L'hospitalité

Le degré de civilisation d’un peuple, d’une société, se mesure à sa conception de l’hospitalité. Celle des grandes civilisations orientales est proverbiale. Mais il en allait de même plus près de nous, chez les anciens Grecs. Le premier sens du mot grec xenos, désignant l’étranger (que nous retrouvons dans « xénophobie »), est « hôte », et il a toujours conservé cette signification à côté de l’autre. L’hôte reçu, l’étranger, est sacré. Platon insistera, dans les Lois (V, 729 e sq.), que nos engagements à l’endroit des étrangers sont « les plus saints » (hagiôtata). Il faut « une grande vigilance pour ne commettre aucune faute à l’égard des étrangers au cours de sa vie et dans sa route vers le terme de celle-ci » (730 a ; trad. E. des Places). En latin, les mots hospes et hostis renvoient l’un à l’autre comme pour mieux rendre la réciprocité des devoirs, car hospes désigne l’hôte au sens de celui qui reçoit l’étranger, hostis l’hôte ou l’étranger envers qui on a des devoirs d’hospitalité (204) . Ces mots sont, bien entendu, à l’origine d’« hospice », d’« hospitalité », d’« hôpital », d’« hôtel », d’« hôtel-Dieu » (qui désigne depuis la fin du Moyen Âge l’hôpital principal d’une ville), de milieu « hospitalier ».

Mais d’où vient ce caractère sacré de l’étranger, cette place centrale assignée à l’hospitalité, dès l’aube de la civilisation ? Deux exemples s’offrent d’abord comme guides. Dans l’Odyssée d’Homère, Ulysse rentre chez lui après une longue absence sans être reconnu, comme un étranger, et est reçu comme un hôte. Au chant XIX, son épouse Pénélope déclare qu’il faut bien traiter le mendiant qu’il semble être. Au chant XXIII, elle le reconnaîtra et ce sera la liesse. Semblablement, dans le livre de la Genèse (18, 1-8), on voit Abraham, aux chênes de Mambré, déployer des prodiges d’hospitalité pour trois hôtes inconnus. Or il s’avérera qu’il aura ainsi, à son insu, accueilli des anges et Dieu même.

Ce qu’illustrent d’abord ces deux histoires emblématiques, c’est que l’étranger est tout autre chose que ce qu’il paraît. Or il y a ici un rapprochement étonnant à faire avec la notion de personne, manifeste, ici encore, dans les mots pour commencer. On aurait tort d’ignorer la sagesse inscrite dans la langue. Le mot latin persona signifie en premier lieu « masque de théâtre », le mot grec correspondant, prosôpon, signifie premièrement la « face », le « visage », ce qui est donné au regard de l’autre, puis aussi « masque ». Viendront ensuite naturellement d’autres sens, désignant le personnage, le rôle qu’il joue et l’acteur qui joue ce rôle . Ces mots ne désigneront que plus tard celui ou celle qui parle derrière le masque. Cette évolution de sens est tout à fait naturelle. Car nous ne voyons jamais de nos yeux corporels la personne, mais toujours un masque, un visage qui demeure du reste souvent énigmatique, que chacune ou chacun compose plus ou moins délibérément. Mais alors, comment parvient-on à la personne au sens plus profond (qu’a maintenant ce mot d’ailleurs) ? Ce n’est en réalité que par l’accès intérieur à soi-même. Une personne est un être qui pense, sent, aime, comme nous. Nous savons par conséquent tous on ne peut mieux ce qu’est une personne, par l’expérience que nous avons de vivre la vie de personnes.

Dans ces deux cas, celui de l’hospitalité et celui de la personne, nous remarquons donc une distance, à vrai dire immense, entre l’immédiat perceptible et la réalité. Dans les deux cas il y a reconnaissance d’une excellence que les seuls yeux du corps ne sauraient voir. Or voici un troisième cas, plus étonnant et plus significatif encore.

Notes

(204) Ce n’est que plus tard que hostis signifiera au contraire l’ennemi et, plus précisément, l’ennemi public.

(205) Cf. Paul Ladrière, dans Biomédecine et devenir de la personne, dir. Simone Novaes, Paris, Seuil, 1991, p. 27-85 ; Alan Montefiore, dans Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dir. Monique Canto-Sperber, Paris, PUF, 1996, p. 691-697 ; Dominique Folscheid et Jean-François Mattéi dans Philosophie, éthique et droit de la médecine, Paris, PUF, 1997, p. 78-84, 85-92.




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