Chaucer Geoffrey

1342-1400
Auguste Filon (Histoire de la littérature anglaise..., 1883) sur Chaucer
«On s'accorde généralement à croire que Geoffroy Chaucer naquit en 1328. Il était de bon lieu, sinon de lieu noble. La carrière à laquelle il était d'abord destiné (celle des lois), l'éducation distinguée et variée qu'il reçut, indiquent bien en effet une de ces familles de haute et opulente bourgeoisie, à grandes relations, qui prennent rang après la noblesse, en attendant qu'elles se confondent avec elle.

Chaucer savait les langues anciennes; il avait étudié la théologie, l'astronomie et la chimie de son temps : il possédait, en somme, l'universalité des connaissances classiques auxquelles son époque pût lui permettre de prétendre.

Des trente premières années de sa vie, nous ne savons rien. Là où l'histoire fait défaut, la légende fleurit. C'est la légende qui nous montre Chaucer, condamné à deux shillings d'amende pour avoir battu un moine franciscain dans Fleet street, alors qu'il était membre de l'Inner Temple. Qu'il ait rossé un de ceux qu'il devait railler plus tard, le fait, vu les mœurs du siècle, le caractère et l'âge du délinquant, n'a rien d'invraisemblable, mais n'a rien de certain.

En 1359, Chaucer fait partie de l'armée d'Edouard III, qui envahit la France. Nouvelle lacune de huit années dans sa biographie. Depuis 1387 jusqu'en 1400, on peut reconstruire la vie de Chaucer avec les quittances de ses pensions, seuls documents authentiques que nous possédions sur ce sujet. Successivement valet de chambre, puis écuyer du roi, membre du Parlement, contrôleur des douanes, contrôleur des octrois du port de Londres, et enfin, après une courte disgrâce pendant la minorité de Richard II, surintendant des bâtiments royaux, Chaucer, homme d'étude et homme de cour, appartenait à cette domesticité privilégiée, dont la situation est indécise entre l'antichambre et la chambre du Conseil, et que la confiance des princes élevait parfois à des missions politiques de second ordre. C'est ainsi qu'en 1372, Chaucer fut chargé d'aller négocier une sorte de traité de commerce avec le duc et les bourgeois de Gènes. Ce voyage devait exercer une influence mémorable, sinon sur les relations maritimes des Génois et des Anglais, du moins sur la carrière littéraire du poète. C'est, en effet, pendant son séjour en Italie qu'il devint l'admirateur et l'ami de Pétrarque, auquel il emprunta plus tard sa Grisélidis.

Chaucer avait épousé Philippa de Roët, demoiselle d'honneur de la reine. La sœur de Philippa, d'abord gouvernante des enfants de John de Gaunt, duc de Lancastre, devint la seconde femme de ce prince fameux, qui fut la tige d'une nouvelle maison royale. Beau-frère du frère du roi, Chaucer ajoutait à cette situation sociale le prestige de la gloire littéraire, alors prisée très haut dans les cours de France et d'Angleterre. Les lettrés et les poètes de l'époque le considéraient comme leur chef et leur maître. Sa renommée avait passé le détroit, comme le prouve cette dédicace d'un poète français, qui lui offrit ses vers:
On possède un portrait de Chaucer dans un manuscrit d'Occlève, conservé à Oxford parmi les livres de la. bibliothèque Harléienne. Le poète est déjà vieillissant. Sa tête s'incline, sa barbe et ses cheveux sont argentés; sa figure respire la finesse et la douceur.

Chaucer mourut en 1400, dans une petite maison qui dépendait de Westminster, et, tout naturellement, on l'enterra dans l’abbaye. Cette sépulture fit précédent et créa une tradition. Chaucer est le plus ancien habitant du Poet's corner, le premier de cette lignée glorieuse de savants, d'orateurs et d'écrivains. qui est venue y dormir après lui, et dont les plus récents s'appellent Dickens, Bulwer, Lytton, Livingstone.

Œuvres diverses de Chaucer
On ne peut déterminer la date d'aucune des compositions de Chaucer; néanmoins, s'il était permis d'établir des conjectures sur un fait qui manque lui-même de certitude, on ferait deux parts de la vie littéraire et de l'œuvre de Chaucer. On rangerait dans l'a première catégorie les poèmes qui portent la trace de l'influence romane et gothique, dans la seconde ceux qui offrent déjà le reflet de la Renaissance italienne. Le fameux voyage d'Italie et la visite à Pétrarque marqueraient le commencement de la seconde époque et expliqueraient la transformation du génie poétique de Chaucer.

Du premier groupe d'ouvrages font partie la traduction inachevée du Roman de la Rose, la Cour d'amour, empruntée aux mœurs et à la littérature du midi de la France; le Rêve de Chaucer, le Livre de la Duchesse et l'Assemblée des oiseaux, qui font allusion au premier mariage de John de Gaunt; enfin, la Fleur et la Feuille, le Coucou et le Rossignol, la Maison de Renommée. Ces poèmes ne nous montrent encore dans Chaucer que l’imitateur des trouvères.

Dans le Coucou et le Rossignol, Chaucer met en scène ces deux oiseaux, qui personnifiaient aux yeux du moyen âge, l'un, l'amour célibataire, volage et libertin, le second, la tendresse conjugale, vertueuse et fidèle. On n'a pas de peine à imaginer lequel triomphe dans cette controverse. Ce qui plait, dans le Coucou et le Rossignol, c'est le charme des descriptions. Le poète dépeint ses sensations dans des vers aussi frais et aussi ingénus que la nature elle-même.

La Fleur et la Feuille, c'est à la fois une idylle et un drame symbolique. L'allégorie, à la fin, se raisonne et s'explique. La fleur, qu'un rayon de soleil ou un souffle de bise peut flétrir, c'est la vaine joie du monde, la beauté qui passe, la volupté d'une heure. La feuille, qui adhère au tronc et résiste aux ouragans d'hiver, c'est la chasteté parfois difficile, l'activité souvent fatigante, la vertu toujours épineuse; c'est le travail et l'effort, comparés au plaisir et à la paresse.

Pope n'a pas dédaigné d'imiter The House of Fame, et n'a pas réussi à l'égaler. Chaucer entendait le mot fame dans le double sens du latin fama, car il nous montre à la fois le temple de la Gloire et la demeure de la Renommée. Dans la Légende des Bonnes Femmes, nous découvrons une méthode différente, un art nouveau. Plus de rêve, plus de vision, plus d'allégorie, mais une série de tableaux ou de récits, des types plus ou moins historiques, en tout cas dramatiques et humains autant que ceux de Shakespeare. Les bonnes femmes, ce sont les héroïnes de l'antiquité païenne. L'homme du quatorzième siècle se trahit pourtant encore dans son œuvre. Il a donné à ces médaillons le dessin antique et la couleur du moyen âge, en sorte que Cléopâtre, Didon, Médée, Lucrèce, Ariane, Philomèle, semblent les plus douces et les plus saisissantes figures d'une Vie des Saintes du paganisme.

Troïlus et Créséide est une sorte d'épopée à peine moins longue que l'Énéide. Le fond en est emprunté à Boccace, qui lui-même l'avait pris à Guido Colonna, qui le devait au vieil et mystérieux Lollius. En traduisant, à son tour, ce sujet grec, déjà retouché par l’art florentin, Chaucer lui enlève les derniers traits de sa physionomie originelle. Il déguise un héros d'Homère en amoureux transi; il transforme en une coquette du Décaméron la contemporaine d'Andromaque et de Nausicaa.»

Notes
1. L'épithète de «grant» ne corrige pas ce qu'il y a de modeste dans le qualificatif de translateur. Sans doute, Chaucer n'avait pas encore révélé son originalité en publiant les Contes de Canterbury. (Retour au texte)


Source: AUGUSTIN FILON, Histoire de la littérature anglaise : depuis ses origines jusqu'à nos jours, Paris, Hachette, 1883, p. 52 et suiv.

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Les Contes de Canterbury

Augustin Filon



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