Michel Serres et Simone Weil: un même combat contre la force

Jacques Dufresne

Entretien avec Michel Serres ayant d"abord paru dans le magazine L'Agora de mai 1994, Vol 1 - No 8

Mars 1994. Il y a quelques années la télévision française présentait une émission d'une heure sur Simone Weil, à un moment de grande écoute. Je n'ai pas été étonné d'y retrouver Maurice Schumann, qui l’avait accueillie à Londres en 1942 et Gustave Thibon, l'ami intime, celui qui l'a découverte et présentée au monde en publiant et en préfaçant La pesanteur et la grâce, son premier livre. Par contre j'ignorais tout de l'importance que Simone Weil avait eue dans la vie de Michel Serres. Il la cite rarement, du moins dans son oeuvre écrite. Son témoignage ému tout au long de l'émission n'en a eu que plus de relief à mes yeux.

C'est d'abord pour en savoir plus sur son attachement à Simone Weil que j'ai saisi au vol l'occasion qui m'a été récemment offerte de rencontrer Michel Serres. C'était au cours de sa dernière tournée de conférences au Québec, à la fin du mois de mars. Plutôt que de tenter de reconstituer fidèlement un dialogue dont je ne suis pas sûr de pouvoir rendre la chaleur et la vie, je vous propose une excursion libre en compagnie de Michel Serres, émaillée des citations et des digressions qui me semblent en être les prolongements naturels.

 Michel Serres a découvert Simone Weil en lisant La Pesanteur et la Grâce, paru en 1947. « Vers l'âge de 18 et 20 ans, j'ai peut-être relu ce livre 40 fois, dit-il. Aucun autre livre ne m'aura marqué à ce point. Avec le recul, je comprends que ce qui m'a touché c'est l'horreur de Simone Weil pour la force. Je la découvrais quelques années après Hiroshima. Comment la science, la physique, avaient-elles pu conduire à cette violence extrême? Simone Weil a déchiré le voile qui recouvrait ce problème à mes yeux. Il me serait donné d'apprendre plus tard qu'elle avait eu la même influence sur René Girard l'auteur de La Violence et le Sacré

Simone Weil ne s'est pas bornée à dire de façon émouvante son horreur de la force, elle en a aussi fait une analyse rigoureuse, en insistant sur le fait que si on place la force au centre de la vision qu'on se fait du monde, on se condamne à légitimer de la même manière l'importance qu'elle a dans les choses humaines. 

C'est dans un merveilleux essai intitulé L'Iliade ou le poème de la force que Simone Weil a poussé le plus loin son analyse. Michel Serres a aussi été profondément marqué par cet essai. 

L'abus que l'on fait en ce moment de la force en Bosnie, au Rwanda ou en Algérie, montre l'éternelle pertinence de la réflexion de Simone Weil. Il est bien d'autres aspects de son œuvre par lesquels elle pénètre au cœur de problèmes actuels que nous ne savons même plus apercevoir. Par exemple, en 1943, à Londres, convaincue que l'effondrement de la France avait des causes bien plus profondes qu'une mauvaise préparation militaire, elle posait avec une rigueur inédite la question d'une méthode pour redonner une inspiration à un peuple.

La croissance économique soutenue, qui a caractérisé l'après-guerre, a dispensé penseurs et décideurs de prendre au sérieux l'interrogation de Simone Weil. Et tout indique en effet que pendant les trente glorieuses, c'est la croissance économique qui en France, comme dans bien d'autres pays occidentaux, a été le principe de l'ordre et de l'harmonie.

La croissance, hélas! si elle se poursuit toujours timidement n'a plus le même effet magique sur les sociétés. Et il faut trouver ailleurs un principe d'harmonie. Ailleurs? Mais où et comment?

« Je suis d'accord avec Simone Weil, m'a répondu fermement Michel Serres. Une des catastrophes contemporaines, a-t-il précisé, est l'idée que ce qui n'est pas scientifique n'est plus que sensationnalisme, émotion... D'où un effondrement dans l'insignifiant. On croit qu'il n'y a pas de raison hors de la science. L'âge des Lumières a fait une O.P.A. (offre publique d'achats)  sur la raison. Pourtant, comme René Girard et bien d'autres nous l'ont rappelé, les contenus religieux sont porteurs d'une rationalité. Il y a autant de raison dans la religion que dans la science. »

Mais c'est d'abord à une réforme de l'éducation que songe Michel Serres quand on insiste pour qu'il réponde plus précisément à la question de Simone Weil, une réforme qui remettrait les chefs-d'œuvre au centre de la vie des jeunes. Des chefs-d'œuvre comme le Don Quichotte, L'Odyssée, les Fables de La Fontaine. 

Son commentaire sur La Fontaine permet à Michel Serres de revenir sur la question de la force. « La Fontaine, dit-il, nous montre constamment la violence présente même dans le droit qui la contrôle: "Raminagrobis mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre." Si la pensée de La Fontaine nous imprégnait davantage, peut-être saurions-nous trouver des règlements plus amicaux à nos litiges. »

Michel Serres préfère l'Odyssée d'Homère à l'Iliade. Ulysse, dit-il, est un personnage plus complet qu'Achille. Mais c'est par Don Quichotte qu'il semble le plus séduit. L'oeuvre de Cervantès est à ses yeux un traité sur l'enchantement. Dulcinée, paysanne laide et sale! C'est ainsi que la voit Sancho. « Tu ne comprends donc rien, lui réplique Don Quichotte, elle été enchantée, transformée par une incantation magique. » 

Michel Serres fait de cette incantation le point de départ d'une réflexion sur la puissance des médias. Nous ne voyons plus le monde tel qu'il est, il a été transformé par l'incantation magique des médias. 

Le chef d'oeuvre nous aide à retrouver le monde, surtout si dans la pédagogie, il fait alliance avec la science. C'est le thème que Michel Serres a développé dans Le Tiers instruit.

La Science, comment y voir un instrument d'éducation, comment la dissocier de cette entreprise de transformation sans mesure du monde et de la vie? Un mot de Michel Serres m'avait guidé dans ma propre réflexion sur les nouvelles techniques de reproduction et la génétique: « Dans le nouveau monde du possible, connaître fait déjà intervenir. » Je voyais dans cette phrase la confirmation de ce que j'appelais en privé l'imposture de l'éthique Je pense à cette discipline réapparue récemment dans le sillage de la science et de la technique, avec comme mission de leur imposer de l'extérieur un sens, une limite, une mesure dont elles seraient en elles-mêmes privées. Si connaître, comme on en a mille preuves, fait déjà intervenir, c'est au niveau de la connaissance elle-même, de l'orientation qu'on lui donne, de l'objet qu'on lui assigne que se situe la responsabilité la plus importante. Et non dans les comités de penseurs, qui surgissent après le fait, presque toujours pour l'avaliser avec quelques précautions oratoires.

 Michel Serres a résumé sa position sur la question en un sourire et une phrase: « Je me suis bien vite éloigné des comités d'éthique, j'avais l'impression de porter la traîne de la mariée. » Un peu plus tard il m'a parlé des comités croupion Il devait ensuite m'inviter à faire participer l'Agora et ses lecteurs à la rédaction d'un serment scientifique qui aurait aujourd'hui un rôle analogue à celui que le serment d'Hippocrate a eu dans la Grèce ancienne. Ce serment fait toujours partie du paysage médical, mais comme il est coupé du contexte philosophique et religieux dans lequel il est apparu, il a perdu pratiquement toute efficacité. 

Existe-t-il aujourd'hui un contexte tel qu'il légitimerait un serment donnant à la science un sens et une limite? Qui rendrait possible ce contrat naturel dont a parlé Michel Serres dans un autre ouvrage récent? Il est déjà bien difficile d'assurer dans l'harmonie le progrès d'une humanité qui, à cette fin, exploite inconsidérément la nature. Dans Le Contrat naturel, Michel Serres nous rappelle qu'il faudrait que la nature soit représentée à la table de la négociation du partage. Nouveau pacte social doublé d'un pacte avec la nature? Où trouverons-nous l'inspiration nécessaire à une telle tâche? 

Si chimérique qu'elle semble à première vue, l'idée d'un serment de la science, mérite plus qu'une considération amusée. Et on comprend pourquoi des représentants de l'Unesco ont demandé à Michel Serres de poursuivre sa réflexion sur cette question. 

S'il doit y avoir une parenté profonde entre le serment d'Hippocrate et le serment de la science, elle devra reposer sur un même amour de l'idée de limite. La différence majeure entre notre époque et la Grèce du temps d'Hippocrate, c'est qu'aujourd'hui la limite, quand elle opérante, est imposée de l'extérieur, comme à regret, par crainte de catastrophes comme celles dont les Staliniens et les Nazis ont été responsables. Tandis qu'au temps d'Hippocrate et de Platon, les idées de Bien, de Justice et de Limite était indissociables. Par opposition, le mot mal était synonyme de démesure - Hybris - d'illimité...C'est que la forme elle-même était alors au centre de la vision du monde, tandis qu'aujourd'hui c'est la force. 

Et nous voilà de nouveau tout près de Simone Weil qui, dans La Pesanteur et la Grâce justement, a écrit: « Le mal est l'illimité, mais il n'est pas l'infini. Seul l'infini limite l'illimité. »

C'est l'amour de cet infini, présent dans l'univers sous la forme de la beauté, qui devrait être au centre du serment de la science, lequel devrait prendre la forme d'un poème qui ressemblerait par le ton à ce poème de Pindare dont Marguerite Yourcenar a traduit en français la dernière strophe:

Etre borné par un seul jour...
Qu'est l'homme, que n'est pas l'homme
L'homme est le rêve d'une ombre
Mais quelquefois, tel un rayon venu d'en haut
La lueur brève d'une joie descend sur lui
Et il connaît quelque douceur. 

Dans les strophes précédentes, Pindare avait évoqué la fragilité de la gloire des mortels, soumise elle aussi à la force:

 La gloire des mortels en un jour a grandi,
Mais un jour suffit au contraire
Pour qu'elle soit jetée à terre,
Frappée par le destin qui n'a jamais fléchi.

Tâche impossible? « Mais répliquera Michel Serres, où va le monde si cette tâche n'est pas accomplie? A la fin de notre conversation, je lui ai demandé son interprétation de la révolte des jeunes en France et de divers autres phénomènes inquiétants. Il craint « un tremblement de terre historique ». Comment passer au stade du global, se demande-t-il. Du global dans l'espace, mais aussi, on l'oublie parfois, du global dans le temps, car les époques se rapprochent et s'interpénètrent en même temps que les régions du monde. Il existe une contraction du temps. 

Le soleil de cette fin mars se couchait quand Michel Serres a évoqué ce qu'il a appelé « la loi des rendements décroissants de l'histoire. » L'Empire égyptien aura duré 3,000 ans, peut-être plus, l'Empire romain 2,000 ans, si on tient compte de l'Empire d'Orient, l'Empire anglais 150 ans environ, l'Empire américain 50 ans si on le fait commencer à la deuxième guerre mondiale et si on estime qu'il est déjà à son déclin. Combien de temps l'empire économique japonais durera-t-il avant d'être absorbé par l'empire chinois? 25 ans? 

Oublions les chiffres et leur exactitude et revenons au message de Michel Serres sur l'importance absolue des humanités. Dans cette humanité qui se contracte en même temps qu'elle se dilate, comment ne pas souhaiter une plus grande familiarité de ces génies en qui, justement, l'humanité se contracte jusqu'à un point de l'espace et du temps et se dilate jusqu'à l'universel et l'infini?

 

Annnexe

La philosophie française

 Est-ce parce qu'elle a tenté de donner à la raison son ancien royame que Simone Weil a été pratiquement exclue de l'enseignement de la philosophie en France? Michel Serres est plutôt d'avis que Simone Weil a connu le sort de son maître, Alain, auquel on continue de l'associer. Or le rationalisme d'Alain a sombré dans l'oubli. 

Simone Weil elle-même n'aura enseigné la philosophie que quelques années. Elle avait à l'égard de ses élèves des exigences qui ne plaisaient pas à tous les parents: par exemple elle faisait en sorte que l'amour de la justice qu'elle leur enseignait se traduise par des engagements concrets en faveur des victimes de l'injustice. Quand on lui disait que si elle continuait de se comporter ainsi elle serait un jour révoquée, sa répoonse était simple: «j'ai toujours considéré la révocation comme devant être la fin normale de ma carrière.» 

L'enseignement de la philosophie n'a pas non plus réussi à Michel Serres. D'une part il ne pouvait pas se résigner à ployer sous les diktats des groupes de pression marxistes, lacaniens ou sémiotiques; il a d'ailleurs écrit Les cinq ses pour célébrer, en dégustant un Château Yquem avec ses lecteurs, sa protestation contre l'impérialisme des philosophies anglosaxonnes du langage. D'autre part, les contraintes du style universitaire lui étaient insupportables. L'appel de note à chaque mot ne le séduit pas du tout. «Tout se passe, dit-il, comme si le premier souci de ceux qui adoptent ce style était de donner la propriété de chaque mot à quelqu'un!» 

Michel Serres explique le déclin de la philosophie française dans le monde par la mainmise de l'université sur elle. « Avec Kant et Hegel, la philosophie allemande a été universitaire dès sa naissance. Descartes, Pascal, Leibniz, Rousseau, Maine de Birand n'étaient pas des universitaires. Au début du présent siècle, Bergson lui-même l'était si peu, précise Michel Serres. Simone Weil ne l'est pas non plus; si elle est faible parfois, c'est quand elle est universitaire.»

 

 

 

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