Une éducation centrée sur la vie

Jacques Dufresne

Conférence devant les parents de l'école Les enfants de la terre, de Waterville, Québec, le 29 avril 2015.

Au septième jour de la création, Dieu s’est reposé. Au septième jour de son évolution, l’homme s’est assis.

C’est un article intitulé la famille branchée qui vous a incités à m’inviter. Vous souhaitez que je réfléchisse avec vous sur les nouvelles techniques d’information et de communication dans leur rapport avec l’éducation, familiale et scolaire. Ce sera mon point départ. Quant à mon point d’arrivée, je ne vous le révèle pas, car il risque de vous effrayer par ses exigences. Je ne voudrais pas me retrouver dans une salle vide au fur et à mesure que j’avancerai dans mon propos.

LA FAMILLE ASSISE

D’abord une question. Quelle a été la plus grande révolution au cours des derniers siècles, celle qui a touché le plus d’êtres humains et a le plus modifié leur rapport au monde et à la vie? La révolution française, la révolution russe, la révolution industrielle, la révolution numérique, la révolution climatique, l’entrée dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, celle où l’activité humaine influe sur les phénomènes cosmiques comme le climat. Ce sont là de bonnes réponses, la dernière surtout, mais il en existe une meilleure encore. Je vous donne un indice. Elle a rapport avec la famille branchée, mais ce n’est pas la révolution numérique.

La famille branchée est une famille assise, conséquence de la plus grande révolution des derniers siècles : l’avènement de l’homme assis. Tout s’est passé comme si, fatigué par des millions d’années d’évolution, dans l’eau puis sur terre, nous avions saisi la première occasion pour en finir avec l’effort de la station debout et de la marche. Cette révolution a touchénou touchera tous les pays, toutes les générations, tous les modes de vie. Elle s’est opérée à un rythme effarant si l’on prend comme critère le temps qu’il a fallu au quadrupède que nous fûmes pour devenir cet étrange animal se tenant debout, marchant sur deux pattes et appelé pour cette raison bipède.

Un tel événement mérite un mot rare : surrection, c’est l’acte qui consiste pour l’enfant d’aujourd’hui et pour son ancêtre en transition à se dresser et à se tenir debout sans appui. Combien de temps dura cette transition, ce passage du quadrupède au bipède? Certains auteurs estiment qu’elle s’acheva il y a trois millions d’années, d’autres huit millions. Où, comment s’acheva-t-elle? Dans l’eau, à mi-corps, les pattes d’en avant tendues pour attraper des crustacés à déguster ensuite en communauté. L’hypothèse du singe nu, qui intimidait ses rivaux en leur montrant ses appâts est heureusement tombée en discrédit. La théorie de l’évolution est entrée dans la phase explicative de la coopération.

Pendant trois ou huit millions d’années, nous avons été des coureurs et des marcheurs de bois et de savanes. Vint le cheval, privilège des rois, mais sur cet animal on est à la fois assis et debout. Est-ce là une étape intermédiaire? La révolution commença dans la première moitié du XIXe siècle par le chemin de fer, et à partir de là elle se propagea à toute allure : voitures, bureaux, tracteurs, avions, voiturettes de golf, salles de spectacle et de réunion. En 1860, les Américains participaient debout aux assemblées politiques d’Abraham Lincoln, ils l’écoutaient pendant des heures et rentraient chez eux comme ils étaient venus : à pied. Ce fut l’heure de gloire de la démocratie. Un électeur assis peut-il assumer ses responsabilités de citoyen?

Les enfants de ma génération allaient encore à l’école à pied. L’avènement de l’autobus scolaire est une belle illustration de la façon dont la révolution assise se généralisa. On peut formuler la loi suivante sans risque de se tromper : le progrès se mesure à la croissance du nombre d’heures que les gens passent chaque jour assis. Dernière étape de ce progrès : on fait la guerre assis en tirant des drones depuis un fauteuil confortable. L’obésité pourrait être un autre indicateur du même progrès…

HÉTÉRONOMIE

Hélas! un homme assis est un être soumis, en perte d’autonomie : soumis à la machine qui le transporte. Cette machine accomplit tant d’autres merveilles pour lui. Elle lui permet de voyager à travers le monde et de parfaire ainsi son éducation, mais est-il bien nécessaire de faire ici l’apologie de ces avantages du progrès technique? Nous en sommes tous convaincus jusqu’à l’émerveillement, jusqu’à l’oubli des aspects négatifs de la chose.

Perte d’autonomie, ai-je dit, glissement vers l’hétéronomie. L’autonomie, autos, nomos, est la première caractéristique du vivant, l’hétéronomie est la principale caractéristique de la machine. Eteros, autre, nomos loi. La machine a sa loi hors d’elle-même. Se faire porter par des machines, ce fut la première et la plus significatives d’une série d’étapes vers l’hétéronomie.

Le même phénomène allait bientôt se produire dans le cas de la nourriture. Selon certains anthropologues, les chasseurs cueilleurs connaissaient 30 000 espèces de plantes parmi lesquelles ils choisissaient celles qui étaient bonnes pour eux à tel moment. On pouvait retrouver une autonomie semblable dans toutes les cultures jusqu’aux jours où les gouvernements, de concert avec les savants, décidèrent à la place des gens ce qu’ils devaient manger. Ce fut dans les années 1930 le début des agences pour la gestion des aliments et des médicaments. Sont réputés bons désormais tous les aliments dont la vente en magasin est autorisée. Ayant perdu leur vigilance naturelle, ancestrale, les citoyens mangent et boivent ce qu’on leur offre et ce dont on fait la publicité. Le résultat n’est pas toujours heureux.

Dans le domaine de la santé, le glissement vers l’hétéronomie est encore plus marqué. Moyennant quoi les bien portants consomment des quantités massives de médicaments dont la seule raison d’être est d’accroître les profits des compagnies pharmaceutiques. L’Américain, disait Lewis Thomas, il y a quarante déjà, a perdu confiance dans son corps, il ne croit plus au pouvoir régénérateur de sa nature. La situation sur ce plan s’est aggravée depuis.

HONTE D’ÊTRE NÉ

On était en droit de s’attendre à ce que les hommes n’aient que mépris ou indifférence à l’endroit de ces machines à l’égard desquelles ils ont le même pouvoir que les riches d’hier sur leurs esclaves. Ce ne semble pas être le cas. Tout indique au contraire qu’ils sont fascinés par leurs machines au point de les idolâtrer. Ce que Günther Anders, auteur de l’Obsolescence de l’homme a bien compris : nous avons honte, écrit-il, nous les hommes d’aujourd’hui d’être nés, d’avoir été engendrés selon les hasards de la procréation, par opposition à la machine, qui a été fabriquée de façon à pouvoir fonctionner parfaitement et très longtemps.

Ce complexe d’infériorité de l’homme par rapport à la machine a au moins le mérite d’expliquer bien des comportements actuels. Le fait, par exemple, que l’on veuille remplacer la procréation naturelle par une procréation en laboratoire permettant d’éliminer les embryons défectueux. Le fait aussi que l’on mette l’accent sur la performance…et que l’on programme la vie des enfants plutôt que de les aider à croître selon leur nature.

LA MONTÉE DU FORMALISME

Deux phénomènes ont considérablement renforcé ces tendances : la montée du formalisme au cours des derniers siècles et au XXe siècle, celle du behaviorisme en psychologie.

C’est à propos des mathématiques que l’on parle le plus fréquemment de formalisme. Ce mot est synonyme d’abstraction. Partout où l’importance des chiffres s’accroît, le degré de formalisme s’élève. Cela se vérifie non seulement dans les sciences, mais aussi et de façon encore plus significative pour nous dans la vie quotidienne. Quand on étudie l’histoire de la présence des chiffres dans la vie quotidienne au cours des derniers siècles, on est effaré. En 1582, sur ordre de Rome, on a supprimé dix jours du calendrier à des fins de réajustement. Voici le commentaire de Montaigne (l’orthographe de l’époque a été conservé!) sur cet événement qui, aujourd'hui, provoquerait une surchauffe des ordinateurs: «Ce néanmoins, il n'est rien qui bouge de sa place; mes voisins trouvent l'heure de leurs semences, de leur récolte, l'opportunité de leurs négoces, les jours nuisibles et propices au même point justement où ils les avaient assignés de tout temps; ni l'erreur ne se sentait en notre usage; ny l'amen¬dement ne s'y sent »

Dans les premiers numéros du journal La Presse, il n’y avait pratiquement pas de chiffres. Aujourd’hui, les pages des sports elles-mêmes sont bourrées de statistiques…et tout est numérique autour de nous. La part des sens dans notre vie quotidienne a diminué d’autant. On compte les calories d’un mets plutôt que de juger de sa qualité. C’est là un terrain propice à l’emmachination.

 

 

On retrouve un formalisme semblable dans la psychologie behavioriste, laquelle réduit la formation à des procédés mécaniques et repose sur l’hypothèse de la tabula rasa. Si l’on en croit cette hypothèse, le psychisme humain serait au départ une table rase. Il ne comporterait rien d’équivalent à ce que Platon appelait le naturel philosophe, le naturel musicien ou le naturel forgeront. En principe, n’importe quel être humain pourrait devenir philosophe, musicien ou forgeron, il suffirait pour cela qu’il soit conditionné adéquatement. On en arrive en effet à transformer en athlète olympique des jeunes dont le naturel au départ n’avait rien de particulièrement athlétique. C’est là, à mon avis, une cause de souffrance largement sous-estimée aujourd’hui.

REFAIRE L’HOMME, VERS LE TRANSHUMANISME

Ce contexte, marqué par le formalisme et le behaviorisme s’inscrit lui-même dans une perspective encore plus large et plus fondamentale : le désir de refaire l’homme mieux que la nature ne l’avait fait. En 1945, juste après Hiroshima, on avait de bonnes raisons de conclure à l’échec de Dieu et de la nature : ils avaient, selon toute apparence, fait l’homme si libre et si intelligent qu’il pouvait, mettant ses découvertes scientifiques au service de ses désirs les plus pervers, porter la méchanceté à un degré inconnu jusqu’alors. C’est dans ce contexte que le celèbre roman historique de Huxley, le Meilleur des mondes a été publiée. Voici l’homme fabriqué, dressé et contrôlé par l’homme. On le prive de sa liberté, avec son consentement, pour assurer sa sécurité. Tout se met en place en ce moment pour créer le Meilleur des mondes, comme si un ingénieur en chef était à l’œuvre : la pilule du bonheur est d’usage courant sous le nom d’antidépresseur ou sous un autre, le système de surveillance et de contrôle a atteint une degré de perfection et d’universalité qui a étonné Edward Snowden lui-même!

Dans L’empire cybernétique, la sociologue québécoise Céline Lafontaine a montré comment les courants intellectuels dominants au XXe siècle, à commencer par la cybernétique de Wiener et le behaviorisme de Watson et Skinner, ont convergé pour créer le Meilleur des mondes.
« Le concept de rétroaction (feed-back) constitue, aux côtés de l'entropie et de l'information, le noyau dur de la pensée cybernétique. Étroitement lié à la notion d'information, il désigne le processus par lequel celle-ci est assimilée et utilisée afin d'orienter et de contrôler l'action. Même si le principe de rétroaction n'est pas une découverte en soi — déjà les Grecs le connaissaient —,Wiener va lui accorder une valeur toute particulière. Comme on le sait, c'est en cherchant à améliorer les performances des dispositifs servomécaniques de tir antiaérien qu'il s'est penché sur les potentialités théoriques de ce principe. Déjà en 1943 dans Comportement, intention et téléologie, il plaçait au sommet de sa hiérarchie les comportements téléologiques, c'est-à-dire ceux qui sont régulés par rétroaction. La faculté d'orienter et de réguler ses actions d'après les buts visés et les informations reçues correspond en fait à la définition cybernétique de l'intelligence. C'est elle qui permet le rapprochement entre l'être humain et la machine. Possédant potentiellement les mêmes capacités d'apprentissage, les machines intelligentes participent au maintien de l'ordre social en assurant son autorégulation rétroactive.

« […] Devenue un immense système de communication, la société n'existe qu'à travers les échanges informationnels entre ses membres. Constamment interrelié à son environnement social, le sujet est, dans cette logique, entièrement tourné vers l'extérieur. Il n'est plus considéré comme un être autonome, mais il devient, pour paraphraser Philippe Breton, un simple '' réacteur '' censé s'adapter à son environnement [...] Discriminant majeur, le principe de rétroaction autorise Wiener à classer les machines intelligentes aux côtés de l'humain au sommet de la hiérarchie cybernétique » 1

Tout est dit. Ce texte nous donne à entendre, chose capitale, que la robotisation de l’homme, la fabrication des robots et la convergence de ces deux phénomènes s’opèrent en ce moment, sous nos yeux; sur la place publique mondiale. Ils prennent la forme du mouvement transhumaniste, lequel est centré sur le projet d’une immortalité par greffe du cerveau humain sur un corps de robot et caractérisé par une hétéronomie croissante.
Il est bien difficile, à l’école en particulier, de ne pas être complice de ce mouvement par les temps qui courent… qui courent, c’est le cas de le dire. Ces dernières années, ce sont les concours et les expositions de robots qui, à tous les niveaux d’enseignement, ont retenu l’attention des médias et des organismes subventionnaires. Et les enfants passent plus de temps à manipuler des images et des chiffres sur des écrans qu’à sentir les parfums des prés et des bois et qu’à semer et savourer les légumes de leur jardin!

LA REFONDATION

On n’échappera jamais à une tendance si forte par de simples accommodements avec la vie. Il faut refonder l’éducation centrée sur la vie à partir de zéro et agir ensuite de telle sorte qu’on ne soit jamais asservi à la machine et qu’on ne lui fasse que les concessions strictement nécessaires.
Je ne vois que les écoles comme la vôtre qui, dans le monde actuel, ont fait ce pari. Vous indiquez la voie à suivre à toutes les autres. Je n’ai toutefois pas l’intention de prendre votre philosophie et votre pratique uniquement comme modèle. Je pars du degré zéro de l’éducation centrée sur la vie. En cours de route je serai amené à distinguer quatre branches, correspondant aux quatre éléments : la terre, l’eau, l’air, le feu.
Pour le moment, je me limite au tronc commun, à des principes que l’on devra respecter dans les quatre branches que je viens d’évoquer. À chaque proposition que je vous fais, j’associe un texte auquel vous pourrez revenir pour alimenter votre réflexion.

PREMIÈRE PROPOSITION : LA MARCHE

Assis, on ne pense pas. On subit le discours de l’autre. Les péripatéciens, les plus célèbres parmi les philosophes anciens, étaient des marcheurs. Le mot le dit : ils tournaient autour de l’essentiel. « Il est vain de s'asseoir pour écrire quand on ne s'est jamais levé pour vivre » (Henry David Thoreau).

Marcher est une philosophie
. Et cette philosophie consiste à tenir le juste milieu entre la colombe qui vole et le serpent qui rampe, entre la plante immobile et l'animal qui court après sa proie, à garder les pieds sur terre tout en regardant le ciel, à défier la pesanteur tout en lui restant soumise. Pour peu qu'on s'éloigne de cette position centrale on fait l'ange ou la bête. Marcher c'est être humain. L'actuel regain d'intérêt pour la marche marque un retour à l'humanité après un siècle où, portés par le train, la voiture, l'avion et la fusée, nous avons cru que nous étions des machines à explorer l'espace.

LA TENUE

Mais pour marcher, il faut d’abord se tenir. La tenue, autre principe de l’école centrée sur la vie. La station debout et la marche comportaient pour la nouvelle créature des avantages incontestables et pas seulement sur le plan biologique, ce que Grecs et Romains ont bien compris. Voici à ce sujet le témoignage d’Aristote et celui d’Ovide.

Aristote :«L'espèce humaine jouit de cet avantage, puisque, de tous les êtres à nous connus, l'homme seul participe du divin, ou du moins il en participe plus que tous les autres êtres.[…] Il est le seul être chez qui les parties mêmes dont la nature l'a formé sont précisément dans l'ordre naturel; le haut dans l'homme est dirigé vers le haut de l'univers, et l'homme, entre tous les animaux, est le seul qui se tienne droit.»

Ovide : «Un être plus noble et plus intelligent, fait pour dominer sur tous les autres, manquait encore à ce grand ouvrage. L'homme naquit : et soit que l'architecte suprême l'eût animé d'un souffle divin, soit que la terre conservât encore, dans son sein, quelques-unes des plus pures parties de l'éther dont elle venait d'être séparée, et que le fils de Japet, détrempant cette semence féconde, en eût formé l'homme à l'image des dieux, arbitres de l'univers; l'homme, distingué des autres animaux dont la tête est inclinée vers la terre, put contempler les astres et fixer ses regards sublimes dans les cieux. Ainsi la matière, auparavant informe et stérile, prit la figure de l'homme, jusqu'alors inconnue à l'univers.»
On est tenté de croire que ceux qui possédèrent ces qualités éprouvèrent une joie débordante, laquelle pourrait bien être à l’origine de la danse. On peut soutenir avec plus d’assurance que le lien entre la tenue et l’humanité remonte à la surrection : l’homme le plus accompli est celui qui se tient droit le plus dignement, qui redresse sans cesse une tête et un corps qui menace toujours de tomber.

«Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps, c’est un homme», dira Montaigne, et il ajoutera : «L'âme qui loge la philosophie doit par sa santé rendre sain encore le corps. Elle doit faire luire jusques au dehors son repos et son aise; doit former à son moule le port extérieur, et l'armer par conséquent d'une gracieuse fierté, d'un maintien actif et allègre, et d'une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouïssance constante: son estat est comme des choses au-dessus de la lune: toujours serein».

TROISIÈME PRINCIPE. LE RYTHME

On sent déjà le rythme dans cette évocation de l’homme qui se tient. Le rythme est l’instrument par excellence, irremplaçable de l’insertion dans le cosmos. Pas un rythme de l’organisme qui ne soit l’écho d’un rythme cosmique. Dans l’Allemagne du début du XXe siècle, le rythme était au centre du débat sur l’éducation. Sous l’influence de philosophes visionnaires tels Ludwig Klages et Max Scheler, on voyait venir l’homme machine comme aboutissement d’une éducation centrée sur la rationalité plutôt que sur la vie. La danse, telle que la concevait Rudolf Bode, était une façon d’aider l’homme à se réconcilier avec son corps en même temps qu’avec la vie et la nature. Malheureusement, à cause de la façon dont les Nazis ont exploité cette philosophie, pourtant incompatible avec leur idolâtrie de la machine, elle a mauvaise réputation aujourd’hui. L’une des grandes responsabilités des biologistes, des philosophes, des historiens d’aujourd’hui est de dissocier du nazisme ce qu’il y d’essentiellement positif dans la Lebensphilosophie de l’époque. En France, Olivier Hanse a bien lancé cette opération dans une lire À l’école du rythme, une publication de l’Université de Saint Étienne. Autre source sur cette question : Boris Chapuis, auteur d’un très beau commentaire sur le livre de Ludwig Klages sur le rythme, livre qui a récemment été traduit en français.

LA DANSE

Je viens d’évoquer la danse. Tout le corps y participe. Elle est une initiation au rythme plus complète que la musique et la poésie, auxquelles elle est d’ailleurs associée. Mais des hommes assis depuis 100 ans dans la soumission à la mesure chronométrée de la machine peuvent-ils encore danser autre chose que des danses en ligne?

L’ÉCRITURE MANUSCRITE, LA CALLIGRAPHIE

La calligraphie, cette danse de la main, est une autre façon d’entrer dans la sphère du rythme. Dans toute école centrée sur la vie, on devrait se faire un point d’honneur de limiter le plus possible l’usage du clavier d’ordinateur ou du téléphone cellulaire. L’écriture manuscrite est le seul art que tous étaient appelés à pratiquer dans leur vie quotidienne. Il serait bien malheureux que cet art disparaisse.

 

LE PAR CŒUR

Platon s’inquiétait de la perte de mémoire qu’entraînerait la généralisation de l’écriture. Pour les mêmes raisons, nous devons nous inquiéter des effets sur notre vie intellectuelle de la mémoire de nos ordinateurs. Confier ses souvenirs à des pierres, des rouleaux de papyrus, des feuilles imprimées ou des mémoires d’ordinateur, c’est une forme d’hétéronomie. Si utile que soit cette opération, elle nous éloigne de la vie et de son autonomie. C’est pourquoi, sans rêver de revenir à la tradition orale, nous avons aujourd’hui tout intérêt à exercer notre mémoire, en apprenant par cœur des chansons et des poèmes. Les jeunes le font spontanément pour ce qui est des chansons. À l’école on devrait les aider à le faire pour les poèmes. La grande poésie se rapproche de notre cœur au fur et à mesure que nous la mémorisons. Être ainsi habités par elle, c’est une excellente façon de s’imprégner de rythme et ainsi d’apprendre à bien écrire.

«ll n'aurait fallu
Qu'un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne
(...)
Qui donc a rendu
Leurs couleurs perdues
Aux jours aux semaines
Sa réalité
À l'immense été
Des choses humaines
(…)
Un tendre jardin
Dans l'herbe où soudain
La verveine pousse
Et mon coeur défunt
Renaît au parfum
Qui fait l'ombre douce.»
Aragon

PRÉSÉANCE DU DÉSIR SUR LA VOLONTÉ

Je ne dirai pas que la volonté n’a aucun rôle à jouer dans une éducation centrée sur la vie, je dirai cependant qu’il est préférable de se laisser guider par le désir.
Cet hiver hélas! il m’est arrivé souvent d’avoir à faire un effort de volonté pour partir en promenade. Mais hier soir, ô joie, je me suis laissé porter par le désir. De la fenêtre de mon bureau, j’ai vu tout à coup la lumière dorée du soleil couchant dans les collines. Mon écran cathodique m’est devenu odieux et je suis parti à la rencontre du soleil, en compagnie du moqueur polyglotte, le premier de la saison. C’est à l’occasion de cette promenade que m’est venue l’idée de faire graviter cette conférence autour du désir, du mouvement et de la marche.

L’ATTENTION

Il faut suivre la même règle dans la vie intellectuelle, aborder les problèmes à résoudre comme j’ai abordé mon paysage, avec «une attention dénouée», dirait Alain, lequel disait aussi que «la volonté n’a de pouvoir que sur quelques muscles».
Cela suppose que l’âme soit attirée par des choses qui ressemblent à la lumière dans mes collines. Voici à ce propos un texte de Klages que je considère comme le manifeste de l’éducation centrée sur la vie.

«Quels sont maintenant les principaux aliments de l'âme? Le prodige, l'amour et l'exemple ( Wunder, Liebe und Vorbild ). Le prodige, l'âme le trouve par exemple à la vue d'un paysage, dans la poésie, dans la beauté. Qu'on lui présente donc le paysage, la poésie, la beauté et qu'on regarde si elle s'épanouit là. L'amour au sens le plus large auquel se rattachent la vénération, l'adoration, l'admiration et toutes les formes d'approbation affective ne réchauffe avec une vraie efficacité que sous l'action de l'être aimant. L'image éternelle de ce mode d'éducation est l'image de la mère aimante et de l'enfant bien-aimé. Qu'on entoure donc l'âme de tous les rayons de l'amour maternel et qu'on regarde si elle s'épanouit là. L'exemple ce sont les dieux, les poètes et les héros. Qu'on donne à l'âme le spectacle des héros et qu'on regarde comment elle s'épanouit là. Et si elle ne s'épanouit au contact d'aucune de ces trois choses, c'est qu'elle ne porte en elle aucune puissance d'épanouissement, et il n'existe pas d'éducateur qui puisse la susciter par magie. Car c'est là le secret de l'âme de ne s'enrichir qu'en donnant. Ce n'est pas l'amour qu'un homme reçoit, mais l'amour qui s'allume en lui au contact de l'amour reçu, qui nourrit son âme. Tous les prodiges et tous les exemples du monde demeurent une simple représentation théâtrale, s'ils ne peuvent éveiller dans l'âme le prodige occulte et le héros secret. Si l'âme ne répond pas, alors, abandonnée par l'éducateur, elle écoutera sans dommage un collègue discourir sur l'éthique. 2 (Source)

On a le choix entre se laisser attirer par les modèles et se laisser distraire par la nouveauté. La nouveauté est la grande séduction dont on est victime aujourd’hui, la drogue qui accompagne ce qu’on appelle le multitâche. Au moment où je tape ces lignes sur mon écran, une sonnerie m’annonce un courriel. Les neurologues ont démontré que la nouveauté est un morceau de sucre pour le cerveau. Et l’on va ainsi de morceau de sucre en morceau de sucre à la vitesse du colibri. Car la vitesse est aussi une drogue. Dans ce domaine toutefois, mieux vaut imiter la vache qui rumine que le colibri qui butine. Ce qu’on savait, bien avant que les neurologues nous l’apprennent.
Voici ce que m’a appris un vieux livre de classe intitulé La vie intellectuelle.

«Rien de désastreux comme l'éparpillement.- Diffuser la lumière, c'est l'affaiblir dans des proportions géométriquement croissantes. Au contraire, concentrez par l'interposition d'une loupe, et ce qui était à peine échauffé par le libre rayonnement brûle au foyer où l'ardeur s'exalte. [...]«Que votre esprit apprenne à faire loupe, grâce à une attention convergente ; que votre âme soit toute tendue vers ce qui s'est établi en vous à l'état d'idée dominante, d'idée absorbante. Sériez les travaux, afin de pouvoir vous y donner tout entier. Que chaque tâche vous prenne à fond, comme si elle était seule. C'était le secret de Napoléon ; c'est celui de tous les grands actifs. Les génies mêmes ne furent grands que par l'application de toute leur force sur le point où ils avaient décidé de donner leur mesure.

«Il faut laisser chaque chose à elle-même, la faire en son temps, en réunir toutes les conditions, lui consacrer la plénitude des ressources dont on dispose, et, une fois qu'on l'a menée à bien, passer paisiblement à une autre. On accumule ainsi incroyablement sans se ruiner en agitations.»

LE TEMPS POREUX

S’il faut éviter de se laisser distraire par la nouveauté, il faut aussi éviter d’être obsédé par le but à atteindre au point de ne pas être sensible aux signes de vie autour de soi. Cet hiver, au cours d’une promenade, j’ai croisé une femme qui s’adonnait joyeusement à la marche rapide. Devinant mes pensées, elle m’a dit : «Je n’oublie pas de contempler le paysage.» Nous avions sous les yeux, au loin, le mont Owl’s Head. C’est ce que j’appelle le temps poreux, ce temps orienté mais ouvert aux signes de vie par des pores permettant à l’âme de respirer. Enfant, le temps poreux des adultes que je fréquentais, a fait mon bonheur. Je pense au cordonnier qui m’accueillait toujours avec un sourire. Je ne nuisais pas à sa productivité, j’étais son humanité.

La machine fonce dans la direction que nous lui indiquons sans se soucier du paysage qu’elle traverse. Nous lui ressemblons chaque fois que nous partons à coup d’efforts de volonté à la poursuite d’un objectif abstrait : record dans les sports, profit dans les affaires. Obsédé par le record à abattre, l’athlète olympique fonce dans la vie comme une fusée. C’est une telle attitude transposée dans les autres domaines qui explique la déshumanisation et les catastrophes écologiques actuelles.

Notes
1- Céline Lafontaine, L'empire cybernétique, des machines à penser à la pensée machine, Paris, Seuil, 2004, p.30.
2- Ludwig Klages, Mensch und Erde, Eugen Diederichs, Jena, 1929 p. 129-3

À lire également du même auteur

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la premi&egra

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, litt&eacu

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle &

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques li&e

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aus

De Desmarais en Sirois
Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se po

Le retour des classiques dans les classes du Québec
Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal




Articles récents