Une nouvelle religion: la neutralité

Jacques Dufresne

Un nouveau clivage: entre le vert et le neutre, plutôt qu'entre la gauche et la droite

J'ai écrit cet article le 22 avril 2010, Jour de la Terre, à un moment où la neutralité, devenue un idéal pour tant de gens, autour et loin de moi, me plongeait dans ce qui aurait été un désespoir si la nature ne m'avait inondé de sa joie. Le soleil des jardins, le forsythia était en fleur pendant que les pommiers faisaient leurs premières feuilles. Espoir! Le printemps n'est pas neutre. D'où l'idée du nouveau clivage: entre le vert et le neutre plutôt qu'entre la gauche et la droite.

Je vois la neutralité partout, j'entends ce mot à tout moment. Je préfère le néant. Il a au moins le mérite de s'opposer à l'être, tandis que la neutralité n'est ni l'être, ni le néant. Moins que rien! Serais-je victime d'une allergie sémantique qui me fait prendre cette idée en horreur et me rend démesurément sensible à la moindre de ses manifestions? Il est vrai que j'ai combattu sans beaucoup de succès l'encyclopédie neutre et universelle, Wikipedia. Il est vrai que dans un passé plus lointain, au début de la décennie 1980, j'ai pris fait et cause pour un livre d'Ivan Illich, Le genre vernaculaire, où il était démontré que le progrès technique entraîne dans son sillage la neutralité des genres. Dans les sociétés traditionnelles en effet, on pouvait observer une polarité entre hommes et femmes: il y avait des tâches et des outils pour les femmes et d'autres pour les hommes. Il suffit pour s'en convaincre de penser aux patins et aux bicyclettes qui étaient jadis polarisés. Le progrès technique tend à abolir ces distinctions.

Or, non seulement ce livre, en dépit d'une critique bienveillante du New York Review of Books, a-t-il eu une carrière brève, mais encore il a valu à son auteur d'être ostracisé par la même gauche intellectuelle qui, au cours de la décennie 1970, l'avait porté aux nues. De toute évidence, certaines vérités n'ont pas droit de cité. J'en ai eu moi-même la preuve en publiant dans le journal La Presse de Montréal un article dénonçant la neutralité, intitulé: « Michael Jackson, le nègre blanc d'Amérique ». J'avais fait l'hypothèse que si mon article provoquait un tollé, ce serait la preuve que la thèse d'Illich enferme une grande vérité. Or, j'ai été inondé de lettres de protestation, parfois signées par des classes entières.

Même s'il y a un lien entre tous les sens du mot neutralité, ce rejet d'un type de neutralité n'a pas entraîné le discrédit des autres. La pluraliste encyclopédie neutre est apparue ensuite sur un NET dont la neutralité est d'emblée apparue comme une chose intouchable. Et dans mon cher Québec, pays des contrastes entre les saisons, pays du printemps de Félix Leclerc, de l'hiver de Gilles Vigneault, de l'été de Gabrielle Roy, pays de l'automne enchanté, la grise neutralité est devenue une religion. En l'hiver 2010, paraissaient, à un mois d'intervalle, deux manifestes sur la neutralité et la laïcité.

L'un, Pour un Québec laïque et pluraliste, est assez proche du modèle français ; l'autre, Pour un Québec pluraliste, s'inspire plutôt du multiculturalisme canadien, mais je ne veux pas débattre ici de cet aspect de la question. Je m'arrête au fait que lorsqu'on parcourt la liste des signataires de l'un et l'autre document, on constate qu'un grand nombre d'intellectuels québécois adhèrent à la neutralité comme à un idéal. À première vue, il n'y a rien d'étonnant dans tout cela puisqu'il s'agit de la neutralité de l'État. L'événement prend toutefois une signification plus inquiétante quand on le situe dans un contexte plus large. On découvre alors que la neutralité, au lieu d’être une sage application du principe de la séparation des pouvoirs, est une utilisation de l’État pour répandre un scepticisme confinant au nihilisme.

J'ai soumis récemment à un ami fonctionnaire un mémoire que je destinais à une commission parlementaire sur l'euthanasie. Dans ce mémoire, j'empruntais à Gabriel Marcel sa distinction entre le mystère et le problème. « Votre argument, m'a répondu l'ami fonctionnaire, pourrait se retourner contre vous, parce qu'il s'appuie sur le mystère et donc sur le sacré, ce qui pourrait être considéré comme contraire au principe de la neutralité de l'État. » J'ai compris les inquiétudes de mon ami quand j'ai constaté que ledit principe était au coeur du projet de loi 94 sur les accommodements. «Tout accommodement doit respecter la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., chapitre C-12), notamment le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et le principe de la neutralité religieuse de l’État selon lequel l’État ne favorise ni ne défavorise une religion ou une croyance particulière.» Le nouveau dogmatisme n'aura pas tardé à se dévoiler. Vous êtes anathème si vous faites allusion au transcendant ou au sacré !

Chacun sait qu'aux États-Unis la liberté de religion est garantie par la Constitution, par le premier amendement plus précisément. Cela n'empêche toutefois pas un président américain chrétien de commenter publiquement la mort du Christ sur un ton personnel qui ne laisse aucun doute sur son allégeance religieuse. Ce que vient de faire le président Obama. Dans le nouvel État québécois, le Premier ministre ne jouirait sans doute pas d'une telle liberté. L'un des deux manifestes est formel: « La neutralité de l'État s'exprime par la neutralité de l’image donnée par ses représentants. »

Le même Québec s'est engagé, il y a une dizaine d'années, dans une réforme scolaire s'inspirant d'une variante de cet idéal de neutralité: point de chefs d'oeuvre au programme, point de grandes figures, point de hiérarchie. Les élèves sont invités à lire et à écrire des textes variés. personne n'ayant jugé bon d'utiliser la beauté comme critère.

Voici un peuple qui a pris son propre passé dans une horreur telle qu'il veut en effacer toute trace. Ce passé a été marqué par un lien étroit entre l'État et l'Église catholique laquelle assumait aussi la responsabilité de l'éducation. Il en est résulté des excès qui permettent de comprendre que le balancier se soit porté à l'autre extrême. Mais il semble hélas! que le dit balancier se soit arrêté à cet autre extrême et qu'au lieu de se donner une vision du monde inspirante, les Québécois, obsédés par le consensus, se soient résignés à faire de la neutralité leur plus haute inspiration.

Cette neutralité, leurs intellectuels l'ont sacralisée. Si une telle sacralisation était un phénomène exclusivement québécois, il n'y aurait pas lieu de s'en inquiéter outre mesure, mais il s'agit d'un phénomène universel. Dans le contexte pluraliste actuel, derrière le louable désir d'éviter les conflits en taisant ses convictions, se cache le renoncement, moins avouable, à toute conviction. À force de reconnaître à chacun le droit à son opinion et de s'interdire de la critiquer, on en vient à mépriser toute opinion. Au lieu de créer des communautés vivantes parce qu'on n'y craint pas la contradiction, on tente de faire la paix avec tout le monde en évitant les sujets qui prêtent à controverse.

Plus la neutralité se radicalise, moins on peut l'interpréter comme une abstention polie. Il s'agit d'une position forte, forte de ses affinités avec une science sur laquelle on croit pouvoir s'appuyer pour réduire les convictions à des manifestions interchangeables d'une subjectivité irrationnelle. Sa mission est d'opérer un nettoyage éthique qui, en invalidant tout jugement de valeur fondé sur une métaphysique ou une religion, voire sur une spiritualité, laisse le champ libre aux pouvoirs établis.

Que des opinions exsangues! Plus de convictions! Ne restent que les faits et les forces. La neutralité fait le bonheur des empires en place et renforce le succès des tendances lourdes. Parmi les tendances lourdes en ce moment, il y a l'adhésion inconditionnelle au mythe du progrès technique, laquelle a pour conséquence qu’on préfère à la limite se résigner à fonctionner comme une machine plutôt que de tenter de vivre. C'est la grande dérive vers le transhumanisme. Vue sous cet angle, la neutralité est la forme la plus insidieuse et la plus nocive du conservatisme.

Il n'y a d'opposition à cette tendance que chez des petites communautés et des individus isolés et chez certains verts qui sont à la recherche d'une vision du monde assez cohérente, assez solide pour fonder des convictions permettant de sauver la nature tout en offrant aux humains une alternative à la robotisation. Qu'elle prenne la forme d'une remise à jour du stoïcisme, d'une nouvelle interprétation du message chrétien, comme chez le théologien écologiste André Beauchamp ou chez le designer David Orr, d'une adhésion au bouddhisme comme chez Fritjof Capra ou d'une synthèse de plusieurs de ces éléments, la vision du monde en question comportera des convictions et une exigence de cohérence qui la rendront incompatible avec la neutralité. Et cette neutralité servira d'alibi aux États qui prétendent vouloir le développement durable mais qui se prononcent un jour en faveur de l'économie d'énergie et le lendemain, débloquent des millions pour ramener la Formule 1 dans une grande ville du pays. Voulue pour prévenir des chocs de civilisation d'un autre âge, la neutralité aura pour effet de rendre inopérantes ces convergences de civilisation sans lesquelles le cours actuel des choses ne pourra être modifié.

Il est, par exemple, inimaginable en ce moment qu'un État adhère solennellement à la théorie Gaïa, ne serait-ce qu'en raison de sa parenté avec d'anciens mythes religieux et d'anciennes métaphysiques. Ce serait pourtant pour un gouvernement une bonne façon de s'engager sur la voie d'une cohérence et d’une efficacité, impossibles hors d'une telle vision d'ensemble et d'une telle prise en compte de la complexité.

C'est pourquoi je soutiens que le nouveau clivage est entre les verts (visionnaires) et les neutres. Les verts devraient logiquement combattre la neutralité plutôt que de tenter de s'associer à une gauche ou à une droite de plus en plus indistinctes. Le clivage entre la gauche et la droite n'a eu de sens que pendant la période où la nature n'entrait pas dans l'équation, où la justice consistait à répartir entre les hommes d'une génération, et uniquement entre eux, une richesse tirée d'une nature dont on n'apercevait pas les limites. Mais désormais le contrat social est indissociable du contrat avec la nature. Le combat entre une gauche et une droite qui se disputent sur le mode de répartition d'une richesse acquise au détriment de la nature paraît de plus en plus absurde. Il faut d'abord sauver la nature et, pour ce faire, imaginer entre les hommes une solidarité compatible avec leur solidarité retrouvée avec la nature. Chose impossible dans la neutralité. L'amour de la nature qui sous-tend la volonté de la sauver et pourrait donner la force de le faire suppose une préférence  qui est elle-même de nature métaphysique ou religieuse  pour ce qui nous est donné plutôt que pour ce que nous construisons.

Nos démocraties, neutres à des degrés divers, n'ont pas eu d'autre inspiration que l’espoir d’une croissance dont la nature fait les frais, si bien qu'elles auraient beaucoup de peine à survivre à quelques années de décroissance subie ou voulue. Les tensions actuelles en Grèce en sont la preuve. La question est de savoir s'il faut d'avance renoncer, par respect pour le sacro-saint principe de neutralité, à proposer aux sociétés et aux États une autre inspiration, celle fondée sur la sobriété heureuse – pour reprendre le mot de Pierre Rabhi – plutôt que sur la consommation sans mesure. Si dans les faits, comme on peut le craindre, la neutralité barre la route à toute nouvelle inspiration de ce genre, on ne pourra plus douter qu’elle est devenue un alibi pour la conception dominante du progrès et par là même, une forme militante d'adhésion au millénarisme, cette croyance au paradis sur terre assuré par la science et la technique.

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