Éducation pour la vie

Comment faire en sorte que nos écoles forment des êtres vivants? Comment éduquer pour la vie? En éduquant par la vie.Ce qu'a fait le fondateur du collège de la Pocatière en 1827, l'abbé Charles-François Painchaud. Du romantisme1 dans lequel il baignait, il a tiré les principes d'une école vitaliste, voire écologique avant la lettre.

On pourra comparer son manifeste à un texte de Ludwig Klages sur l'éducation vitaliste.

MANIFESTE DE MONSIEUR PAINCHAUD, 1 AOÛT 1828

On a annoncé l'été dernier l'établissement d'un nouveau collège dans le comté de Cornwallis. Cet édifice, capable de contenir au-delà de cent pensionnaires, avec le domestique nécessaire, a été couvert avant l'hiver. On y commencera les classes vers le 1er juin prochain, si les espérances que nous fondons sur le zèle de nos compatriotes ne sont pas frustrées. Nous nous rendons au désir pressant de plusieurs amis de l'éducation en publiant ici un aperçu du système qu'on y suivra.

L'évêque de Québec aura la surintendance de l'établissement. Le curé de la paroisse en sera le supérieur ordinaire.

La différence de religion n'influera en rien sur l'admission ni le traitement des élèves. Aucune discussion religieuse n'y sera permise contre quelque religion que ce soit.
On s'occupe actuellement de la recherche des moyens d'y laisser aux élèves protestants, c'est-à-dire non catholiques, la plus grande liberté religieuse possible sous un règlement catholique, et nous espérons réussir; au moins nous ferons notre gloire d'accorder tout ce qui est accordable en ce point délicat.

La nourriture sera aussi bonne que nos moyens nous le permettront, et cet article sera surveillé avec la plus scrupuleuse attention, puisqu'il intéresse si prochainement la santé des élèves. Ceux qui connaissent le local, savent qu'on en chercherait en vain un plus salubre. Un coteau sec, élevé, complanté d'arbres toujours verts, auprès d'une jolie montagne en face de notre beau Saint-Laurent, tel est ce local favorisé de la nature. Ajoutant à cela cet air marin si recherché, on aura un aperçu des avantages sanitaires de l'établissement. On se propose d'entourer l'édifice d'une triple galerie aboutissant à un double pavillon, pour la commodité des récréations, les jours de mauvais temps, si insalubres aux élèves renfermés dans des salles trop humides et pas assez aérées.

Les élèves mangeront à la table de leurs maîtres, ce qui indique assez qu'on s'occupera d'eux, même à table. Ils auront un ou plusieurs domestiques pour les servir à table, faire leurs lits et leur rendre les autres services nécessaires.

Quant à la partie principale, le système classique, en voici le cadre :

Les classes supérieures seront distribuées pour un cours régulier d'éducation classique. On y adoptera la tactique lancastrienne jusqu'à un certain point, et ce que les nouveaux systèmes éprouvés nous offrent de mieux en ce genre. On y enseignera les langues française, anglaise et latine, et probablement le grec. La rhétorique, la logique, la métaphysique, la physique, . . . viendront à la suite, mais non dans l'ordre usité jusqu'à présent dans ce pays. Les classes seront de six heures par jour, et l'on espère qu'elles ne fatigueront point les élèves, vu la variété des exercices et la manière dont ils seront conduits.

Les élèves ne seront astreints à aucun costume particulier, soumis à aucun châtiment corporel ni à aucune punition humiliante. Des remontrances modérées, la privation de quelque parti de plaisir, ou quelque tâche utile à remplir pendant une partie de la récréation, telles seront les punitions ordinaires et permises aux professeurs, qui seront en même temps leurs maîtres de salle, au moins pour les premières années. En un mot, on tâchera de les former par les sentiments et l'honneur, et lorsque cette voie sera reconnue inefficace pour quelqu'un, on le renverra honnêtement à ses parents. Les fautes graves contre les mœurs seront seules un cas d'exclusion perpétuelle.
On aura pour but principal de tirer tout le parti possible des talents des élèves, en leur faisant aimer l'étude et les y attachant par toutes sortes d'encouragements et l'éloignement de tout désagrément inutile. Tout, jusqu'aux récréations, aux promenades, sera calculé pour les instruire de quelque chose d'utile, à mesure que les occasions s'en présenteront, comme l'histoire naturelle, l'agriculture, etc., et ces occasions ne sauraient être rares dans une campagne romantique, ornée de pics, de montagnes, de rivières, de lacs, où l'on peut aller étudier ainsi, les jours de congé. Chacun sait que ce que l'on apprend jeune et par les YEUX, surtout à l'occasion d'objets qu'on revoit souvent, ne s'oublie presque jamais. Or, de combien de choses utiles ne peut-on pas orner ainsi l'esprit et la mémoire des jeunes gens pendant leur cours d'études, sans les fatiguer, sans même s'apercevoir qu'ils étudient. Nous croyons qu'il est aussi beau que rare de voir des écoliers s'ennuyer d'habitude et solliciter le maître de commencer avant l'heure une classe de trois heures de suite; nous l'avons vu cependant de nos yeux, et cette expérience nous encourage pour l'avenir. Un jeune homme sortant d'un collège de campagne, devrait, selon nous, savoir un peu de tout, pour n'avoir point la honte de faire de nouvelles études à chaque pas qu'il fait ensuite dans le monde; il devrait aussi, n'importe d'où il sort, savoir se présenter en compagnie et se tenir à table. Enfin, nous pensons, que c'est en mettant ainsi les élèves à même de tous les genres, qu'on peut bien plus sûrement observer leurs goûts et leurs talents particuliers. Ainsi le pensait l'abbé Delille :

Dès qu'un heureux hasard vient s'offrir a vos yeux,
hâtez-vous, saisissez ce germe précieux.

Combien d'hommes de talent ont passé leur vie à rebours ou à côté de la carrière qui les aurait conduits à l'immortalité, peut être au bonheur, s'ils eussent eu occasion de la connaître à temps? C'est donc, selon nous, un des points essentiels que de s'attacher à bien connaître et à diriger les talents particuliers de chaque élève et de pouvoir satisfaire aux questions des parents sur cet objet majeur, particulièrement lorsqu'il s'agit, à la fin, de les diriger dans le choix si important d'un état de vie

Tel est donc le cadre du système dont nous projetons l'exécution plus ou moins complète, suivant que nous en aurons plus ou moins les moyens.

On connaît assez combien aisément on y peut faire entrer l'étude de plusieurs sciences et arts d'une utilité journalière. Par exemple, à propos de géographie, viennent naturellement la navigation et l'astronomie. A propos d'histoire, en commençant par celle du pays, se présente celle de notre constitution et des lois principales qui nous régissent et dont l'ignorance fait tant de mal. Avec les mathématiques se trouvent l'architecture, le dessin, la peinture, etc. Oserons-nous encore l'annoncer que nous enseignerons à vivre à nos élèves? J'entends l'art si précieux de conserver la santé ou de la recouvrer après l'avoir perdue. Car, à quoi sert tout le reste sans ce baume de la vie, cette âme de l'univers? Primo vivere est l'adage, le principe universel de tout être doué de la faculté de penser. Où en sommes-nous cependant à cet égard? À confier nos vies au premier venu, qui sera médecin au lieu d'être maçon, et dont je ne dis pas seulement l'ignorance, mais une simple négligence ou une méprise peut vous envoyer ad patres, ou au moins détruire votre santé pour toujours.

Vous allez donc faire des médecins de vos élèves, nous dira quelque sage cervelle? Nullement, mais autant que possible leur inculquer des principes solides et clairs d'hygiène et les mettre au fait, pour eux-mêmes, des cas de maladies les plus ordinaires et des moyens curatifs les plus à portée de tout le monde, et ce, sans leur faire perdre une minute du temps de leurs classes ordinaires. Nous l'avons déjà dit, nous regardons toujours avec pitié ces grands savants qui connaissent tout ce qu'il y a dans les bibliothèques et les cabinets des curieux, qui sont capables de vous répondre sur tout, excepté sur le principal, qui savent tout, en un mot, excepté savoir vivre ...« Que savais-tu, pauvre enfant, disait si bien ce sauvage Abénaquis au jeune Anglais adoptif à qui il rendait la liberté, que savais-tu quand je t'ai adopté? Rien. »

Conclusion, non qu'un sauvage en sache plus long qu'un blanc — à Dieu ne plaise que nous manquions ainsi aux égards que nous devons à la société civilisée à si grands frais, — mais au moins il faut apprendre de tout, autant que possible, dans le temps si précieux de la jeunesse, où il en coûte si peu.

On va peut-être encore nous objecter que nous ne ferons que des sujets superficiels, qui ne sauront qu'un peu de tout.

Mais peut-on faire autre chose dans un cours d'études qui ne peuvent être qu'élémentaires? Et puis, ce qu'ils apprendront de surérogation, pour répondre dans le sens de l'objection, peut-il jamais leur nuire? Si, au lieu de cinq à six ans au moins qu'on emploie ordinairement au latin, on n'en mettait plus que deux ou trois, alors pourquoi ne pas s'occuper d'autres choses et compléter ce qu'on appelle un cours d'études?

Ce cours d'études achevé, qui empêche que chaque élève suive sa partie? Mais, alors même, toutes les autres notions qu'il aura acquises en divers genres, lui seront d'une utilité journalière, puisque tout se lie dans la nature, au physique comme au moral. Malheur aux institutions qui ne comprennent pas cette vérité! Un homme, élevé comme nous l'entendons, sera bon partout, rendra de grands services partout, sera accueilli et respecté partout. C'est donc l'homme que nous voudrions former. Y réussirons-nous?

Où trouverez-vous des professeurs capables de remplir vos vues, va-t-on nous dire encore?
Voilà, certes, une objection, et nous avouons en effet que c'est une des tâches les plus difficiles. Cependant, nous espérons que nous ne serons pas obligés de traverser l'Atlantique pour cet objet, et d'autant moins, qu'il ne s'agit pas tant de perfectionner les élèves dans chaque science que de leur en donner la clef et le goût. Or, d'après ce principe, nous espérons qu'avec de bons auteurs modernes, des talents, du goût, de l'étude et un peu d'aide, un jeune professeur, après de bonnes études, pourra aisément se tenir au-dessus de sa classe pendant le premier cours et devenir excellent pour les cours subséquents. Au reste, nous ne prenons pas l'engagement de débuter par des merveilles, mais seulement de faire de notre mieux, et surtout d'essayer d'un système raisonné et désiré par les amis de l'éducation. Le temps, l'expérience, les bons avis que nous sollicitons de quiconque voudra bien nous favoriser, nous dirigeront dans cette épreuve, critique à bien des égards.


Désirant conserver la plus parfaite union avec les autres institutions du pays auxquelles nous devons tant, nous leur tendons la main, en disant avec les députés d'Énée arrivant sur les bords laviniens :


Non erimus regno indecores, nec vestra feretur
Fama levis . . .

Vous ne rougirez point un jour de vos bienfaits : Peut être nos secours vous vaudront quelque gloire : Et notre cœur jamais n'en perdra la mémoire.

Note

Charles-François Painchaud, lecteur de Chateaubriand

« Je dévore vos ouvrages, dont la mélancolie me tue, en faisant néanmoins mes délices; c'est une ivresse. Comment avez-vous pu écrire de pareilles choses sans mourir? » Voilà de quoi s'étonnait l'abbé Charles-François Painchaud dans une lettre à Chateaubriand. Et voici ce que lui a répondu l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe, dans le style qui a fait sa gloire : « Désormais, Monsieur, les tempêtes politiques ne me jetteraient sur aucun rivage; je ne chercherais pas à leur dérober quelques vieux jours, qui ne vaudraient pas le soin que je prendrais de les mettre à l'abri; à mon âge, il faut mourir pour le tombeau le plus voisin, afin de s'épargner la lassitude d'un long voyage. J'aurais pourtant bien du plaisir à visiter les forêts que j'ai parcourues dans ma jeunesse, et à recevoir votre hospitalité. »

 

***


L'éducation vitaliste, selon Ludwig Klages


« Aucun éducateur vitaliste ne peut s'imaginer être à même de changer ou d'améliorer quelque chose. D'un cône de sapin sort un sapin, d'une faîne un hêtre, d'un gland un chêne, et celui qui veille sur le germe n'est pas le générateur de la croissance ni le modeleur de la forme. Mais une plante a besoin de lumière et d'humidité et deviendra plus ou moins belle selon que je prendrai plus ou moins soin de lui fournir l'une et l'autre. La psychagogie vitaliste ne consiste pas à dresser des défenses ni à inculquer la stérilisante foi en un menaçant “tu dois”; elle consiste à nourrir l'âme. Si le terme “soin des âmes”n'avait pas un arrière-goût ecclésiastique, il n'en existerait pas de meilleur pour caractériser l'action du psychagogue ésotérique.

Quels sont maintenant les principaux aliments de l'âme? Le prodige, l'amour et l'exemple. Le prodige, l'âme le trouve par exemple à la vue d'un paysage, dans la poésie, dans la beauté. Qu'on lui présente donc le paysage, la poésie, la beauté et qu'on regarde si elle s'épanouit là. L'amour au sens le plus large - auquel se rattachent la vénération, l'adoration, l'admiration et toutes les formes d'approbation affective - ne réchauffe avec une vraie efficacité que sous l'action de l'être aimant. L'image éternelle de ce mode d'éducation est l'image de la mère aimante et de l'enfant bien-aimé. Qu'on entoure donc l'âme de tous les rayons de l'amour maternel et qu'on regarde si elle s'épanouit là. L'exemple ce sont les dieux, les poètes et les héros. Qu'on donne à l'âme le spectacle des héros et qu'on regarde comment elle s'épanouit là. Et si elle ne s'épanouit au contact d'aucune de ces trois choses, c'est qu'elle ne porte en elle aucune puissance d'épanouissement, et il n'existe pas d'éducateur qui puisse la susciter par magie. Car c'est là le secret de l'âme de ne s'enrichir qu'en donnant. Ce n'est pas l'amour qu'un homme reçoit, mais l'amour qui s'allume en lui au contact de l'amour reçu, qui nourrit son âme. Tous les prodiges et tous les exemples du monde demeurent une simple représentation théâtrale, s'ils ne peuvent éveiller dans l'âme le prodige occulte et le héros secret. Si l'âme ne répond pas, alors, abandonnée par l'éducateur, elle écoutera sans dommage un collègue discourir sur l'éthique. »

Ludwig Klages, Mensch und Erde, Diederichs Verlag, Iena, 1929, p. 129-30.
Cité et traduit par Gustave Thibon, dans La science du caractère, Desclée de Brouwer, Paris, 1933, p. 208.

 

 

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