Narcisse

Le mythe de Narcisse (du grec narkê : « engourdissement », « torpeur ») nous présente toutefois une image encore plus radicale de l’irréel et de l’inauthentique. L’extraordinaire pertinence de ce mythe classique, tel que narré par Ovide dans Les Métamorphoses, étonne et mériterait des commentaires développés ; mais « l’étrangeté de la folie » (Ovide) de Narcisse, dans quelques-uns seulement de ses éléments principaux, suffira à notre propos. Narcisse ne désire rien jusqu’au jour où il découvre sa propre beauté plastique dans une source limpide aux eaux brillantes et argentées : « […] séduit par l’image de sa beauté qu’il aperçoit, il s’éprend d’un reflet sans consistance, il prend pour son corps ce qui n’est qu’une ombre ». Ovide ajoute qu’« étendu dans l’herbe épaisse, il contemple, sans en rassasier ses regards, la mensongère image, et par ses propres yeux se fait l’artisan de sa propre perte […]. Je suis séduit, je vois, mais ce que je vois et ce qui me séduit, je ne puis le saisir ; si grande est l’erreur qui m’abuse dans mon amour ». Près de lui la nymphe Écho, qui n’a pas de voix propre, est toujours d’accord : elle attend les sons qu’il produit « pour s’évertuer à répéter, d’une phrase, les derniers mots » : « N’y a-t-il pas ici quelqu’un ? demande-t-il. – Si, quelqu’un, répond Écho. Y a-t-il quelqu’un près de moi ? dit Narcisse. – Moi, répond Écho. (59) »  

Narcisse se cherche ainsi où il croit se voir, c’est-à-dire où il n’est pas, en des apparences fugitives et fragmentaires. Plongeant pour finir dans ces eaux brillantes afin d’y saisir ce qui ne peut toujours être qu’un reflet sans consistance, il y disparaîtra (60). « Narcisse ne supporte ni d’être ni d’agir », écrit Louis Lavelle. « Il cherche ce qui le flatte plutôt que ce qu’il est ». Son crime, « c’est de préférer à la fin son image à lui-même. L’impossibilité où il est de s’unir à elle ne peut produire en lui que le désespoir ». L’erreur la plus grave « où il puisse tomber, c’est qu’en créant cette apparence de soi où il se complaît, il imagine avoir créé son être véritable (61)» .

Narcisse n’a pas d’identité, car il est sans intériorité, tout en surface. Il n’a point d’idéal puisque ce qui en tient lieu est un reflet aussi irréel que l’image s’évanouissant aussitôt d’un miroir. Comme il est spectateur de son apparence, sa vie est dépourvue de sens, pis encore : de quête de sens. Il n’a pas non plus de relation à autrui, vu qu’il n’y a personne dans sa vie (ni lui ni personne d’autre), Écho étant privée de voix propre, condamnée à refléter imparfaitement sa voix à lui. Bientôt d’ailleurs le corps d’Écho se dissipera dans les airs et elle ne sera plus qu’une voix anonyme, « entendue de tous » précise Ovide.

Des objets de notre fabrication ne laissent pas de se substituer aux humains autour de nous, comme autant de reflets de notre puissance, suscitant un sentiment d’omnipotence. « Nous vivons moins, au fond, à proximité d’autres hommes que sous le regard d’objets obéissants et hallucinants qui nous répètent toujours le même discours, celui de notre puissance médusée, de notre abondance virtuelle, de notre absence les uns aux autres », notait il y a déjà trente ans Jean Baudrillard. Or, comme l’a fait excellemment ressortir Fernand Dumont dans Le lieu de l’homme, l’être humain « a besoin de se donner une représentation de ce qu’il est en se mettant à distance de lui-même. Pour parler de lui, l’homme doit parler du monde. Mais, ce faisant, il doit interposer un élément du monde entre le monde et lui ». La meilleure des médiations à cette fin, ce sont d’autres humains, ainsi que le démontrent la réciprocité et les échanges qui font vivre et durer les amitiés authentiques. Mais notre médiation privilégiée est en passe de devenir, bien plutôt, celle d’objets agissant comme autant de signes. « La perte de la relation humaine (spontanée, réciproque, symbolique) est le fait fondamental de nos sociétés. » « Il n’y a plus qu’immanence à  l’ordre des signes. » « Il n’y a plus que de la vitrine – […] où l’individu ne se réfléchit plus lui-même, mais s’absorbe dans la contemplation des objets/signes multipliés […]. Il ne s’y réfléchit plus, il s’y absorbe et s’y abolit » (Baudrillard) (62).

Le monde anonyme, introverti, que génère la technologie est également à l’image de celui de Narcisse. Une parole se voulant l’expression authentique d’une pensée y a quelque chose de déplacé, tout comme la recherche de débats rationnels. D’aucuns préfèrent même réduire la réalité à une « capsule de son », ainsi que l’a fait ressortir avec force George Steiner prenant acte d’une « universelle “retraite du mot” ». « Tout autour du globe, une culture du son semble rejeter l’antique autorité de l’ordre verbal. » De manière parallèle, l’architecture urbaine moderne favorise les espaces de regard plutôt que de discours ; Richard Sennett l’a bien marqué : « […] ours is a purely visual agora » (c’est une agora purement visuelle que la nôtre). La majeure partie de la vie publique, dans la cité moderne, offre le spectacle de ce que John Berger appelle « le théâtre de l’indifférence (63)».

N’empêche que le trait principal de Narcisse est la fausseté. Le monde insignifiant qu’il habite bascule sans cesse dans un passé qui est aussitôt néant car aucune mémoire ne le fera vivre ; il n’est qu’une succession d’instants ponctuels, dénués de substance. Il n’a pas de durée, car il faut pour cela une conscience de soi. Ce que le monde des nouvelles et des médias voudrait faire passer pour le monde réel en est un de fantasmagories, d’illusions quant aux soi-disant « faits » eux-mêmes (« ce qui s’est vraiment passé », ose-t-on dire), d’« illusions nécessaires » de toutes sortes, pour reprendre le terme de Chomsky. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter quelques années en arrière ; la « réalité du monde » projetée sur les écrans d’alors s’avère dérisoire, hystérique (64).

Mais le problème central demeure la fragmentation de la vision sociale, qu’aggrave l’influence d’expériences fragmentaires entretenues par les médias, télévision en tête. On a dès longtemps fait ressortir à quel point les médias de masse créent des bulles à l’intérieur desquelles sont abolis l’espace, le temps, la causalité, où la sensibilité concrète face à autrui, à la douleur réelle par exemple, devient grotesque. Le besoin croissant des électrochocs qu’administrent les spectacles tant prisés d’extrême violence gratuite ne peut s’expliquer que par un degré correspondant d’hébétude : l’absence d’esprit est compensée par des sensations de plus en plus brutes. La nouvelle géographie urbaine et la vitesse des transports contribuent, de surcroît, à supplanter la perception de l’espace traversé, puisqu’on peut à peine accorder l’attention voulue à des scènes franchies à toute vitesse. « Ainsi, la nouvelle géographie apporte-t-elle du renfort aux mass médias. Le voyageur, comme le spectateur de télévision, expérimentent le monde en des termes narcotiques ; le corps se meut passivement, sensibilisé dans l’espace, vers des destinations placées dans une géographie urbaine fragmentée et discontinue (Richard Sennett). »  diation privilque de la vitrine

Le monde anonyme, introverti, que gé

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Mais le problè
 Surtout, le monde de Narcisse est un monde où il n’y a pas de résistance, pas d’expérience dès lors de l’altérité véritable. L’ingénieur des ponts et chaussées et le directeur de télévision parviennent à créer des mondes aussi dénués de résistance que possible. Qui plus est, ce désir de libérer le corps de toute résistance s’accompagne de la peur de toucher, une peur que la planification urbaine moderne démontre. « Grâce au sens du toucher, nous risquons d’éprouver quelque chose ou quelqu’un comme étranger. Notre technologie nous permet d’éviter ce risque. […] Aujourd’hui, l’ordre signifie le manque de contact » (Sennett). On a oublié que l’uniformité engendre le conformisme, dont « l’autre visage est l’intolérance » (Bauman) (66).

Or la conversion de la présence en représentation caractérise toutes les psychoses. Moi = Moi est l’équation du mélancolique, concentré sur lui-même dans le vide. Nous retrouvons aussi, du même coup, l’équation du maître (telle qu’analysée magistralement par Hegel dans La phénoménologie de l’esprit, IV) : « Il ne rencontre rien ni personne. Il n’est en rapport avec l’esclave que par l’intermédiaire des choses qu’il consomme. Il n’est en rapport avec les choses que par l’intermédiaire de l’esclave qui les façonne » (Henri Maldiney). Cependant la conscience authentique de soi est « retour à partir de l’être autre ». À défaut de l’ami véritable, médiation idéale, disions-nous, il faut à tout le moins que cet autre soit vraiment autre, un être libre qui seul puisse satisfaire le désir de reconnaissance. Sans cela, « retenu dans la simplicité de sa tautologie sans mouvement, le moi ne rencontre partout et nulle part que son écho », ce qui est bien le drame de Narcisse.

Sans le désir – la faim ou la soif, par exemple – l’être vivant meurt. Et l’objet du désir immédiat est toujours quelque chose de vivant, « qui se présente comme vie indépendante » (Hegel). (Ceci est vrai également, mutatis mutandis, de la vie de l’esprit, qui est vie par excellence. Cependant la mort de l’esprit est moins immédiatement perceptible. Mais nous y reviendrons plus loin.) L’être vivant se maintient par le désir sans cesse renaissant et par l’anéantissement de l’aliment. Toutefois, « pour que cette suppression soit, cet autre doit aussi être », ajoute Hegel. Dans le monde phénoménal où est enfermée la psychose mélancolique, on ne sort pas, en revanche, du cercle de la représentation ; on n’en sort guère plus dans la sphère visuelle du télé-consommateur contemporain. Tel est bien aussi, à nouveau, le monde sans résistance et sans altérité de Narcisse (67).

Il n’est point de contrariété, en outre, au sein de la représentation comme telle. Les contraires sont simultanés dans l’intelligence, mais exclusifs l’un de l’autre dans l’agir concret. Les décisions que nécessite l’action supposent qu’on opte pour l’un ou l’autre de deux contraires (dans l’hypothèse la plus simple). De là la difficulté de l’agir, par opposition au monde – admirable – de la représentation osentation où les contraires coexistent et, bien plus, s’éclairent mutuellement. L’exercice de la liberté oblige à exclure l’opposé de ce qui a été choisi, de manière définitive une fois l’action posée, puisqu’elle n’appartient aussitôt plus qu’au passé et ressortit désormais au nécessaire, ne pouvant plus ne pas être. Une fois le suicide accompli, tous les possibles de l’auteur/victime sont abolis. C’est là une autre forme de résistance dont l’appréhension échappe à Narcisse et à ses épigones.

Mais la plus sévère lacune de Narcisse demeure l’amour. On ne peut aimer un reflet ni un écho, et encore moins être aimé par eux. L’affectivité étant au cœur de toute vie humaine, rien n’est pire qu’une affectivité attachée à de l’irréel. L’univers de Narcisse étant faux de part en part, sans identité, sans altérité, la conclusion est inéluctable. Les analyses pénétrantes d’une Alice Miller ont bien marqué que l’enthousiasme de Narcisse « pour son faux Soi n’empêche pas seulement l’amour objectal, mais aussi, et avant tout, l’amour pour le seul être qui lui soit confié entièrement : lui-même ». C’est ainsi que de ne pas permettre à l’enfant de manifester ses propres émotions lui enlève petit à petit toute détermination personnelle ; que détacher l’être humain de ses sentiments l’empêche d’être lui-même. Auschwitz en a illustré les effets. Comme elle le rappelle à nouveau dans sa préface au livre d’Andrée Ruffo, Les enfants de l’indifférence, les mauvais traitements subis dans leur enfance par un Hitler ou un Staline seraient pour beaucoup dans les horreurs qu’on sait (68).

Notes

(59) Ovide, Métamorphoses, III, 341 ; 401 ; 402-510 (trad. Joseph Chamonard, Paris, Garnier-Flammarion, 1966 ; les mots soulignés le sont par nous) ; cf. Plotin, Ennéades, I, 6, 8.

(60) C’est la version de Plotin (loc. cit.). Selon une autre version, celle d’Ovide notamment, non moins significative d’ailleurs, il dépérit sur place.

(61) Louis Lavelle, L’erreur de Narcisse, Paris, Grasset, 1939, p. 18 et 13.

(62) Respectivement, Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, « Idées », 1970, p. 18 ; Fernand Dumont, Le lieu de l’homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, Hurtubise hmh, 1971, p. 36 sq. ; J. Baudrillard, La société de consommation, p. 255 ; 309-310. 

(63) George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture (1971), trad. Lucienne Lotringer, Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 132, 126, 133 ; Richard Sennett, Flesh and Stone. The Body and the City in Western Civilization, Londres, Faber & Faber, 1994, p. 358 ; John Berger, « The Theatre of Indifference », dans The Sense of Sight, New York, Vintage Books, 1985, 1993, p. 68-73.

(64) Cf. Noam Chomsky, Les médias et les illusions nécessaires, Paris, K Films, 1993 ; Jean-François Revel, La connaissance inutile, Paris, Grasset, 1988 ; « Pluriel », 1990 ; Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1997.

(65) Cf. Northrop Frye, On Education, Markham, Fitzhenry & Whiteside, 1988, 1990, p. 93 sq. ; Richard Sennett, Flesh and Stone, p. 18 ; Chantal Delsol, Le souci contemporain, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 92 sq.

(66) Richard Sennett, Flesh and Stone, p. 18-19 ; Zygmunt Bauman, Globalization. The Human Consequences, New York, Columbia University Press, 1998, p. 47. Cf. Richard Sennett, Uses of Disorder : Personal Identity and City Life, Londres, Faber & Faber, 1996, p. 39-43, 101-109, 194-195 ; sur l’importance du toucher, cf. notre livre, De la dignité humaine, Paris, PUF, 1995, p. 105-113.

(67) Pour tout ceci, cf. Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 1991, p. 23-38 ; et G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, IV, trad. Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Gallimard, 1993, p. 207-227.

(68) Alice Miller, Le drame de l’enfant doué. À la recherche du vrai soi (1979), trad. B. Dezler et Jeanne Etoré, Paris, PUF, 1983, p. 65 ; Andrée Ruffo, Les enfants de l’indifférence, préface d’Alice Miller, Québec, Éditions de l’Homme, 1993. Cf. Alice Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation des enfants, Paris, Aubier/Montaigne, 1984. Cf., à cet égard, la critique que fait Adorno de l’idéal de dureté dans l’éducation des futurs nazis, « Éduquer après Auschwitz », dans




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