Mathieu Bock-Côté, plus universel que nos mondialistes
Suite à l’entartage de Mathieu Bock-Côté dans une librairie de Québec
Il y présentait son dernier livre Le nouveau régime.[1] L’entartage, par un jeune barbare, fut assorti, il faut le préciser, d’une accusation de fascisme. Le matin même de ce mercredi 25 janvier, Mathieu Bock-Côté avait dans le Journal de Québec déploré le fait que les jeunes québécois sont de plus en plus opposés à l’indépendance du Québec. « La jeunesse chante l’autre pour mieux masquer son mépris d’elle-même. […] La seule bataille qui vaille (à ses yeux), c’est celle pour l’extension infinie des droits individuels et des droits des minorités. La majorité serait raciste et xénophobe. » Le même jour Richard Martineau, sur le ton d’une amitié rare entre chroniqueurs d’un même journal, rendait hommage à Mathieu Bock-Côté pour la façon dont il tente de réconcilier les Québécois avec un passé dont ils ont honte. À propos de la dédicace « ‘’ À mon père, à ma mère, qui viennent d’un monde qui ne méritait pas qu’on en dise tant de mal.’’ » Martineau écrit : « cette phrase, toute simple, me touche énormément. J’y retrouve tout le respect, toute la sensibilité, toute la tendresse qui animent cet homme d’idées. »
Mathieu Bock-Côté défend sa cause avec passion, mais sans l’ombre d’un fanatisme; peut-être a-t-il le défaut aux yeux de plusieurs de ses compatriotes de défendre ses idées avec une éloquence et une vivacité d’esprit qui n’ont rien à envier à celles des meilleurs débateurs français, avec lesquels il croise si bien et si souvent le fer qu’en France on se l’approprie en omettant de préciser qu’il est québécois. Un jour, la ville de Québec elle-même se l’appropriera.
C’est en France que je l’ai découvert, au terme d’un exposé que je présentais à Lyon, il y a une dizaine d'années, dans le cadre des Entretiens Jacques Cartier. Un jeune homme sans complexe, d’une prestance propre à réjouir Platon, l’homme aux larges épaules, s’empare tout à coup du micro et le fait crépiter à un rythme à dérouter les neurologues. Qui est ce Démosthène? Est-il québécois, français, belge ? Je me suis pris au jeu, me promettant de comprendre ses idées plus vite encore qu’il ne les explicitait. Peine perdue ! Je n’ai pas réussi à le devancer, mais je l’ai compris : j’ai eu la révélation de son intelligence exceptionnelle. Je préfère en principe la lenteur à la vitesse, mais je reconnais que l’éclair symbolise mieux l’intelligence que l’eau dormante.
Son livre, Le nouveau régime, est un recueil de textes déjà parus puis remaniés et agencés les uns autres. Preuve de son universalité : les chapitres sur Allan Bloom, Raymond Aron, deux des intellectuels les plus au-dessus de la mêlée du XXe siècle, deux des esprits les plus libres aussi. Mathieu Bock-Coté n’était pas encore né quand ils ont eu leur heure de gloire.
J’ai connu Allan Bloom, l’auteur de L’âme désarmée, je l’ai même invité comme conférencier à l’occasion d’un colloque sur l’éducation tenu en 1988. On voyait déjà à ce moment les universités américaines s’éloigner des racines grecques de l’universalité, pour dériver, au nom de l’égalité, vers les revendications sociales et politiques qui les ont transformées en camp retranché pour les gardes rouges de l’intelligence.
Une partie de la pensée de Mathieu Bock-Côté est déjà en germe dans ce propos d’Allan Bloom :
« La thèse que je développe dans mon livre, L'âme désarmée, c'est que notre égalitarisme radical nous a conduit à ériger le relativisme culturel en philosophie nationale, si l'on peut s'exprimer ainsi sans ironie. (...) «"Qui êtes-vous pour juger?" "Qui va trancher?" "À chacun sa manière de vivre!", etc. Tels sont les slogans populaires de cette philosophie. J'ai aussi soutenu que ladite philosophie n'est pas le résultat d'une réflexion philosophique, de l'étude, mais constitue une prise de position morale ou politique adoptée pour promouvoir l'égalité. Le relativisme est l'épicentre de l'ouragan qui frappe notre éducation, non pas pour l'évidente raison qu'il semble impliquer qu'il n'y a pas de moralité, que tout est permis, mais parce qu'il étouffe la plus puissante des raisons de se cultiver: le désir naïf de découvrir ce qui est bon pour vivre bien. »[2]
C’est toutefois sur l’amitié entre Saul Bellow et d’Allan Bloom que Mathieu Bock-Côté a choisi de mettre l’accent, une amitié qu’on est tenté d’élever au rang de celle de Montaigne et de la Boétie, même si les révélations de Saul Bellow dans Ravelstein sur la moralité dionysiaque de l’apollinien Bloom, ont pu être interprétées comme une trahison par certains proches de Bloom. Mathieu Bock-Côté profite de l’occasion pour ébaucher une réflexion sur les romans d’amitié, comme Ravelstein, et l’amitié elle-même. Plutôt qu’une trahison, Mathieu Bock-Côté voie dans les vérités crues de Saul Bellow, « la marque de l’amitié, elle qui conjugue l’égalité admirative et la curiosité joyeuse que se permettent ceux qui se connaissent vraiment et qui se sont prêté serment de fidélité. » [3] Ébauche, ai-je dit.
Raymond Aron ? « Certainement le plus grand intellectuel français de la seconde moitié du XXe siècle » selon Mathieu Bock-Côté. Allan Bloom a-t-il connu Raymond Aron ? Non seulement l’a-t-il connu, mais il l’a admiré: En 1985, Bloom écrit dans la revue New Criterion, un article intitulé Raymond Aron, the last of the liberals. Les premières lignes[4] de l’article évoquent bien la finesse avec laquelle Bloom a pénétré la civilisation française.
Pour ceux qui avaient 20 ans en 1960 et qui ne s’inclinaient ni devant une gauche qui s’octroyait le monopole de l’intelligence, ni devant le marxisme des aujourd’huis qui pleurent les lendemains qui chantent, Raymond Aron était un rempart. C’est lui qui a donné à entendre au monde entier que les idéologies comme le marxisme étaient l’opium des intellectuels. L’opium des intellectuels est d’ailleurs le titre de l’un de ses livres. On croirait que Mathieu Bock-Côté a grandi à l’ombre de Raymond Aron, à en juger par la façon de son influence :
«C'est dans L'Opium des intellectuels qu'il mena sa critique la plus profonde du marxisme comme ''religion séculière''. Il s'agit d'un grand moment dans la démystification du communisme et du marxisme. À cinquante ans de distance, on peut aisément relire ce livre, non seulement comme un moment décisif de l'histoire intellectuelle du XXe siècle mais aussi comme un examen très fin de la psychologie utopiste des intellectuels de gauche. Cette Utopie les amena à fantasmer, à imaginer un monde idéal dont ils auraient la responsabilité prophétique d'annoncer la Venue, et à décrier la société libérale, la seule pourtant qui tolère le pluralisme politique et qui admet qu'on la critique, au point d'admirer ceux qui le font le plus violemment, comme si la distance inévitable entre les idéaux que la démocratie professe et leur réalisation partielle l'amenait à avoir une mauvaise conscience. Car l’utopisme pousse à la mauvaise conscience. La société occidentale ne s'aime pas et aime ceux qui la vitupèrent, comme s'ils étaient les authentiques gardiens de ses idéaux les plus exigeants. »[5]
On notera la différence entre le libéralisme de la gauche américaine actuelle, et celui de Bloom et de Aron. On sent bien cette différence quand dans le livre de Mathieu Bock-Côté on passe de l’article sur Aron ou sur Bloom aux pages consacrées à la désincarnation du monde et à la théorie du genre. L’homme et sa dimension universelle ont disparu pour faire place aux revendications de chacun.
Pour ce qui est du Québec, le meilleur représentant du grand courant libéral fut le philosophe Jean Roy. Il allait de soi que Mathieu Bock-Côté s’oriente vers lui. Ils ont eu ensemble une série de quatre entretiens parus en 2015 dans la revue Argument sous le titre de « Penser le politique ».
On aura compris pourquoi je mets l’accent sur l’appartenance de Mathieu Bock-Côté à la grande tradition libérale dans un livre dont plusieurs chapitres ont d’abord retenu mon attention, en particulier celui qui est consacré au livre de Chantal Delsol sur le populisme. Je voulais montrer que Mathieu Bock-Côté possède tous les anticorps aptes à le protéger contre les dangers auxquels l’expose ce souci de l’enracinement à quoi on le reconnaît d’abord aujourd’hui. Dans Le nouveau régime, il établit la preuve qu’il n’est pas conservateur par nostalgie mais parce qu’il a compris qu’il faut conserver simultanément le particulier et l’universel pour échapper à ce présentisme relativiste qui réduit les libertés à ce qu’elles sont dans le Meilleur des Mondes : à savoir que tout ce qui est rupture avec la nature et le passé est non seulement permis mais obligatoire.
[1] Boréal, Montréal, janvier 2017
[2] Texte de la conférence prononcée par Allan Bloom, sur La culture générale et la politique, vendredi le 29 avril 1988 à l'occasion du colloque Éducation: le temps des solutions organisé par l'Agora au Centre d'Arts Orford, les 29, 30 avril et 1 er mai 1988
[3] Mathieu Bock-Côté, op.cit. p.304
[4] A few weeks ago, when I was in Paris, I went to have lunch at my friend Jean-Claude Casanova’s home. As I entered the great doors of the building on the Boulevard St. Michel, I had one of those experiences which only an American amateur of things French would call Proustian. I felt a sudden shock, a powerful awareness of an absence linked to the entire substance of my adult life. I recognized that this was where Raymond Aron had lived and that I would find him there no longer.
I could not pretend to be his student or his friend, but he was the teacher and friend of all my friends, admired by everyone I admired on both sides of the Atlantic. He was the protective tent under which we lived, the urbane and always benevolent defender of reason, freedom, and decency when all these were passing through unprecedented crises. He incarnated the bon sens which is supposed to be the leading characteristic of liberal democracy and ...
[5] Mathieu Bock-Côté, op.cit. p.223