Potain Edouard

Portrait du professeur Potain par Léon Daudet

«Le professeur Potain était l'antithèse vivante de Charcot. Il aimait les hommes d'un cœur ardent, infatigable et il voyait surtout dans son art un moyen de les secourir. Sa bonté raffinée s'étendait, de sa famille et de ses amis, à ses clients, à ses élèves, aux inconnus. Toutes les forces de son intelligence aux antennes innombrables étaient dirigées vers le soulagement des maux, souvent désespérés, pour lesquels on l'invoquait de tous les étages de la société, de tous les coins de France et d'Europe. Sa vie de savant, de chercheur, d'expérimentateur hors ligne était dévorée par les appels, les supplications, les larmes d'une multitude d'infortunés, déjà en route pour les sombres bords, dont il était la seule espérance. Chacune de ses journées était occupée: le matin par l'hôpital, l'après-midi par une trentaine de visites qui remplissaient son petit calepin noir, de rendez-vous à son domicile boulevard Saint-Germain, en face de Charcot ; le soir, par un rassemblement d'observations et de notes prolongé jusqu'à une heure et demie, deux heures de l'aube. Il gagnait aussi beaucoup d'argent, mais il en distribuait bien davantage, avec un tact, un génie du cœur qui décuplait le prix de ses charités. Avec cela, il était d'une petite santé, d'un physique souffreteux, à la fois sublime et ingrat, qui l'apparentait à Pascal et à Érasme. De chaque côté de son grand ses yeux divergents, globuleux et pleins de pitié se conjoignaient pour observer son consultant, pour pénétrer au fond de ses cryptes, dans ses replis les plus secrets. Sa voix basse et douce effleurait le secondaire, résumait le principal, réconfortait, rassurait. Ses oreilles avaient la courbe de l'auscultation. Ses mains, assez fortes, étaient satinées et habiles, écartaient la chemise ou la chemisette avec une adresse familière. Au chevet des agonisants, le docteur Potain devenait immatériel, impalpable, tel qu'une lueur de phare sur les flots. Combien ont disparu, emportant la vision angélique de cette héroïque laideur! Une mère me disait: "Sa mère a dû pleurer à le regarder quand il était enfant. Mais quelle joie pour elle, dans le ciel, quand elle le voit faire aujourd'hui !"

La Providence m'a permis d'approcher, pendant plusieurs années, ce grand maître, de recueillir pieusement ses avis, ses conseils, de les graver dans ma mémoire. Je n'ai perdu aucune de ses paroles, si mesurées et toujours d'une parfaite syntaxe, aucun de ses divins sourires, aucunes des inflexions sourdes et vivres qu'il accentuait parfois d'un frottement de l'index contre sa narine droite, et d'une tape sur sa petit calotte de chef de service. Je vois son tablier, qui dépasse le manche du stéthoscope, sa vareuse, le gros crayon bleu dont il dessinait, sur les draps, les courbes d'une fièvre ou la cadence d'un rythme cardiaque, l'appareil à l'aide duquel il enregistrait le mouvement du pouls, la tension artérielle. Je sens, sur mon épaule, l'empreinte affectueuse de ses doigts et sur ma joue le baume de son baiser, le soir de la mort de mon père. Son image bénie est de celles vers qui je me tourne aux heures amères ou graves, pour demander un réconfort.

C'était un clinicien extrêmement ferme et qui avait le sentiment de sa valeur. Appelé en même temps que Charcot au chevet d'Alphonse Daudet, souffrant d'une forte bronchite, il recommença l'auscultation que son illustre confrère venait d'achever, sans tenir aucun compte du "mais je suis fixé" de celui-ci. Une autre fois, cinq ou six professeurs notoires discutaient sur le cas d'un malade, d'une sciatique compliquée. Aucun ne l'avait examiné. On en était au choix du remède. Alors Potain : "Eh bien, messieurs, je demande, moi, à voir cette jambe." Il se méfiait des théories et des thèses et ne généralisait qu'exceptionnellement. Quand il avait achevé un examen, il tombait dans une longue méditation, nous nous gardions d'interrompre, le regard en introspection, le visage incliné de côté, ainsi que s'il percevait, de très loin, le confidentiel chuchotement de la nature. Il en oubliait la circonstance, ses obligations, l'heure de son repas. Il sortait de cette rêverie brusquement quelquefois par un "ah bah!" retentissant, à l'aide duquel il se raillait de lui-même.

Je me rappelle, à la Charité, un malheureux atteint d'un énorme anévrisme de l'aorte, lequel avait rongé peu à peu la cage thoracique battait sous la peau. Nous attendions, d'une minute à l'autre, l'issue fatale. M. Potain, chaque jour, passait une grande heure auprès de ce condamné. Il revenait dans l'après-midi s'informer de ses nouvelles. Il souffrait visiblement de son impuissance. Un après-midi, jugeant le moment terrible arrivé, par un beau soleil d'été qui tombait des hautes fenêtres dans la triste salle, il demanda de l'ouate et des bandes, emmaillota lui-même, avec des précautions infinies, le torse tremblant. Il achevait à peine que ce pansement in extremis devint rouge comme une écharpe de toréador... et voici le maître qui serre avec amour, contre son épaule trempée de sang, la pauvre tête épouvantée et oscillante, lui fait ainsi franchir le grand passage.

Quand un convalescent bien minable s'apprêtait à quitter le service, M. Potain, au moment du départ, lui glissait un billet de cinq cents francs dans la main. S'il s'agissait d'une femme d'ouvrier, d'une mère de famille, c'était davantage. Ceci fait, il se sauvait à grandes enjambées, comme un voleur, sans écouter les remerciements, les balbutiements la gratitude. Nous devions le suivre à la course. Sa voiture, entrant à l'hôpital, était accompagnée souvent jusqu'au fond des cours par quelque hâve et livide purotin, par une ménagère dépenaillée, auxquels il remettait un des louis dont il avait toujours, à même la poche de son gilet, ample provision, à tout hasard. Nous nous demandions, avec mon cher ami Vaquez, interne dans le même temps que j'étais externe, quelles sommes notre patron distribuait ainsi du 1er janvier au 31 décembre. C'était sûrement une petite fortune.

La chose se savait, les gens abusaient, car il y a du mauvais monde parmi les pauvres, mais M. Potain se fichait bien que l'on se fichât de lui. Il se reposait en donnant et répondait aux observations de ses élèves par un "ah bah !"... cette fois ironique.

Comme Charcot, il aimait la bonne littérature et la bonne musique, en particulier Beethoven. Fréquemment, il citait les classiques, Racine, Saint-Simon et aussi le Chateaubriand des Mémoires d'outre-tombe, dont la phrase harmonieuse l'enchantait. Son cours à l'hôpital était suivi, bien qu'il parlât trop bas, avec des sursauts de la voix qui étonnaient ses auditeurs. On ne pouvait apprendre qu'à son école la pathologie du cœur et des vaisseaux, les signes prémonitoires de la tuberculose et de la néphrite interstitielle. Il fallait le voir ausculter avec de longs appuis, des interruptions, des reprises, pour se rendre compte des paysages auditifs, visuels, dans lesquels il se promenait par l'imagination, des perspectives qu'il découvrait, en véritable explorateur de l'organisme. Aucun souffle, aucun frémissement, aucun bruit de galop, si léger fût-il, ne lui échappait. Son ouïe valait celle de tous les Indiens de Fenimore Cooper. Elle décomposait les sens superposés. Elle distinguait l'imperceptible durcissement d'une valvule, le retrait d'un filet de sang. Jugeant le détail, Potain appréciait l'ensemble avec une sagacité incomparable, prévoyait les complications et combinait les remèdes en conséquence. Il est un des très rares médecins qui aient su administrer la digitale et la quinine, de même que l'Anglais Sydenham fut presque le seul à savoir jouer de son opium. Les médicaments sont des arcanes, que pénètrent, après de longues années d'expérience, quelques véritables sorciers. La réaction d'une ordonnance parfaite exige autant de génie que de bon sens.

Ce méticuleux pouvait être distrait. Il nous racontait qu'un soir de fête de famille, car il adorait la jeunesse, il s'était laissé faire, à l'aide d'un bouchon brûlé, une superbe paire de moustaches. Entre-temps, on l'appelait auprès d'un client. Il montait en voiture sans se rappeler qu'il était grimé et ne comprenait rien à la stupeur du malade et de l'entourage, qui le voyaient arriver ainsi transformé. Ce souvenir provoquait son bon rire, joyeux et frais comme celui d'un enfant ou d'un saint.

Une seule fois je l'ai vu se mettre en colère. Il avait, comme garçon de salle à la Charité, un bonhomme broussailleux, barbu, pas bête, débrouillard, gouliafre et quelque peu pochard, qui s'appelait Ferdinand. L'armoire de Ferdinand, comparable au nid de la huppe, renfermait les objets les plus hétéroclites, de la ficelle, des anchois, de l'eau-de-vie, du sucre, un manuel du parfait infirmier et des vieux boutons. Ayant ponctionné une pleurésie intéressante, M. Potain avait recommandé expressément qu'on lui gardât le liquide. Le pauvre Ferdinant, étant ivre, renversa le flacon dans sa cachette, englua ses trésors et reçut du patron, par-dessus le marché, une avalanche d'injures véhémentes, qui se termina par un billet de cinquante francs. En suite de quoi nous dations de là les éphémérides de la Charité: “ Monsieur, c'était quinze jours, un mois après le suif à Ferdinand. - Ah! oui, la perte du liquide pleurétique... sacré diable d'animal ! ”

Le service Potain était naturellement très recherché. Les meilleurs de la Faculté sollicitaient l'honneur de faire partie de cette clinique. J'ai connu là l'excellent Foubert, aujourd'hui disparu; Sapelier, qui s'est fait depuis une belle clientèle; Paul Delbet, médecin de grande valeur, qu'il ne faut pas confondre avec son cousin, le chirurgien penseur Pierre Delbet, et enfin Henri Vaquez, le maître actuel de la pathologie du cœur et des vaisseaux et le successeur de M. Potain. C'était un milieu agréable et sans morgue, beaucoup plus humain que celui de la Salpêtrière et où le malade n'était pas considéré comme un simple support de la maladie. La merveilleuse bonté du chef rayonnait sur tout le monde, enlevait même à l'hôpital cet aspect rébarbatif et impersonnel, cette odeur fade qui impressionnent tellement les pauvres gens. Des habitués, atteints d'un vulgaire rhumatisme chronique, venaient là faire leur petite saison de villégiature, participer au régal de la double portion, se requinquer dans cette atmosphère familiale. J'en ai vu qui se plaignaient à M. Potain de la trop grande fréquence de la purée de pois cassés. Il répondait avec douceur: “ Cela sort un peu de mes attributions. Néanmoins, j'en parlerai à la direction. Il importe en effet de varier les menus. ”

Tel était aussi l'avis d'Esbach, chef du laboratoire de chimie, et de son inséparable Suchard, chef des travaux anatomo-pathologiques et chargé des autopsies. Esbach était un bon vivant, jovial et robuste, qui avait écrit un Tartarin à l'École de médecine, fin lettré et fin gourmet. Suchard était une magnifique intelligence, un de ces esprits clairs et pondérés, qui élucident en cinq minutes les questions les plus embrouillées. Il avait la passion du canotage et, chaque dimanche, remontait la Seine ou la Marne dans une yole construite selon ses plans. Les deux amis, étant célibataires, déjeunaient et dînaient ensemble au café Caron, situé alors au coin de la rue des Saints-Pères et de la rue Jacob. Le premier arrivé au laboratoire de la Charité esquissait au tableau noir un projet de menu que l'autre, en son absence, rectifiait ou complétait. Sur le coup de onze heures, Esbach et Suchard tombaient d'accord et remettaient gravement le résultat de leurs méditations au maître d'hôtel. Ils m'ont invité quelquefois à ces agapes. J'en ai gardé un aussi bon souvenir que du dîner d'agrégation de Babinski, organisé à La Tour d'argent, sur les fourneaux du regretté Frédéric, par son incomparable frère, maître indiscutable de tous les gourmands et gloutons de France, Babinski II, dit Ali Bab, auteur de ce glorieux chef-d'œuvre: Gastronomie pratique. La perfection du palais buccal est l'apanage des hommes d'esprit. Il fallait entendre Esbach et Suchard dépiauter un imbécile ou un charlatan. C'est de leurs robustes causeries et de leurs définitions sans miséricorde qu'est née dans mon esprit la première idée des Morticoles. Ah ! les honnêtes, les loyaux garçons, solides dans leur science, dans leurs amitiés, dans leurs antipathies, et auxquels toute vilenie donnait la nausée !

Pendant l'été, M. Potain prenait alors un mois de vacances à Uriage, où il avait loué une villa au milieu du parc. Il y travaillait, bien entendu, du matin au soir — Charcot, Maurras et lui sont les plus grands, les plus acharnés travailleurs que j'ai connus —, mais parmi la verdure et le chant des oiseaux. Il me confiait que ce petit concert de l'aube lui était un délice: "Je ne me lasse jamais de leurs mélodies. Il n'y a pas d'opéra qui les vaille. Elles donnent l'impression d'une joie féerique." Je n'ai pas besoin de vous dire qu'un très grand poète de la santé et du bonheur habitait ce méditatif, perpétuellement appliqué à la souffrance humaine. J'ai entendu dans sa bouche ce mot significatif : "Rien ne repose comme un visage de femme." Nullement matérialiste, il était, sinon pratiquant, tout au moins profondément traditionnel. Son âme ignorait les soubresauts, les brûlures et les ricanements des âmes qu'a désertées le divin.

Aucun des clients de M. Potain n'a pu oublier le souci extraordinaire avec lequel, son examen terminé, il posait les grandes lignes et les détails du traitement. Ce travail lui prenait quelquefois trois quarts d'heure, une heure de silence, d'immobilité complète, et contrastait singulièrement avec les ordonnances bâclées ou insouciantes des premiers parmi ses confrères. Je lui demandais pourquoi il recommandait si souvent l'eau de chicorée à sa clientèle riche. Il me répliqua avec tranquillité: “ Parce que la chicorée fait boire de l'eau pure et que l'alcoolisme est malheureusement assez fréquent chez les dames de la bonne société. Cela leur est venu d'Angleterre et d'Amérique. Le désœuvrement en est cause. Elles abusent notamment de l'eau de mélisse. ” L'usage, de plus en plus fréquent, des poisons chroniques, cocaïne, morphine, laudanum, extrait thébaïque, l'effrayait pour l'avenir. Il s'en détournait volontiers, ainsi que des grandes aberrations du système nerveux, des troubles sexuels tels que l'inversion masculine et féminine, dont on commençait à peine à s'occuper. Il avait une invincible horreur de ce qui dégrade la créature humaine, un besoin de respirer l'air pur et le parfum des fleurs morales, que j'ai retrouvé au même degré seulement chez Mistral. C'est pourquoi j'affirme et je maintiens que M. Potain portait en lui un poète lyrique. Ce qui le soutenait, dans son affreuse et sublime besogne, c'était l'espoir de la guérison. Il se plaignait doucement qu'on l'appelât toujours, comme médecin des morts, pour constater le décès. Il murmurait, au retour d'une de ces tournées funèbres: "C'est accablant. En vérité, c'est accablant."

Ce sentiment existe, à des degrés divers, chez tous les médecins qui voient au-delà de leur métier, qui ne sont pas de simples distributeurs de spécialités pharmaceutiques. Il arrive un jour, aux environs de la cinquantaine, où la curiosité clinique s'émousse, où le contact perpétuel de la douleur, de la déchéance et du trépas d'autrui fatigue et déprime, où le docteur à la mode éprouve le besoin de s'évader: il tombe amoureux fou d'une dame austère, d'une demoiselle frivole, de peinture, de musique, de voyage, de littérature. Il songe: "Eh ! là-bas, je ne veux pas avoir usé toutes mes facultés à la contemplation du charnier." C'est la revanche de la vie déclinante sur la mort. Chez plusieurs de mes anciens camarades, et cotés, et arrivés, et célèbres, j'ai remarqué, avec cette lassitude, ce dégoût intime. Personnellement je l'avais éprouvé très vite, au bout de sept ans d'études médicales. Aussi ne me surprend-il pas chez les autres. Il faut un cœur d'apôtre ou une insensibilité totale pour traverser tant de cercles infernaux, remplis de gémissements et de plaies hideuses.

LÉON DAUDET, Souvenirs et polémiques, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 166.

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