Rabelais le «montreur de géants»
Et, pour comble de confusion, cette église de style ogival est, comme Saint-Eustache, ornée de mascarons, de coquilles et de figurines dans le style charmant de la Renaissance. Certes, on risquerait de s'y perdre, et dans le fait, peu de personnes s'y sont aventurées. Mais avec un guide comme M. Paul Stapfer, après mille circuits amusants, on se retrouve toujours.
M. Paul Stapfer connaît son Rabelais. Ce ne serait point assez: il l'aime, et c'est le grand point. Ajoutez qu'il n'a pas l'amour béat. Il convient que sa chère cathédrale est bâtie sans ordre ni plan et que, sous la moitié des arceaux, on n'y voit pas clair. Mais il l'aime comme elle est, et il a bien raison. Il s'écrie: «Mon gentil Rabelais!» comme Dante soupirait: «Mon beau Saint-Jean!»
Dans cette même ville où M. Paul Stapfer professe la littérature à côté de M. Frédéric Plessis, poète et latiniste exquis, dans ce riant et riche Bordeaux, je visitais l'an passé la crypte de Saint-Seurin. Le sacristain qui m'y accompagnait me fit voir combien elle était touchante dans sa vétusté, et comme sa barbarie parlait bien aux cœurs.
«Monsieur, ajouta-t-il, un grand malheur la menace: elle a été richement dotée; on va l'embellir»!
Ce sacristain est de l'école de M. Paul Stapler, qui ne veut point qu'on embellisse Rabelais par de mirifiques illustrations et de fantastiques commentaires. Naturellement M. Paul Stapfer, qui a beaucoup étudié son auteur, n'y retrouve pas tout ce qu'y ont découvert ceux qui l'avaient à peine lu. Ainsi -il n'a pas vu que Rabelais eût jamais annoncé la Révolution française. Je n'entrerai pas dans le détail de son livre et ne ferai pas la critique de sa critique. À dire vrai, j'y éprouverais quelque embarras, ayant pratiqué Rabelais beaucoup moins qu'il ne l'a fait lui-même. Dieu merci! j'ai pantagruelisé tout comme un autre. Frère Jean n'est pas pour moi un visage inconnu et je lui dois de bonnes heures. Mais M. Stapler a vécu pendant deux ans dans son intimité; il y aurait quelque impertinence à disputer au pied levé avec un rabelaisien si rabelaisant.
J'avoue pourtant que ce qui le frappe le plus dans Rabelais ne m'a jamais été très sensible. Son auteur lui semble avant tout très gai. Il en juge comme les contemporains et c'est signe qu'il ne se trompe guère. Mais j'avoue que les incongruités de Pantagruel ne me font pas plus rire que celles des gargouilles du XIVe siècle. J'ai tort, sans doute: mais il vaut mieux le dire. Je serai tout à fait franc: ce qui me fâche dans le curé de Meudon, c'est qu'il soit resté à ce point moine et homme d'église; ses plaisanteries sont trop innocentes; elles offensent la volupté et c'est leur plus grand tort.
Pour ce qui est de la morale, je le tiens quitte; ses livres sont d'un honnête homme et j'y retrouve, avec M. Stapfer, un grand souffle d'humanité, de bienveillance et de bonté. Oui, Rabelais était bon; il détestait naturellement «les hypocrites, les traîtres qui regardent par un pertuys, les cagots, escargots, matagots, hypocrites, caffars, empantouflés, papelards, chattemites, pattes pelues et autres telles sectes de gens qui se sont déguisés comme masques pour tromper le monde».
«Iceux, disait-il, fuyez, abhorrissez et haïssez autant, que je fais.»
Le fanatisme et la violence étaient en horreur à sa riante, libre et large nature. C'est par là encore qu'il fut excellent. Comme la sœur du roi, cette bonne Marguerite de Navarre, il ne passa jamais dans le parti des bourreaux, tout en se gardant de rester dans celui des martyrs. Il maintint ses opinions, jusqu'au feu exclusivement, estimant par avance, avec Montaigne, que mourir pour une idée, c'est mettre à bien haut prix des conjectures. Loin de l'en blâmer, je l'en louerai plutôt. Il faut laisser le martyre à ceux qui, ne sachant point douter, ont dans leur simplicité même l'excuse de leur entêtement. Il y a quelque impertinence à se faire brûler pour une opinion. Avec le Sérénus de M. Jules Lemaître, on est choqué que des hommes soient si sûrs de certaines choses quand on a soi-même tant cherché sans trouver, et quand finalement on s'en tient au doute. Les martyrs manquent d'ironie et c'est la un défaut impardonnable, car sans l'ironie le monde serait comme une forêt sans oiseaux; l'ironie c'est la gaieté de la réflexion et la joie de la sagesse. Que vous dirai-je encore? J'accuserai les martyrs de quelque fanatisme; je soupçonne entre eux et leurs bourreaux une certaine parenté naturelle et je me figure qu'ils deviennent volontiers bourreaux dès qu'ils sont les plus forts. J'ai tort, sans doute. Pourtant l'histoire me donne raison. Elle me montre Calvin entre les bûchers qu'on lui prépare et ceux qu'il allume; elle me montre Henry Estienne échappé à grand'peine aux bourreaux de la Sorbonne et leur dénonçant Rabelais comme digne de tous les supplices.
Et pourquoi Rabelais se serait-il livré «aux diables engipponnés»? Il n'avait point une foi dont il pût témoigner dans les flammes. Il n'était pas plus protestant que catholique, et s'il avait été brûlé à Genève ou à Paris ç'eût été par suite d'un fâcheux malentendu. Au fond — et M.. Stapfer le dit fort bien — Rabelais n'était ni un théologien ni un philosophe, il ne se connaissait aucune des belles idées qu'on lui a trouvées depuis. Il avait le zèle sublime de la science, et pourvu qu'il étudiât à son aise la médecine, la botanique, la cosmographie, le grec et l'hébreu, il se tenait satisfait, louait Dieu et ne haïssait personne, hors les diables engipponnés. Cette ardeur de connaître enflammait alors les plus nobles esprits. Les trésors des lettres antiques exhumés de la poussière des cloîtres étaient remis au jour, illustrés par de savants éditeurs, multipliés sous les presses des imprimeurs de Venise, de Bâle et de Lyon. Rabelais publia pour sa part quelques manuscrits grecs. Comme ses contemporains, il admirait pêle-mêle tous les ouvrages des anciens. Sa tête était un grenier où s'empilaient Virgile, Lucien, Théophraste, Dioscoride, la haute et la basse antiquité. Mais surtout il était médecin, médecin errant et faiseur d'almanachs. Le Gargantua et le Pantagruel ne tinrent pas plus de place dans sa vie que le Don Quichotte dans celle de Cervantès, et le bon Rabelais fit son chef-d’œuvre sans le savoir, ce qui est généralement la manière dont on fait les chefs-d’œuvre. Il n'y faut qu'un beau génie, et la préméditation n'y est pas du tout nécessaire. Aujourd'hui qu'il y a une littérature et des mœurs littéraires, nous vivons pour écrire, quand nous n'écrivons pas pour vivre. Nous prenons beaucoup de peine, et pendant que nous nous efforçons de bien faire, la grâce nous échappe avec le naturel. Pourtant la plus grande chance qu'on ait de faire un chef-d’œuvre (et je confesse qu'elle est petite) c'est de ne s'y point préparer, d'être sans vanité littéraire et d'écrire pour les muses et pour soi. Rabelais fit candidement un des plus grands livres du monde.
Il s'y divertit beaucoup. Il n'avait ni plan d'aucune sorte, ni idée quelconque. Son intention était d'abord de donner une suite à un conte populaire qui amusait les bonnes femmes et les laquais. Il n'y réussit pas du tout et ce qu'il avait préparé pour la canaille fut le régal des meilleurs esprits. Voilà qui déconcerte la sagesse humaine, laquelle d'ailleurs est toujours déconcertée.
Rabelais fut, sans le savoir, le miracle de son temps. Dans un siècle de raffinement, de grossièreté et de pédantisme il fut incomparablement exquis, grossier et pédant. Son génie trouble ceux qui lui cherchent des défauts. Comme il les a tous, on doute avec raison qu'il en ait aucun. Il est sage et il est fou; il est naturel et il est affecté; il est raffiné et il est trivial; il s'embrouille, s'embarrasse, se contredit sans cesse. Mais il fait tout voir et tout aimer. Par le style, il est prodigieux et, bien qu'il tombe souvent dans d'étranges aberrations, il n'y a pas d'écrivain supérieur à lui, ni qui ait poussé plus avant l'art de choisir et d'assembler les mots. Il écrit comme on se promène, par amusement. Il aime, il adore. les mots. C'est merveille de voir comme il les enfile. Il ne sait, il ne peut s'arrêter. Ce montreur de géants est en tout démesuré. Il a des kyrielles prodigieuses de noms et d'adjectifs. Si les fouaciers, par exemple, ont une dispute avec les bergers, ceux-ci seront appelés:
Trop diteux, brescbedens, plaisans rousseaux, galliers, chienlicts, averlans, limes sourdes, faitnéans, friandeaux, bustarins, traîne-gaînes, gentilz flocquets, copieux, landores, malotrus, dendins, beaugars, tezés, gaubregeux, goguelus, claquedens... et autres telz épithètes diffamatoires.
Et notez que je n'ai pas tout mis. Parfois c'est le son des mots qui l'excite et l'amuse comme une mule qui court au bruit des grelots.
Il se plaît à des allitérations puériles:
Au son de ma musette mesuray les musarderies des musards.
Lui, si bon artisan du parler maternel, lui, dont la langue a la saveur de la terre natale, tout à coup il se met à parler grec et latin en français, comme l'écolier limousin qu'il avait raillé tout en l'admirant peut-être en secret, car c'est un des caractères de ce grand railleur de chérir ce dont il se moque. Et le voilà qui appelle une chienne en chaleur une lycisque orgoose et une jument borgne une esgue orbe. Nos symbolistes, M. de Regnier et M. Jean Moréas lui-même, n'ont pas imaginé, que je sache, de plus rares vocables. Mais il y met, le bon Rabelais, une belle humeur et un sans façon tels qu'on ne peut que s'amuser de cela avec lui. Dans ses heureux moments, il a le style le plus magnifique et le plus charmant. Quelle phrase plus agréable que celle-ci, tirée un peu au hasard du livre III, et qui se rapporte à la politique à suivre avec les peuples récemment conquis?
Comme enfant nouvellement né, les fault alaicter, bercer, esjouir. Comme arbre nouvellement planté, les fault appuyer, asseurer, défendre de toutes vimères, injures et calamités. Comme personne sauvée de longue et forte maladie et venant à convalescence, les fault choyer, espargner, restaurer.
La phrase est-elle simple? c'est Perrette en cotillon court. Rien de plus alerte que les lamentations de Gargantua pleurant la mort de sa femme Badbec. Car Rabelais est comme la nature. La mort n'altère pas sa joie immense.
Ma femme est morte. Eh bien! par Dieu, je ne la ressusciteray pas par mes pleurs; elle est bien, elle est en paradis pour le moins, si mieulx n'est; elle prie Dieu pour nous; elle est bien heureuse; elle ne se soucie plus de nos misères et calamités: autant nous en pend à l'œil. Dieu gard le demourant! Il me fault penser d'en trouver une autre.
Voulez-vous, pour finir, le récit de l'aventure qui termina la vie du prêtre Tappecu? L'art du conteur n'ira jamais au delà .
La poultre, tout effrayée, se mit au trot, à petz, à bondz et au gualop; à ruades, fressurades, doubles pédales et pétarrades; tant qu'elle rua bas Tappecoue, quoy qu'il se tint à l'aube du bast de toutes ses forces. Ses estrivières estoient de cordes: du cousté hors le montonoir son soulier fenestré estoit si fort entortillé qu'il ne le put oncques tirer. Ainsi estoit traisné à escorchecul par la poultre, toutjours multipliante en ruades contre luy, et fourvoyante de peur par les hayes, buissons et fossés. De mode qu'elle luy cobbit toute la teste, si que la cervelle en tomba près la croix Osanière, puis, les bras en pièces, l'un çà , l'autre là , les jambes de mesmes; puis des boyaux fit un long carnaige, en sorte que la poultre au couvent arrivante, de luy ne pertoit, que le pied droit et soulier entortillé. (IV, 13.)
Que cela est dit! et comme une énorme joie est répandue sur cette scène de carnage, dont l'exagération même détruit l'horreur. Aimons donc, avec M. Stapfer, le «docte et gentil Rabelais», pardonnons-lui ses plaisanteries de curé et disons qu'en somme il fut bon et bienfaisant.
Note
1. Rabelais, sa personne, son génie, son œuvre, par Paul Stapfer, professeur à la faculté des lettres de Bordeaux, 1 vol