Regard anthropologique

Jacques Dufresne

Invitation à étudier les sports avec le regard et la méthode des anthropologues.

Le golf, ce sport d'origine britannique qui permet de vivre ensemble, mais séparément, de retrouver l'esprit du clan sans renoncer à son individualisme.
Un terrain de golf, c'est une réserve, un lieu exotique, une espèce de Papouasie, l'habitat d'une culture autonome aux rites mystérieux. Le mot club qui sert à désigner cet endroit n'a pas été choisi au hasard.

On n'entre dans un club que guidé par des amis ou des confrères (de collège), ce que j'ai fait la semaine dernière, mais en tant qu'anthropologue et non en tant qu'apprenti. Je voulais étudier une culture étrangère, ce qui m'a donné le goût et le courage de suivre trois de mes confrères pendant près de cinq heures. Grâce à eux, j'ai bien vite compris que de tous les sports, le golf est celui qui exige la meilleure coordination motrice.

J'ai quand même eu beaucoup de difficulté à comprendre qu'on puisse se coordonner aussi savamment pendant cinq heures. Vive le tennis où l'on se coordonne peut-être un peu moins bien, mais mille fois plus vite et plus souvent!

Puis la lumière s'est faite. Le jeu de golf a précisément pour but de modifier le rapport au temps. Il est la ruse que les gens pressés ont imaginé pour échapper à l'étau des horaires. Pendant la demi-journée que durent les 19 trous, on est dans un temps autre, et, à la limite, dans une civilisation autre. Ce rapport insolite au temps donne aux golfeurs un sentiment de marginalité un peu trompeur, car, pour l'essentiel, leur esprit est occupé par le souci de la normalité. Jamais je n'ai entendu le mot normal aussi souvent en si peu de temps. A chaque trou, un panneau nous apprend que la normale ici est de 2, 3, ou 4...; le premier objectif de chaque joueur étant bien entendu de passer en dessous de cette barre. Trou, normalité! Voilà l'essentiel du golf. Pourquoi? Belle question à poser à un confrère psychologue, chose que je n'ai pas eu le temps de faire, car le silence est de rigueur. Un joueur prépare son coup. Ce silence, dont on n'est même plus assuré dans les cimetières, est un autre aspect du sentiment de marginalité que procure le golf.

Mais, je le répète, c'est la normalité qui domine. L'écart le plus léger par rapport à la normale vous classe parmi les handicapés ou, ce qui est infiniment plus rare, parmi les surdoués. Je prends bien entendu le mot handicapé dans le sens qu'on lui donne en langue Golf. Mon Littré m'a appris d'autre part que le mot handicap vient de l'anglais hand in cap, la main dans le chapeau, par allusion à un jeu de hasard où trois joueurs mettaient une somme égale dans un chapeau.

Si j'ai bien appris ma leçon, la normale au golf n'est pas une moyenne démocratique, c'est la moyenne des meilleurs joueurs, ceux qu'on appelle professionnels. Bel exemple pour nos maisons d'enseignement.

Après le mot normal, c'est le mot beauté qui est le plus fréquemment employé en terre Golf. Je dois préciser que le parcours de Joliette, où s'est opérée mon initiation, est considéré comme l'un des dix plus beaux du Québec. A la volupté de la lenteur et du silence, s'ajoute le plaisir esthétique. Tous ceux qui le peuvent fuient régulièrement un milieu de travail généralement laid, pour trouver refuge dans un jardin, anglais bien entendu, où ils peuvent donner libre cours à des émotions qu'ils s'interdisent dans leur autre vie.

Il faut préciser que ces élus sont de plus en plus nombreux, un vent de démocratie ayant entrouvert des clubs jadis fermés. Le golf devient ainsi le lieu du grand paradoxe contemporain: l'individualisme de masse. D'où le fait que 15 nouveaux parcours sont créés chaque année aux États-Unis.

Autant de nouveaux espaces verts! Occasion de rappeler que c'est en pays Golf que le mot vert s'est d'abord imposé. Sur un parcours, tout converge vers le vert. Tous les espoirs, tous les regards, toutes les balles bien entendu. Il y a le vert ambiant, et le vert central, absolu: ce cercle tonsuré, rasé de près, au milieu duquel se trouve le trou, le petit vide qui tient tout en quilibre.

Deux cents terrains de golf peut-être au Québec, 1000 au Canada, 15000 aux Etats-Unis, 30000 dans le monde, à cent hectares près, cela donne la superficie de la Belgique.

Ce sont là des projections libres. Si ces chiffres sont exagérés, ils ne le seront plus bientôt, car la golfomanie gagne l'Europe, la France en particulier, où les jardins cartésiens entourant les châteaux risquent de devenir un à un d'empiriques jardins anglais.

En cas de famine à l'échelle de la planète, c'est la réserve idéale de terre arable. L'humus y est vierge. Et justement le bilan 1990 du World Watch Institute, nous apprend que les cinq dernières années, il a fallu puiser dans les réserves, la production agricole ne s'étant accrue que de 1 p. cent tandis que la population s'accroissait de 2 p. cent par année.

Faudra-t-il transformer les jardins anglais en potagers organiques et modifier les règles du jeu de golf en conséquence? Quand la balle tombera au milieu des haricots, il faudra la placer dans l'allée voisine pour pouvoir la frapper. Sur les verts, on pourra faire pousser des fraises sauvages.

Il y a des malheurs plus grands à l'horizon. Les Brésiliens pourraient un jour négocier en ces termes avec les pays nordiques: pour chaque hectare de forêt amazonienne que nous protégerons, vous transformerez trois hectares de terrain de golf en forêt boréale. Le ratio un tiers serait justifié par le fait que la forêt boréale, moins luxuriante, consomme moins de gaz carbonique.

Compte tenu de l'influence des golfeurs dans le monde, ce chantage à l'agriculture organique pourrait avoir un effet mobilisateur considérable.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Serge Mongeau
Le mot anglais activist conviendrait à Serge Mongeau. Sa pensée, parce qu’elle est simple sans doute, se transforme toujours en action, une action durable et cohérente. Les maîtres de sa jeunesse, René Dubos et Ivan Illich notamment l’ont mi

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la première cause des maux qu’il diagnostique et auxquels on ne pourra remédier que lorsque les contemporains dominants, indissociablement démocrates, libéraux et consommateurs-

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'est ce qui a permis à Newton d'établir les lois simples et élegantes de l'attraction. Dans les sciences de la complexité d'aujourd'hui, on tient compte du néglig

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, littéralement un recyclage, auquel bien des jeunes voudront croire : la convivialité, une opération dont on sort gagnant sur plusieurs fronts : les rapports avec les humains, les out

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle à être calculée ou saisie au passage, contrôlée ou l’objet d’un lâcher-prise, ce thème qui palpite au coeur de la postmodernité ?

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques liés à la construction de nouvelles résidences pour aînés, nous vous invitons à découvrir un des architectes les plus originaux des dernières décennies, l'archi

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aussi celle de cette étincelle divine appelée âme.




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?