Influence
Pourquoi estime-t-on négligeable en éducation cet effet du rayonnement du maître sur l'élève ou d'un élève sur un autre? Parce que le mot influence rappelle l'ancien rapport des hommes avec les astres? L'effet du rayonnement des astres, ou mieux encore du fluide qui émane d'eux est en effet le premier sens que Littré donne au mot influence. Être en position d'influence équivaudrait alors à être en position de supérioté, d'inégalité. Mais un élève peut aussi influencer un autre élève. Si l'on tient à tout prix à éviter d'utiliser le mot influence, ne pourrait-on pas dans ce cas utiliser le mot confluence: rencontre des eaux de deux fleuvesà? Le mot influence désigne comme les mots confluence et rencontre une expérience vitale. C'est pourquoi ils n'ont pas leur place dans une éducation conçue selon le modèle mécaniste.
Mais voici la place qu'occupait l'influence dans la vie et le travail de Jean Onimus, auteur de L'enseignement des Lettres et la vie.
«Mais pourquoi avoir peur de l'influence? C'est une force qui ne dépend pas de nous, elle jaillit de nous comme la vie même; et, d'autre part, elle n'asservit pas les autres, bien au contraire: elle les libère.
D'abord elle ne s'exerce pas de façon mécanique comme un rouage qui engrène sur un autre. Elle se joue de personne à personne, elle est concrète; elle est organique, c'est une fonction vitale. Quelle erreur de croire que quiconque n'a subi aucune influence sera plus original! Au contraire, l'originalité des autres est la chaîne sur laquelle chacun trame la sienne propre. Nous sommes un peu ce que furent nos parents, nos amis, nos maîtres, avec quelque chose de plus; mais ce que nous avons ajouté n'est point parti de rien. Il a d'abord fallu que nous reflétions ceux que nous aimions. L'enfant élevé dans une institution publique a peut-être plus de mal à constituer sa personnalité que celui qui vit dans sa famille, et là encore l'enfant unique a plus de peine que s'il avait des frères et des soeurs. Ce qui serait grave, évidemment, c'est que l'enfant n'ait qu'un seul maître, tel l'Emile de Rousseau. Le malheureux risquerait de n'être qu'un pantin, une chose entre les mains d'un précepteur omniprésent et obsédant.
Mais quand des influences variées s'exercent sur un esprit, cette diversité même lui permet de
s'affranchir et de se former. Le phénomène relève vraiment du vital: on songe à la plante tirant de la terre les sucs qui lui sont nécessaires. Encore faut-il qu'elle dispose d'une terre, et plus cette terre sera riche plus elle en profitera. En réalité, devant l'influence, au lieu de subir, les adolescents normaux au contraire agissent. Le travail intérieur qui se déclenche alors peut être d'une violence et d'une ardeur intenses : il n'y a rien de passif dans le travail spirituel. Au reste il n'y aurait rien de plus naïf que de prétendre «préserver des influences». La vie de l'esprit, comme toute vie, est une aventure, et les risques pour elle sont partout; à chaque instant le piège, le scandale peuvent la happer, la retenir en prison, parfois pour toujours. Certes la vie n'est pas neutre ! Le mal s'y étale de nos jours cyniquement comme si les hommes voulaient au plus tôt souiller des regards dont l'innocence leur pèse. Ce qui doit nous rassurer c'est que, dans une certaine mesure, on ne se laisse aller qu'aux influences auxquelles on était déjà préparé. Dans un être sain, les influences morbides ne passent pas : il n'est pas conducteur. On mérite, au fond, les influences qu'on subit; elles sont la conséquence de tout un travail antérieur. Plus on s'élève, plus on découvre de hautes références et réciproquement: la faculté d'admiration, c'est-à-dire l'ouverture de l'âme, est au niveau, exactement au niveau de la vie spirituelle.
L'influence nous échappe donc à tous égards: nous n'en sommes point les maîtres et nous ne pouvons ni la supprimer ni la diriger à coup sûr. Nous sommes dans le domaine de la vie; il faut lui faire confiance. Si l'on rationahse l'influence, on aboutit à la propagande. Cela consiste à transformer l'influence naturelle en technique et à en appliquer méthodiquement les procédés. Changer la pensée en choses, en slogans, la bonne foi en un système de truquages bien mis au point et efficaces, changer enfin le respect des consciences en viol des consciences, tel est le bouleversement qu'introduit dans le jeu libre et naturel des influences l'emploi d'une technique rationnelle. Nous sommes sortis de la liberté pour entrer dans le dressage. Nous avons abandonné le respect des autres pour le mépris, nous ne formons plus des hommes mais des esclaves. De l'influence à la propagande il y a le passage, perpétuel dans le monde moderne, de la vie à la mort, de la nature à la technique, du respect de l'homme à* la manipulation de l'homme, bref de l'humanisme à la barbarie. Certes la propagande est infiniment efficace parce que c'est de l'influence scientifiquement élaborée. Dans un monde où l'efficacité prime tout, seule peut nous protéger contre cette tentation l'influence vivante de cet humanisme dont vous faites profession et dont le propre est de donner à l'esprit le goût de la liberté.
Au fond vous avez une sacrée chance d'être professeur en France et dans un établissement de l'État. On vous a fait une confiance totale, vous êtes merveilleusement libre et vous avez à ce point pris le goût de la liberté qu'il vous répugnerait d'avoir à professer une orthodoxie quelle qu'elle soit. Est-il pays au monde où un professeur ait autant d'indépendance, où on lui laisse autant d'initiative, où il se sente à ce point chez lui dans sa classe?
Mais plus on est libre plus aussi l'on est responsable, plus on a de comptes à se rendre à soi-même. Vous avez erré depuis quelques jours dans ce labyrinthe intérieur où s'opposent par couples la neutralité et la sincérité, le dressage et l'influence, l'esprit critique et le parti pris. Qu'en résulte-t-il ? A quelle conclusion pratique aboutissez-vous ? Vous me dites qu'au terme de vos réflexions il n'y a pas de code définissable en pareil domaine, qu'on ne saurait légiférer sur les devoirs du professeur, qu'il s'agit de vivre son cas de conscience en toute honnêteté et de l'assumer loyalement dans toute sa complexité. Prise au pied de la lettre, la neutralité est aussi absurde qu'impraticable, mais on voit bien aussi les vices complémentaires du scepticisme et du fanatisme. Entre ces deux excès, quelle est la voie moyenne, où est le critère, la règle d'or que vous croyez devoir suivre ?
Vous me regardez un peu inquiet. On dirait que vous avez peur de parler. Ce que vous allez dire vous effarouche donc tant? C'est que vous voudriez dire des choses qui vous paraissent un peu ridicules sur vos lèvres, des choses que vous n'avez jamais dites tout haut et vous craignez peut-être que j'aille les répéter à vos élèves. Allons ! qu'avez-vous donc de si gênant à dire?
La règle d'or, murmurez-vous, la règle d'or qui ne trompe jamais, c'est d'aimer ses élèves. Celui qui aime, celui-là respecte. Il retient instinctivement avant de les prononcer les paroles qui peuvent choquer, meurtrir, flétrir. Il devine par contre ce qui peut aider, éclairer, épanouir ou tout simplement soulager. Quand on aime, on a un sixième sens qu'on appelle le tact. Tout est là. « La charité, écrivait saint Paul aux Corinthiens, est pleine de bonté... Elle ne se vante point, elle ne s'enfle point d'orgueil, elle ne cherche point son intérêt... elle ne s'irrite point. » N'est-ce pas la définition même d'une authentique neutralité? Non pas cette neutralité négative qui consiste à manifester à tout propos la même froideur, la même absence de conviction, mais une neutralité positive, qui consiste d'abord à respecter très modestement et même humblement les convictions des adolescents. Cet insolent porteur de lumière qui impose sa vérité ne porte-t-il pas le nom de Lucifer? Et le mot scandale en grec ne signifie-t-il pas piège? Celui qui va ainsi piégeant les innocents, armé de son prestige et de sa dialectique, ne saurait être qu'un meurtrier. Quand on pense à la fragilité des jeunes, quand on songe qu'une blessure faite à l'âme peut ne jamais guérir (les psychanalystes le savent bien), quand on sait que chaque être est unique et donc sacré, on s'effraie de sa responsabilité et du mal que sans le vouloir on peut causer... Eh bien, cet effroi est un bon signe: c'est la voix de la charité qui parle. Aucun décret officiel de neutralité ne remplacera cette voix et les délicatesses, les pudeurs parfois très subtiles qu'elle inspire. Car la charité ne veut jamais asservir les autres, fût-ce à la Vérité. Ce qu'elle veut susciter, c'est la personne d'autrui. Elle veut mettre au monde des libertés, des consciences maîtresses d'elles-mêmes et capables à leur tour, à leur façon, d'aimer et de croire.
Ainsi, dites-vous, le souci principal pour un professeur c'est de ne pas devenir un intellectuel et vous entendez par là un homme déformé par son métier, qui joue au tennis de table avec les idées, les formules, les principes et se réjouit d'être si bon joueur. Ping, pong, je coupe et smash; le malheureux a manqué la balle. Je me redresse pour parer le coup, excité, heureux, fier de moi. C'est vaincre à bon compte. Mais pourquoi donc essayer de vaincre? Vous ne vous imposez déjà que trop; donnez-leur plutôt la victoire, qu'ils prennent ainsi confiance en leurs forces et qu'encouragés par vous ils se créent eux-mêmes sous vos yeux. Aux liens intellectuels s'ajouteront ainsi, pour les vivifier et les valoriser, les liens - osons le dire - d'une sorte de paternité.
Vous vous taisez. Je vous comprends : vous avez déjà trop parlé. Ces choses-là ne gagnent rien à être dites : il faut les vivre au long des jours et les pratiquer sans trop y penser. L'heure sonne. Il est temps de rentrer en classe. Ils sont tous là, toutes les figures maintenant familières. Ils s'immobilisent, attendent pour s'asseoir un signe de vous. Non décidément l'endroit n'est pas propice aux grands mots d'amour et de charité. C'est ridicule et tout à fait désuet. Mais enfin si les mots sonnent faux il y a tout de même dans l'air qu'on respire ici quelque chose de chaleureux qui leur ressemble fort; quelque chose qu'on ne définit pas, quelque chose qui pince votre vieux cœur jusqu'aux larmes et vous donne pour votre métier plus que du respect, de l'affection.»
Jean Onimus, L'Enseignement des Lettres et la vie, DDB, p.107-113