Art minimal et mouvement moderne

Pierre Grenier
C’est surtout dans le domaine des arts visuels que se distingue une relation fondamentale entre l’art minimal et certaines tendances de son prédécesseur : le mouvement moderne. Cet article a pour but de clarifier les aspects de continuité ou de ressemblance ainsi que les principes sur lesquels reposent leurs créations.
En 1965 le philosophe et critique d’art R. Wollheim emploie pour la première fois le terme de minimal art dans la revue Arts magazine pour qualifier le travail de M. Duchamp. Ce terme sera réemployé par la suite pour désigner l’activité dans les années 60 des artistes comme Carl Andre, Dan Flavin, Donald Judd, Sol Lewitt, Frank Stella, Robert Morris ou Dan Graham. La même année, F. Stella provoque un scandale à l’exposition du musée d’Art Moderne de New York en exposant ses Black paintings, une série d’interventions très réduites. Le mouvement se pose en réaction contre la prééminence du Abstract expressionism dont un des représentants, Jackson Pollock, mettait l’emphase sur la spontanéité et l’intuition du gestuel.

Le minimal art ou ABC art est un de ces mouvements d’après guerre qui a eu une énorme influence sur les autres domaines de la création comme le design, l’architecture mais aussi la musique et la littérature. Il suffit de comparer les Modular repetitions du compositeur T. Rickley et les Serial forms de F. Stella ou D. Judd pour saisir leur intérêt commun pour le rythme répétitif avec le minimum de variations.

C’est surtout dans le domaine des arts visuels que se distingue une relation fondamentale entre l’art minimal et certaines tendances de son prédécesseur : le mouvement moderne. Cet article a pour but de clarifier les aspects de continuité ou de ressemblance ainsi que les principes sur lesquels reposent leurs créations.

Le minimalisme prône des formes géométriques simples (primary structures) épurées jusqu’à la disparition de toute expression. Les matériaux sont du registre de l’impersonnel et sont puisés dans les produits industriels ou manufacturés. Les assemblages se font de manière sérielle en réduisant les éléments de jonction ou en les supprimant. Les matières gardent leur propre couleur ou dans le cas du hard edge elles dominent la forme pour lui enlever tout effet de profondeur ou de volumétrie.

Dans cette tentative de ne pas représenter ou symboliser toute expression de l’image ou de la forme, la machine apparaît comme l’outil idéal de production. Sans esprit, son fonctionnement mécanique est dénué de tout sentiment. Elle est capable de fabriquer une même pièce en très grand nombre avec une précision qui empêche de distinguer l’une de l’autre. L’original ne peut pas exister, dissolu dans le processus de réplicabilité1. Cette façon de réutiliser la banalité ou la neutralité de l’objet est aussi employée au même moment dans le pop art qui partage ce goût de l’impersonnel créé par les techniques industrielles. C’est surtout dans la société de consommation et l’imaginaire quotidien que A. Warhol, R. Lichtenstein, J. Johns et d’autres artistes puisent leur inspiration et exploitent le pouvoir de l’image de la culture populaire. Ces deux mouvements se confrontent aussi aux questions des espaces et du territoire mais de manière très différente. Paysages urbains ou interventions soulèvent les questions d’emboîtement des échelles pour mettre en évidence les mutations des milieux urbains ou naturels.

Ce qui caractérise surtout le minimal art, c’est la façon dont le support devient significatif. Il est autoréférentiel car il ne renvoie qu’à lui même et amène à se questionner non pas sur un sujet, un signifié, mais le signifiant. L’œuvre comme signe est remise en cause dans le déplacement de sa relation entre le concept et l’empreinte psychique2 dans ce cas visuelle. Elle peut se définir comme un système quand on sait que les théories du langage et le structuralisme ont largement alimenté le mouvement.

Culte de la machine, fonctionnalisme contre expressionnisme, linguistique structuraliste, coupure avec le passé proche, autant de caractéristiques en commun avec le mouvement moderne dont les artistes minimalistes connaissent bien les enjeux.

Déjà M. Duchamp transformait les niveaux de codification des objets autant dans la lecture que dans leur élaboration et leur construction. Ainsi il bouleversait les types d’articulation signifiant-signifié. Un ready-made qu’il définissait comme «objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste3» amène l’objet au statut de porteur de signification qu’il détourne par la suite. Les artistes minimalistes sont plus spécifiques dans le choix de leurs objets qui doivent représenter deux choses : le minimum d’intervention (la production en série programmée) et l’absence d’émotion (par sa dissolution dans la culture de masse ou l’insignifiance acceptée de l’objet).

Le Corbusier dans son manifeste4 exprimait l’idée que l’architecture moderne puisait son inspiration des bâtiments industriels et de leurs machines, quand l’un et l’autre arrivaient même à se confondre. Ce culte de la machine était poussé très loin comme le suggère sa propre appellation de « machine à habiter » en ce qui concerne ses unités d’habitation : des cellules d’appartement qui varient à l’intérieur d’une trame régulière de structure. Mais on voit que, chez les architectes, la machine est utilisée de façon métaphorique pour le programme, les formes ou l’utilisation de la construction. Les artistes minimalistes sont plus littéraux en empruntant soit les mécanismes de production, soit les produits eux mêmes. Ils ne cherchent pas à glorifier le progrès apporté par l’ère industrielle, comme le voulaient les modernes, mais prélèvent des éléments évocateurs de sa fabrication et les exposent, comme dans le cas de D. Judd.

Les modernes affirmaient une coupure très franche avec le passé et cela se répercute directement dans la peinture. L’abstraction remplace de plus en plus la figuration et les sujets glissent du répertoire sacré ou antique vers celui de l’homme (individu ou collectif) perçu par les sciences humaines, ou alors le sujet fait place à la pure picturalité du tableau. La question figurative écartée permet une évolution grâce aux transformations formelles. P. Mondrian se limitait aux couleurs primaires avec une composition tramée. K. Malevitch de façon très sensible a utilisé des formes simples qui questionnaient l’existence du tableau et de la peinture. Dans le domaine de la sculpture, Brancusi polissait les formes pour arriver à leur expression la plus essentielle. L’art minimal suit cette conscience esthétique en faisant disparaître toute trace du créateur physique ou moral dans l’œuvre. Le tableau ne renvoie qu’à lui même et paraît simplement répéter la maxime de P. Klee : «rendre visible». On retrouve cette attitude dans l’utilisation que fait J. Mc Cracken des couleurs qui deviennent des objets.

Contre l’expressionnisme gestuel et toute forme organique, illusionniste ou anthropomorphique, R. Morris a recours à la géométrie euclidienne (système de transformations et formes primaires) pour effectuer ses el cubes. F. Sandback dispose ses sculptures en fils (acier, élastique, tissu) délimitant des formes géométriques simples afin de cerner l’espace plutôt que de l’occuper. Sol Lewitt explore le cube non dans sa forme mais dans sa capacité.

De façon plus globale, les modernes pratiquaient la notion d’économie comme l’annonçait l’architecte L. Mies van der Rohe : less is more. Cette économie (minimum de moyens et maximum d’effets) est fondatrice d’un type d’intelligence qu’on peut rapprocher de la mètis grecque5. Ce qui paraît contradictoire quand on sait que l’occasion, moment où elle s’applique, est fondée sur la mémoire alors qu’on vient de voir chez les modernes tout refus d’une quelconque référence au passé. Mais cette mémoire est basée sur l’expérience propre et la notion de passé est celle du passé lointain contre celle du passé proche. Cette tendance à rechercher une forme d’absolu dans l’art qui peut traverser les siècles se trouve revendiquée chez certains artistes minimalistes. La mise en espace de la lumière dans les constructions de T. Ando indique clairement une volonté de continuer cette tradition millénaire réamorcée par des architectes modernes comme L. Kahn ou A. Aalto.

L’art minimal, comme d’autres mouvements, reste un développement des principes amorcés par les avant-gardes du début du 20e siècle. Les manifestations visuelles de ces artistes indiquent bien les secousses qu’a créé ce tournant historique dans la culture européenne et nord américaine, dont notre société commence à réaliser l’importance.

Les produits et les procédés de l’ère industrielle perdent leur fonction première et sont dérivés en matériau syntaxique. Transformés en grammaire et en vocabulaire ils laissent ressortir leur structure pour condenser une information visuelle, reflet des préoccupations de l’époque.
Même si pour certains le minimal art reste froid et inaccessible, voire ridicule, il n’en reste pas moins que seul un changement de notre regard peut aider à en capter le message ou au moins la sensation. Si ses créateurs le veulent inexpressif et dépassionné, une certaine sensibilité est quand même sous-jacente aux œuvres. Cela se ressent chez D. Flavin qui dématérialise l’espace, abolit les frontières entre l’objet et son environnement par le blur que produit la lumière de ses néons.

Condenser la représentation dans ses moyens et ses supports pour mieux reconstruire l’art après les désastres de la IIe guerre mondiale comme l’avaient déjà fait les artistes de la première guerre. La modernité avec sa fulgurante croissance a aussi engendré les mécanismes de la terreur. La figuration classique ne suffit plus à exprimer les sentiments comme conséquences des bouleversements contemporains. Les artistes ont dû réinventer un langage en gardant les médiums traditionnel (peinture, sculpture) ou par le détournement d’objets (installations), avec une intention revendicatrice de réduction maximale.



Notes:

1. Umberto Eco, La production du signe, ed La Librairie Générale Francaise, 1992.
2. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, ed Payot, 1955.
3. Marcel Duchamp, Duchamp du signe, ed Flammarion, 1975.
Voir la fontaine concue en 1917, exemple d’un geste (en apparence) simple: le déplacement. L’objet est changé de contexte et acquiert un nouveau statut.
4. Le Corbusier, Vers une Architecture, ed
5. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, ed Gallimard, 1990.

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