Devoir

Enjeux

Victor Brochard: le devoir dans la morale ancienne
«En effet, s'il est une idée qui semble fondamentale puisqu'elle entre souvent dans la définition même de la morale, c'est l'idée d'obligation, de devoir. Nombre de moralistes acceptent sans hésiter de définir la morale la science du devoir, et notre esprit moderne ne conçoit même point une morale qui ne tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne lui formulerait pas certains préceptes auxquels il est tenu d'obéir. Cependant, si l'on veut bien y prendre garde, cette idée est totalement absente de la morale ancienne. Elle est si étrangère à l'esprit grec, que pas plus en grec qu'en latin, il n'est de mot pour l'exprimer. Jamais les anciens n'ont conçu l'idéal moral sous la forme d'une loi ou d'un commandement. Ni en grec ni en latin ne se trouve une expression que l'on puisse traduire par "loi morale", et si, parfois, se rencontre dans les écrits des philosophes anciens l'expression de "loi non écrite", nomos agraphos, ou de "loi innée", il suffit de lire attentivement les textes pour s'apercevoir que le terme nomos est pris au sens ordinaire de "coutume" et d'"usage".

Cependant la langue morale des Grecs était riche en distinctions subtiles, et soit dans l'Éthique à Nicomaque, soit surtout dans la morale des Stoïciens, les nuances les plus délicates entre les diverses vertus ont trouvé, pour les rendre, des termes appropriés.

Quand Cicéron, s'inspirant de Panétius, traite des Officia, on sait que le second livre de cet ouvrage est consacré à l'étude de l'utile. Et ce seul exemple suffit à montrer combien est grande, entre les anciens et les modernes, la différence des points de vue. Il n'y a point, dans la morale grecque, un "impératif", mais seulement un "optatif". Cette morale se présente toujours comme une "parénétique" : elle donne des conseils, non des ordres. Et les longues listes de devoirs envers soi-même et envers autrui qui remplissent les traités modernes sont remplacés, chez les anciens, par des tableaux ou des portraits. On nous y représente l'idéal du sage, on nous y offre des modèles, en nous conviant à les imiter. Entre l'idéal et le réel, le rapport n'est pas celui du commandement à la soumission, mais du modèle à la copie, de la forme à la matière. Ainsi, nulle idée de devoir, ni de ce que nous appelons obligation, dans la morale des philosophes grecs. D'ailleurs, il n'en pouvait être autrement : la chose est facile à comprendre. En effet, le but que l'on se propose expressément dans toutes les écoles de philosophie anciennes, aussi bien dans l'école stoïcienne que dans celle d'Épicure ou de Platon, c'est d'atteindre à la vie heureuse. Et le bonheur dont il s'agit est le bonheur de la vie présente.»

VICTOR BROCHARD, "La morale ancienne et la morale moderne", Revue philosophique, Paris, 1901, XXVIe année, p. 1 à 12. Édition électronique réalisée par Bertrand Gibier pour le site des Classiques des sciences sociales (UQAC).


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Emmanuel Kant
«[...] La représentation du devoir et en général de la loi morale, quand elle est pure et qu'elle n'est mélangée d'aucune addition étrangère de stimulants sensibles, a sur le cœur humain par les voies de la seule raison (qui s'aperçoit alors qu'elle peut être pratique par elle-même) une influence beaucoup plus puissante que celle de tous les autres mobiles que l'on peut évoquer du champ de l'expérience, au point que dans la conscience de sa dignité elle méprise ces mobiles, et que peu à peu elle est capable de leur commander; au lieu qu'une doctrine morale bâtarde, qui se compose de mobiles fournis par des sentiments et des inclinations en même temps que de concepts de la raison, rend nécessairement l'âme hésitante entre des motifs d'action qui ne se laissent ramener à aucun principe, qui ne peuvent conduire au bien que tout à fait par hasard, et qui souvent aussi peuvent conduire au mal.»

EMMANUEL KANT, Fondements de la métaphysique des moeurs, traduction de Victor Delbos. D'après l'édition électronique disponible sur le site des Classiques des sciences sociales (UQAC).

Articles


Criton

Platon
« Socrate qui, dans l'Apologie, n'est resté philosophe qu'à la condition de se séparer de la constitution religieuse d'Athènes, redevient dans le Criton, par une sorte de compensation, le citoyen inébranlable dans son obéissance aux Lois de la

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