums enregistrés à son nom – souvent dans un contexte commercial – se multiplient. Dans les bandes sonores des films produits aux Etats-Unis, en Europe ou au Béloutchistan, on entend monter la plainte de l’harmonica de l’homme des Marolles : « Midnight Cowboy », « Sugarland Express », « The gateway », Salut l’artiste » et des dizaines d’autres. Du lot, se dégage la bande sonore bouleversante d’un film hollandais à petit budget, « Turks Fruit », sur laquelle figurent quelques-unes des plus belles plages enregistrées par Toots.

Impossible, d ès cette époque, de faire le détail d’une activité aussi débordante, Toots lui-même en serait bien incapable. Au début des années 70, il enregistre plusieurs albums avec Quincy Jones, côtoyant une fois encore le gratin des musiciens américains ? En 1972, c’est au violoniste Svend Asmussen qu’il s’associe le temps d’un disque. L’année suivante, il est invité comme « instrumenteur » à la fameuse Eastman School o Music (N-Y). En 1975, il fait un pas de plus vers la reconnaissance internationale tous publics en « tournant » et en enregistrant avec Paul Simon. Mais toute cette activité ne lui fait pas oublier le jazz, le vrai. En témoignent, par exemple, les trois albums « live » (1974, 1975, 1976) enregistrés avec son groupe européen (Rob Franken, Niels Pedersen, etc.), un disque intitulé « Captured alive » enregistré aux Etats-Unis avec le pianiste Joanne Brackeen (1974), le contrebassiste Cecil Mc Bee et le batteur Freddy Waits, un « Toots and Friends » avec Philip Catherine et Joachim Kühn (74), et quelques disques « Pablo » (avec Oscar Peterson, 1975-1980 ; Dizzy Gillepsie, 1980 ; Joe Pass, 1980 ; etc.). Mais plus que tout autre, s’agissant du jazz, c’est l’album « Affinity », enregistré en 1978 avec Bill Evans, qui représente le sommet de l’art de Toots. « Affinity » témoigne d’une bouleversante connivence entre les accents déchirés de l’harmonica et les harmonies souvent douloureuses de Bill Evans, qui enregistre là un des albums les plus achevés de sa dernière période. Quand on l’interroge sur ses souvenirs les plus intenses, Toots Thielemans évoque toujours cette session magique aux côtés d’un des grands maîtres du piano moderne, session hélas sans lendemain, Evans devant disparaître quelques années plus tard. Entre ces enregistrements « strictement jazz », qui lui valent des nominations dans les divers « polls » américains, Toots continue à enregistrer de la musique grand public. Dans cette production, une perle : enregistré à Londres avec son quartette européen renforcé d’un grand orchestre à cordes, l’album « slow Motion » est un concentré superbe de la musique de Toots, une musique dans laquelle l’émotion, omniprésente, ne se fait jamais sirupeuse, et ce n’est pas son moindre mérite. Il semble en réalité que Toots, en ces années 70-80, loin de décliner comme l’ont fait tant de musiciens de sa génération, ait atteint une maturité prodigieuse. Ses chefs-d’œuvre, c’est maintenant qu’il les signe. On croyait tout savoir sur lui, on ne savait encore rien ! Sans doute le fait de ne plus être préoccupé par le souci alimentaire lui a-t-il permis de se consacrer bien plus pleinement qu’auparavant au jazz, à cette musique qui l’avait bouleversé dans l’après-guerre et qu’il n’a cessé de servir depuis lors. En 1981, hélas, des ennuis de santé viennent ternir quelque peu le paysage de Toots Thielemans.

Mais fermement décidé à ne pas se laisser dominer par la maladie, il reprend la route. Se partageant entre Bruxelles et New York, il apparaît dans les contextes les plus divers : aux côtés du monstre sacré du jazz-rock Jaco Pastorius au Lincoln Center de New York (1982), puis dans un studio d’enregistrement, aux côtés du maître de l’intimisme et de la profondeur, Chet Baker, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (1984), et encore à Los Angeles, avec Ella Fitzgerald, Stevie Wonder, Dizzy et tant d’autres. « Tournant » énormément, Toots s’entoure bientôt de deux formations régulières, une européenne et une américaine : Michel Herr, Michel Hatzigeorgiou, Bruno Castelluci d’un côté, Fred Hersch, Marc Johnson, Joey Baron de l’autre. Il obtient un regain de succès en adaptant avec un goût peu commun le « Ne me quitte pas » de Brel et interprète ce titre avec l’une et l’autre de ses formations. Deux albums, « Ne me quitte pas » (Milan, pochette réalisée par Jean Michel Folon) et « Only trust your heart » (Concord), achèvent de convaincre les derniers sceptiques que le travail commercial de Toots avait déçus. Toots est bel et bien (re)devenu un des grands jazzmen de son temps ! Aux quatre coins du monde, du Zaïre à Hong Kong, le mot « harmonica » est plus que jamais associé à son nom. Un nom qui devient un « nom commun » en 1989, lorsqu l’Association des Critiques de Jazz belges décide de décerner chaque année, en plus des « Sax » - nos césars à nous – un… Toots ! (qui, en 1989, échut à Jacques Pelzer). Au-delà des anecdotes, des honneurs et des discographies, Toots Thielemans restera un des grands seigneurs de l’émotion faite jazz. Tout le personnage est en réalité dans cette formule qu’il aime employer lorsqu’il parle de musique : « L’accord parfait que je préfère, c’est le Mineur Septième : mineur en dessous, majeur au-dessus. Ce doux territoire entre le sourire et les larmes… ».

Source : Jean-Pol Schroeder dans Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie, Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990, 280 à 287

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