Homère

Liberté de parole et souci de l'autre dans la société homérique
(par Jacques Dufresne)

La liberté de parole existait dans la Grèce décrite par Homère, mais elle était limitée, elle n'était pas universelle. Fondée sur la propriété, dont nous savons qu'elle comportait une dimension religieuse, cette liberté était une responsabilité tout autant qu'un droit. Chacun, chaque père de famille, devrions-nous préciser, — car la société décrite par Homère est patriarcale — devait défendre les dieux et les couleurs de sa maison, comme, à une échelle plus élevée, ceux de la cité.

Avant tout, la parole devait être raisonnable. Nous sommes au pays de la raison, du logos, mot qui signifie à la fois discours et raison. Thersite a été battu parce qu'il avait injustement pris la parole, et surtout parce qu'il ne respectait pas la règle de la mesure et de la raison. En se querellant avec le roi, déversant sur lui un flot d'injures, il voulut être plus qu'il n'était. C'était là de la démesure, de l'hybris, mot qui est synonyme de mal chez les Grecs. Surtout, et c'est là sans doute que le génie grec s'exprime avec le plus de force, Thersite est battu parce que ses avis sont insensés. Homère le qualifie de «parleur sans mesure", de "palabreur stupide" dont l'esprit "abondait en paroles de désordre pour chercher, vainement, mais contre le bon ordre, querelle aux rois". (voir la suite)



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Homère est Grec. On s'attend donc à ce que dans ses poèmes épiques, il prenne le parti des Grecs. Les épopées sont généralement des chants patriotiques.

Or, dans l'Iliade, un même soleil rayonne sur les Grecs et sur les Troyens. L'auteur témoigne de la même compassion pour les uns et pour les autres. «Ils gisaient, aux vautours beaucoup plus chers qu'à leurs épouses», dit-il d'Hector et des autres guerriers troyens morts ou blessés. En guise de dernier adieu à sa femme, Andromaque, Hector remet leur fils dans ses bras; «elle le reçoit sur son sein parfumé, avec un rire en pleurs.»

Mais, peu après avoir tué Hector et d'autres Troyens, Achille perd son meilleur ami, Patrocle et c'est lui désormais qui inspire de la compassion: «Mais Achille pleurait, songeant au compagnon bien-aimé; le sommeil ne le prit pas, qui dompte tout; il se retournait, çà et là...» (voir la suite)



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Dans les pays de vieille chrétienté, on se souvient de ces mendiants que l'on traitait avec égards, jusqu'à leur offrir une place à la table familiale, parce qu'on voyait en eux des envoyés de Dieu, sinon Dieu lui-même sous la forme d'un pauvre. Les Grecs du temps d'Homère traitaient les mendiants avec les mêmes égards, pour les mêmes raisons. C'est pourquoi, quand il aborde le pays des Phéaciens, Ulysse croit sage de se déguiser en mendiant avant de pénétrer dans le palais. L'un des invités du roi, Antinoos, l'accueille en ces termes, avant de le frapper avec un tabouret: «Quelle divinité a conduit ici cette peste, ce fléau des repas? Tiens-toi au milieu, loin de ma table [...]». Ce n'est toutefois pas le mendiant, c'est Antinoos qui encourt le reproche général: «Tu as eu tort de frapper un malheureux mendiant, ô homme pernicieux; peut-être est-ce quelque dieu venu du ciel. Les Immortels parcourent les villes sous les traits des étrangers; ils prennent des formes nombreuses afin de connaître par eux-mêmes la violence ou la justice des hommes.» (voir la suite)

JACQUES DUFRESNE, "La société homérique" , dans La démocratie athénienne, miroir de la nôtre, Ayers Cliff, Bibliothèque de L'Agora, 1994


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Jugements sur Homère

WERNER JAEGER
«Homère reste pour nous le représentant de la civilisation grecque archaïque. Nous avons déjà parlé de sa valeur en tant que témoin historique de la société héllénique la plus ancienne, mais son immortel tableau du monde chevaleresque antique est plus que le reflet involontaire de la réalité dans une oeuvre d'art. L'aristocratie, avec ses fières traditions et ses idéaux exigeants, permit à la poésie homérique d'exprimer l'une des formes les plus hautes de la vie de l'esprit; et c'est d'ailleurs ce qui explique que les poèmes eux-mêmes vivent et émeuvent. Ainsi, en ce qui concerne l'Iliade, son essence spirituelle profonde est le caractère pathétique et le destin héroïque de l'effort humain; l'Odyssée, pour sa part, s'inspire de la psychologie de l'homme dans le cadre d'une culture et d'une morale pleines de noblesse. La société qui suscita un tel genre de vie périt elle-même sans laisser de trace; mais l'image qu'en donna l'art d'Homère devait former l'idéal de base de toute la culture héllénique. Hölderlin a dit: "tout ce qui dure et l'oeuvre du poète".» (Paideia, la formation de l'homme grec)

VICTOR HUGO
«Homère est un des génies qui résolvent ce beau problème de l'art, le plus beau de tous peut-être, la peinture vraie de l'humanité obtenue par le grandissement de l'homme, c'est-à-dire la génération du réel dans l'idéal. Fable et histoire, hypothèse et tradition chimère et science, composent Homère. Il est sans fond, et il est riant. Toutes les profondeurs des vieux âges se meuvent, radieusement éclairées, dans le vaste azur de cet esprit. Lycurgue, ce sage hargneux mi-parti de Solon et de Dracon, était vaincu par Homère. Il se détournait de sa route, en voyage pour aller feuilleter, dans la maison de Cléophile, les poêmes d'Homère, déposés là en souvenir de l'hospitalité qu'Homère, disait-on, avait reçue jadis dans cette maison. Homère, pour les grecs, était dieu; il avait des prêtres, les homérides. Un rhéteur s'étant vanté de ne jamais lire Homère, Alcibiade donna à cet homme un soufflet. La divinité d'Homère a survécu au paganisme. Michel-Ange disait: Quand je lis, Homère, je me regarde pour voir si je n'ai pas vingt pieds de haut. Une tradition veut que le premier vers de l'Iliade soit un vers d'Orphée, ce qui, doublant Homère d'Orphée, augmentait en Grèce la religion. d'Homère.» (William Shakespeare)

HANNAH ARENDT
«On ne comprend le prestige de l'Achille homérique qu'en le regardant comme "faiseur de grandes actions et diseur de grandes paroles". [...] La pensée venait après la parole, mais l'on considérait le langage et l'action comme choses égales et simultanées, de même rang et de même nature; et à l'origine, cela signifiait non seulement que l'action politique, dans la mesure où elle ne participe pas de la violence, s'exerce généralement au moyen du langage, mais de façon plus fondamentale, que les mots justes trouvés au bon moment sont de l'action, quelle que soit l'information qu'ils peuvent communiquer. Seule la violence brutale est muette, et c'est pourquoi elle ne saurait avoir de grandeur.» (La Condition de l'homme moderne)

SIMONE WEIL
«L'Illiade est une chose miraculeuse. L'amertume y porte sur la seule juste cause d'amertume, la subordination de l'âme humaine à la force, c'est-à-dire, en fin de compte, à la matière. Cette subordination est la même chez tous les mortels quoique l'âme la porte diversement selon les degrés de vertu. Nul dans l'Iliade n'y est soustrait, de même que nul n'y est soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n'est regardé de ce fait comme méprisable. Tout ce qui, à l'intérieur de l'âme et dans les relations humaines, échappe à l'empire de la force, est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu. Tel est l'esprit de la seule épopée véritable que possède l'Occident.» (La Source grecque)

Articles


L'Odyssée

Robert Brasillach
Présentation de l'Odysséed'Homère dans l'Anthologie de la poésie grecque(Paris, Stock, 1950)

Éloge d'Homère

Nicolas Boileau

Les Génies: Homère

Victor Hugo

L'Iliade

Robert Brasillach
Présentation de l'Iliade d'Homère dans l'Anthologie de la poésie grecque.

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