Les nouveaux États généraux du président-roi Emmanuel

Marc Chevrier

Depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence française, en fait depuis son entrée dans la vie publique, une certaine odeur de monarchie flotte dans la République. Comme nous l’avons vu dans un article précédent[1], d’aucuns ont observé de nombreuses analogies entre le caractère et la politique du président Macron et ceux du roi Louis-Philippe 1er ; de même, d’étonnantes parentés de structure unissent vraisemblablement la monarchie de Juillet orléaniste et le régime semi-présidentiel de la Ve République. Cependant, on ne s’est pas contenté de comparer le président Macron au duc d’Orléans. C’est à Louis XIV, au malheureux Louis XVI, et même à l’impérial Napoléon III qu’on s’est plu à le rapprocher.

La presse en France a aussi relevé le faste hiératique qui a entouré, aussitôt après sa victoire, la marche solennelle du nouvel élu dans l’esplanade du Louvre, au son de l’hymne à la joie de Beethoven. De même, on a souligné la conception verticale du pouvoir préconisée par Macron[2], qu’illustre son goût pour les formes et la hauteur hiérarchique de sa fonction, exercée souvent en solitaire.

Or, l’irruption des « gilets jaunes » sur la scène politique française a ravivé de plusieurs manières le passé monarchique de la France. La comparaison entre les manifestations venues de la France « périphérique » et les anciennes jacqueries paysannes contre les impôts royaux s’est vite propagée, comme entre les réclamations des gilets jaunes et les plaintes que le tiers état de jadis signifiait à son Roi sous forme de « cahiers de doléances » ; ces cahiers ont resurgi d’ailleurs dans toute la France, que nombre de Français se sont empressés de remplir de leurs vœux et de leurs récriminations en se rendant à leur mairie.  

Le talisman retrouvé de la monarchie

Dans une entrevue donnée à l’hebdomadaire Le 1 en 2015, Emmanuel Macron, encore novice politique, avait fait une étonnante déclaration sur la démocratie française, qui souffrait, selon lui, du vide laissé par la vacance du trône depuis la Révolution. Cette déclaration a suscité dans la presse française d’innombrables commentaires et spéculations. Lisons un passage clé de ses entretiens, qui rendent hommage à son mentor intellectuel, Paul Ricœur :

La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le Roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique[3].

Cette déclaration a fait les délices des monarchistes en France qui, certes très minoritaires dans la société, continuent d’y être actifs et d’entretenir le rêve de rétablir le trône perdu à la suite des révolutions successives qui ont marqué la France depuis 1789. L’un d’eux a même écrit que cette déclaration valait un « talisman intellectuel[4] ». Bien loin de penser comme le philosophe Claude Lefort que la démocratie est le régime qui creuse au sein du pouvoir un lieu vide qui est temporairement comblé par des magistratures précaires, Macron semble opiner qu’elle pâtit de ce vide et qu’elle doit trouver le moyen de le remplir par une figure politique forte[5].

Tandis qu’il était encore ministre de l’Économie sous la présidence de François Hollande, Emmanuel Macron s’est affiché avec plusieurs de ces royalistes en rendant un vibrant hommage en mai 2016 à Jeanne d’Arc, lors d’un discours prononcé à Orléans. Il s’est réclamé de la même énergie qui a vu la Pucelle sauver la monarchie française des griffes des Anglais, et le général de Gaulle rescaper la République, dont l’histoire « s’ancre dans cette histoire millénaire avec laquelle nous devons avoir renoué, du sacre de Reims à la fête de la Fédération[6]. »

 

Le Grand Débat du président Macron ou la résurrection des États généraux

Les décisions du président Macron, plus encore que ses discours, révèlent sa propension à réactiver l’imaginaire monarchique français. L’exemple le plus spectaculaire a été l’annonce d’un Grand Débat dans toute la France pour apaiser la colère des gilets jaunes et répondre au reproche fait aux politiques présidentielles d’ignorer les tranches négligées de la population, qui demandaient à être entendues et même, à participer au débat public. La convocation et la manière du Grand Débat sont assez uniques. Tout d’abord, c’est dans une lettre adressée le 13 janvier dernier aux Françaises et aux Français que le président Macron a ordonné ce débat national, qui se déploiera jusqu’au 15 mars dans tous les quartiers, les mairies, les bourgs, les lycées, voire dans les nombreuses assemblées territoriales du pays. Le président a pris soin de fixer le cadre de ce débat en précisant les quatre thèmes qui seront abordés et en posant à ses concitoyens plus de 30 questions qui pourront y être discutées. De ce grand débat devrait accoucher un nouveau « contrat avec la Nation », dans l’espoir de « transformer… les colères en solutions ».

Quand un roi – ou un président – veut ordonner des lois importantes à l’État national

Cet appel au débat conjugue la verticalité de la commande élyséenne avec l’horizontalité d’une conversation qui doit innerver toute la société française pour faire remonter à son sommet la fine distillation de ses doléances que les institutions représentatives, du gouvernement au Parlement, n’avaient su percevoir. Se prenant à son propre jeu, le président Macron a lancé lui-même ce débat dans la commune normande de Grand Bourgtheroulde devant un parterre de quelque 600 maires de la région. Recevant du bourgmestre local le cahier de doléances rempli par ses habitants, le président Macron a enchaîné les réponses aux questions posées par les édiles décorés de l’écharpe tricolore. Sa prestation exhalait un mélange de prêche télévisé à l’américaine et de Grand Oral auquel se soumettent les postulants à l’ÉNA, pour entrer dans le sérail technocratique. Il a par la suite fait d’autres apparitions, sans crier gare, ici et là, tantôt dans une petite commune, tantôt dans un lycée, où les citoyens réunis, ébahis par l’épiphanie de leur président, ne l’y attendaient guère.

Il n’est pas anodin que la Normandie ait été choisie pour lancer ce grand débat national. Dans l’histoire française, la Normandie a été cause de nombreux « débats » qui ressemblent à celui du président Macron, soit ceux qu’avaient suscités les fameux États généraux convoqués par plusieurs rois de France, notamment lors de la Guerre de Cent Ans, pour obtenir l’assentiment de leurs sujets à leurs politiques. Mais en quoi consistaient ces États généraux ? Rappelons, pour mémoire, ce qu’en disait un juriste français du XVIe siècle, Guy Coquille, qui fut deux fois député du tiers aux États de son temps (l’orthographe des mots mis entre crochets a été retouchée pour faciliter la lecture) :

Quand les rois veulent ordonner [lois] perpétuelles, importantes à l’État du Royaume, ils ont accoutumé de convoquer les trois Ordres de leur peuple qu’on appelle [États] et sont l’Église, la Noblesse ; et les Bourgeois dits le tiers [État]. En chacune Province sont élus aucuns personnages desdits trois Ordres auxquels tout le peuple desdits trois Ordres donne pouvoir de représenter le corps dudit peuple [des] [États] généraux, y proposer les articles dont les cahiers leur sont [donnés], & accorder ce qu’ils verront bon être.

[Auxdits] États généraux le Roi proposera la cause pour laquelle il a appelé son peuple & [commandé] aux [Députés] de s’assembler, conférer entr’eux, & dresser des cahiers généraux, sur lesquels il promet faire [réponse], & ordonner [lois] salutaire à l’État. En cette assemblée d’États généraux, le Roy séant son trône de Majesté Royale, est assisté des Princes de rang, des Pairs de France tant [Laïcs] qu’Ecclésiastiques, & des Officiers généraux de la Couronne, oit les[propositions] qui [lui] sont faites de vive voix par les Orateurs de chacun Ordre, & après avoir reçu leurs cahiers, ordonne [lois] qui sont dites faites par le Roy tenant ses États, qui sont [lois] stables & permanentes, & qui sont irrévocables, sinon qu’elles soient changées en pareille cérémonie de convocation d’États. Toutefois plusieurs Rois s’en sont dispensés[7].

Cette longue citation tirée d’un traité de maître Coquille montre qu’au temps de la monarchie française, les États généraux valaient un véritable mécanisme de législation solennelle, au terme duquel, après avoir réuni pour délibérer les corps constitués de la Nation et reçu leurs demandes, le roi ordonnait les lois dont le royaume avait le plus grand besoin. On oublie souvent que sous l’ancien régime, la France avait connu plusieurs types d’assemblée. Outre les États généraux, où se produisaient les trois ordres de la société féodale, soit l’aristocratie, le clergé et le tiers état regroupant la bourgeoisie et imparfaitement la paysannerie, la monarchie française s’appuyait sur diverses assemblées. Pensons aux assemblées d’état propres aux provinces du pays, à celles des notables que les rois convoquaient et composaient à leur guise, de même qu’à celles de l’Église pour délibérer de finances et d’affaires spirituelles.

Au XIe siècle, dans toute l’Europe féodale, les rois se mirent à prendre conseil auprès de leurs grands feudataires et du clergé ; les bourgeois des villes se joignant à ces ordres éminents l’Europe se couvrit peu à peu d’assemblées où siégeaient les trois ordres séparés pour consentir notamment aux impôts réclamés par les rois, nécessaires à leurs guerres et à leurs offices. Sous les règnes de Philippe-Auguste et de Louis IX, de telles assemblées s’étaient formées en France[8]. En conflit avec le pape Boniface VIII, Philippe le Bel eut l’honneur de convoquer les premiers États généraux en 1302 à Paris[9].

Tout au long du XIVe siècle et jusqu’à la fin de guerre de Cent Ans, le péril de l’envahisseur anglais et la nécessité de collecter des subsides poussèrent les rois Valois à prendre appui sur les États généraux pour gouverner[10]. Un certain esprit démocratique avait fini par pénétrer ces assemblées, certes pour une bonne part aux mains des seigneurs et des prélats. « Qui veult faire une loy ou constitucion, il fault appeller ceulx à qui il touche », s’était avisé un théologien du XVe siècle, Guillaume Erard, principe que l’on peut reformuler comme suit : « Une loi ne vaut en France […] que si elle a été élaborée avec la participation des intéressés[11] ». Ainsi, à la fin de ce siècle, les États généraux prirent « le caractère d’un véritable procédé de gouvernement », qui s’imposa aux règnes de Louis XI et de Charles VIII[12].

À l’époque moderne de la monarchie française, d’autres États généraux survinrent, notamment sous Henri III, assassiné en 1589. Contemporain du roi, Guy Coquille considérait même ces États comme un élément fondamental de la monarchie, le mieux à même de la conseiller[13]. Mais à partir de 1615, les rois de France cessèrent de recourir aux États, devenus encombrants. Ce fut toutefois Louis XVI qui, croyant bien faire, ranima le 5 mai 1789 à Versailles pour son grand malheur les États généraux jusqu’alors entrés en hibernation.

Il est d’ailleurs frappant que le président Macron ait annoncé la tenue d’un grand débat national de la même manière que Louis XVI a réuni les États généraux : par une lettre[14]. Les similarités entre le Grand Débat et les États généraux ne s’arrêtent pas à cet élément de forme. Dans les deux cas, leur convocation est motivée par la nécessité de sortir le pays de la crise, face à la fronde venant des plus humbles. De même, les deux forums servent à traiter de la charge fiscale, source de mécontentement.

Les deux consistent aussi à hisser au sommet du pouvoir les doléances du peuple ; au temps des États généraux, chaque ordre dans son assemblée préparait une synthèse des doléances exprimées ; puis une autre synthèse des trois rapports était acheminée au Roi, qui pouvait en discuter et en disposer à sa guise. En réalité, le roi répondait aux doléances reçues par la bouche de son chancelier ; le président Macron, il est vrai, est descendu plusieurs fois dans l’arène civique pour échanger avec ses concitoyens « à portée d’engueulade ». Le Grand Débat ne fait certes pas asseoir les seigneurs aux côtés du haut clergé, comme au temps des Valois, mais on voit se dessiner des ordres implicites tour à tour sollicités : d’une part, les notables élus de la république, maires et parlementaires des assemblées territoriales, d’autre part, les mouvements associatifs, les « entreprises de proximité », des regroupements de commerçants, et enfin, le menu peuple, invité à se rendre en personne à des assemblées ou à faire valoir ses requêtes par des plateformes numériques. Tirés au sort, certains pourront même participer à des conférences régionales, le tout sous la surveillance de grands clercs impartiaux, c’est-à-dire cinq « garants » choisis par les autorités.

Sur l’impulsion du pouvoir exécutif français, qui a remis l’organisation du Grand Débat à deux de ses ministres plutôt qu’à la Commission nationale du débat public après une polémique sur le salaire élevé de sa présidente, la société civile française s’est emparée de cette initiative pour essaimer dans toute la France des débats « citoyens ». Fait à noter, très peu de ces débats se déroulent en présence des députés ou des sénateurs du parlement français.

Un retour à la représentation prérévolutionnaire ?

Ce qui nous conduit à souligner une autre similarité entre ce Grand Débat et les États généraux de jadis, plus profonde et porteuse de conséquences. Même si on a fait remonter « les origines directes du régime représentatif[15] » en France à ces États, il demeure que ceux-ci se déroulaient en ignorant ce que nous appelons « la représentation politique » au sens moderne du terme. Pour la réunion de ses États, le Roi envoyait habituellement des semonces individuelles aux membres de l’aristocratie et du clergé, mais ces derniers préférèrent pour une bonne part se faire remplacer par des procurations, alors que les bourgeois des villes devaient élire des « députés » pour représenter l’élément du « commun ».

Aux États généraux ordonnés par Anne de Beaujeu, la régente de Charles VIII en 1484, on cessa de convoquer individuellement nobles et prélats pour demander aux trois ordres de désigner leurs représentants ; les historiens du droit François Saint-Bonnet et Yves Sassier en ont conclu que les États « ont ainsi acquis le caractère d’une assemblée représentative du royaume, pressant auprès du roi, selon le mot du chancelier de l’époque, Guillaume de Rochefort, “l’élite de la nation”[16] ».

Or, comme l’a démontré la philosophe Simone Goyard-Fabre, le type de représentation connue avant la Révolution qui régissait les rapports entre les députés du tiers état et leurs commettants, prenait la forme du mandat, tel qu’on le concevait en droit privé. Le député était un simple mandataire agissant d’ordinaire sur instructions de ses mandants. Sans volonté propre, il était tenu au respect du « mandat impératif » qu’il avait reçu, et avait donc peu de liberté pour représenter autre chose que les particularismes de ses commettants ou de la corporation qui le désigne. L’idée qu’il était mandaté pour délibérer du bien public d’une entité collective plus vaste, comme la nation, était encore étrangère au fonctionnement des États généraux. Comme l’écrit Goyard-Fabre au sujet des députés des États généraux :

Porte-parole d’un groupe social ou corporatif déterminé, ils servaient les particularismes et les privilèges et n’avaient cure du « bien commun » attaché à une entité étatique ou nationale, dont ils n’avaient aucune idée[17]

La Révolution française bouleversa la vision féodale de la représentation pour lui substituer la conception libérale moderne, qu’exprima brillamment l’abbé Sieyès dans ses discours et son essai Qu’est-ce que le Tiers-État? Désormais, la représentation cesserait d’être un outil de droit privé servant à projeter dans la sphère publique les intérêts domestiques de communautés restreintes ; elle habiliterait une classe d’élus à délibérer, par un jugement autonome, sur le bien public d’une entité plus vaste, la Nation, épurée des ordres anciens qui la divisaient et niaient toute égalité fondamentale entre citoyens. Alors que la représentation féodale privée cultivait la correspondance entre les volontés des députés et celles de leurs communautés d’appartenance, voire entre les qualités sociologiques des premiers et celles des deuxièmes, la représentation moderne libérale entretient une double distance.

Tout d’abord, entre les électeurs et leurs représentants élus, doués d’une capacité autonome de délibérer sans être astreints par quelque mandat impératif, puis une certaine dissimilitude entre les électeurs et leurs élus, puisque ceux-ci peuvent en théorie parler au nom de toutes sortes de groupes sociaux dont le représentant n’est pas issu ; l’élu n’est ainsi pas à la remorque des caractéristiques socioéconomiques ou personnelles des individus qui ont voté pour lui et qu’il devrait lui-même porter à l’identique.

Cependant, cette double distance intrinsèque à la représentation politique moderne essuie aujourd’hui, en France et partout en Occident, une contestation de plus en plus virulente. Des mouvements, des associations et des partis remettent en cause cette double distance, et promettent même de l’abolir, sans compter tous les théoriciens de la démocratie délibérative et participative pour qui la représentation élective, trop aristocratique à leur goût, devrait céder la place à la démocratie immédiate. Nourrie de la coïncidence de soi à soi, elle donnerait enfin aux citoyens une participation directe au pouvoir, sans passer par d’irritantes médiations institutionnelles.

Une alliance de circonstance contre la représentation nationale

C’est pourquoi on voit se dessiner en France, à l’occasion du Grand Débat national, une étonnante alliance entre deux forces qui, en dépit de tout ce qui les divise, semblent s’entendre pour diminuer ou contourner la représentation nationale — incarnée par les deux chambres du Parlement.   C’est un peu comme si une bonne partie de la France, nostalgique d’un âge d’or qui avait été atteint lors des États généraux en 1789, aspirait à y retourner…

La première de ces forces est celle que dirigent le président Macron et son parti-mouvement fait à sa mesure, La République en marche, qui rêve d’une prise directe du pouvoir présidentiel sur la société française, en faisant le moins possible de concessions à la représentation parlementaire nationale, quitte à l’affaiblir encore. Plusieurs observateurs politiques ont constaté que le candidat Macron devenu président a su habilement récupérer la mystique gaullienne de l’homme providentiel, placé au-dessus des partis fauteurs de bisbille ; de sa seule autorité conférée par sa proximité électorale avec le peuple, il réforme les institutions et redresse le pays. La candidature de Macron « a immédiatement été analysée comme un court-circuitage des blocs traditionnels de gauche et de droite en vue de mobiliser le peuple français, indépendamment de sa couleur politique[18] ». Afin de recruter des candidats pour son nouveau parti, La République en marche, on a ainsi écarté les vieux routiers du politique pour privilégier les candidatures issues de la société civile.

Pendant la campagne présidentielle de 2017, le candidat Macron a promis de réduire de près d’un tiers le nombre de parlementaires et d’introduire une part de proportionnelle dans le mode de scrutin aux législatives. Cette promesse s’est matérialisée dans le projet de réforme institutionnelle que le gouvernement d’Édouard Philippe a présenté à l’Assemblée nationale en mai 2018, qui modifierait la constitution du pays et la législation électorale[19]. Le nombre de députés et de sénateurs passerait respectivement de 577 à 404 et de 326 à 244, sur le postulat que la France serait surgouvernée par trop de parlementaires. (Notons, pour fins de comparaison, qu’Elizabeth 1ere fit augmenter le nombre de députés à Westminster de 398 à 462, pour une population d’à peine 7 millions d’habitants[20]; le pays d’Elizabeth II comprend aujourd’hui 650 députés pour une population à peu près égale à celle de la France).

En réalité, cette réduction draconienne des élus nationaux consacrerait la marginalisation relative du parlement, considéré inapte à représenter les Français comme à légiférer de lui-même. D’ailleurs, le projet compte accélérer le processus d’adoption des lois et du budget au profit de l’exécutif et restreindre la capacité des députés de proposer des amendements aux projets de loi. De plus, le projet prévoit également diminuer les effectifs du Conseil économique, social et environnemental, qui serait remplacé par une Chambre de la société civile vouée à l’organisation de débats « citoyens » en dehors du Parlement.

L’exécutif français n’a pas encore réussi à faire adopter son projet par les deux chambres, et a dû se résoudre à en reporter l’étude à l’issue du Grand Débat national. Mais il est clair qu’il compte sur les résultats de cette consultation pour mettre en œuvre son projet. Le président Macron a écrit dans sa lettre aux Français que le Grand Débat n’était ni une élection ni un référendum. Il n’empêche qu’un référendum, qui conclurait ce Grand Parloir national et reprendrait des éléments de son projet de réforme institutionnelle et d’autres mesures satisfaisant les gilets jaunes, offrirait au président une issue à la crise dans laquelle il est plongé depuis l’éclosion de la fronde de la France périphérique en novembre dernier.

Or, si Macron gagne son pari et obtient l’assentiment du peuple français à son projet de réforme, on pourra dire qu’un nouveau procédé de législation, inconnu de la constitution de la Ve République, aura vu le jour. C’est ce qu’on pourrait appeler les Débats généraux, qui combinent l’initiative présidentielle et les doléances citoyennes, acheminées hors du Parlement jusqu’au sommet, en vue d’une approbation législative ou référendaire. Le président-roi aura alors relevé le défi qu’il avait lui-même évoqué en 2015 : « Or, si l’on veut stabiliser la vie politique et la sortir de la situation névrotique actuelle, il faut, tout en gardant l’équilibre délibératif, accepter un peu plus de verticalité. Pour cela, il faut proposer des idées[21]. » La représentation nationale incarnée par le Parlement serait dès lors la grande perdante de cette évolution.

L’autre force s’est bien sûr révélée dans le mouvement des gilets jaunes, qui a manifesté bruyamment sa désaffection à l’égard des pouvoirs publics, et en particulier des partis et de la classe politique française. Or, l’élément nouveau dans ce mouvement est la remise en cause de la représentation. Aux ronds-points où ils ont érigé des campements et dressé des pancartes, bien des gilets jaunes ont clamé leur refus de voir leur mouvement et ses revendications être repris par quelque représentant que ce soit, et plusieurs avec une franche hostilité contre les partis politiques séduits par l’idée de récupérer leur fronde à leur profit. Beaucoup aussi se sont opposés à ce que le mouvement se constitue lui-même en parti politique et ont désavoué les quelques tentatives en ce sens. C’est pourquoi dans la colère des gilets à l’égard de leur appareil d’État sourd également une colère encore plus profonde contre la représentation elle-même. C’est ce que constate le politologue Loïc Blondiaux :

Il y a toutefois un phénomène nouveau, qui est l’aversion profonde à l’égard de l’idée de représentation. De plus en plus de citoyens considèrent qu’ils n’ont plus à être représentés. Que leur situation est si particulière que personne, et surtout pas quelqu’un qui ne la partage pas, ne peut légitimement prétendre parler en leur nom. […] Aujourd’hui, avec les Gilets jaunes, celle-ci [la représentation] n’est plus une option possible. Et c’est ce qui a conduit à penser que le référendum d’initiative citoyenne constituerait l’alpha et l’oméga pour se débarrasser de la représentation et ouvrir la voie à la démocratie directe[22].

On comprend d’autant mieux cette nouveauté diagnostiquée par Loïc Blondiaux, lui-même un avocat de la démocratie délibérative, qu’antérieurement aux gilets jaunes, la contestation de la représentation était le fait de théoriciens de la démocratie radicale et de mouvements plutôt étrangers aux classes populaires (que le président Macron se plaît à nommer les « classes laborieuses »). Voilà que celles-ci entonnent le même refrain, bien qu’elles n’envisagent pas nécessairement les mêmes solutions comme le référendum, que ces théoriciens considèrent comme une forme dangereuse, défectueuse et « populiste » de décision collective, jetant plutôt leur dévolu sur des procédés de délibération sophistiqués utilisant le tirage au sort[23].

D’ailleurs, le Grand Débat national organisé par le gouvernement d’Édouard Philippe sur instruction du président fait un dosage astucieux de formules de débats, destinés à plaire aux uns et aux autres. Des débats en participation directe, pour ceux qui veulent assister à des assemblées et y prendre la parole ; et des conférences de citoyens tirés au sort dans chaque région de France. Mais indépendamment de ce qui sépare gilets jaunes et tenants de la démocratie délibérative, on sent que les uns et les autres cherchent une forme de parole publique libre, qui circulerait à ras la société, sans se perdre ni s’éloigner dans les distillateurs de la représentation. Une parole qui collerait donc au corps social en rendant visibles et audibles, dans la plus grande proximité avec lui-même, toutes les pensées et les aspirations qui l’animent. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, nulle autre que Simone Weil, pendant son exil à Londres, a exprimé cette utopie. La philosophe croyait qu’une telle coïncidence du corps social avec lui-même avait éclos lors des États généraux de 1789. Lisons ce qu’elle en dit :

S’il a eu en 1789 une certaine expression de la volonté générale, bien qu’on eût adopté le système représentatif faute de savoir en imaginer un autre, c’est qu’il y avait bien autre chose que les élections. Tout ce qu’il y avait de vivant à travers tout le pays — et le pays débordait alors de vie — avait cherché à exprimer une pensée par l’organe des cahiers de revendications. Les représentants s’étaient en grande partie fait connaître au cours de cette coopération dans la pensée ; ils en gardaient la chaleur ; ils sentaient le pays attentif à leurs paroles, jaloux de surveiller si elles traduisaient exactement ses aspirations. Pendant quelque temps — peu de temps — ils furent vraiment de simples organes d’expression pour la pensée publique. Pareille chose ne se produisit jamais plus[24].

Cette belle citation de Simone Weil ne nous dit toutefois rien des passions qui meuvent la volonté d’une parole libre, adhérente à soi, qui souderait un pays tout entier dans une espèce de symbiose. Dans ses Réflexions politiques publiées en 1814, Chateaubriand prétendait que le propre de la noblesse, dans l’exercice de ses privilèges politiques dans l’ancien régime, était de pouvoir se présenter elle-même, en corps, aux assemblées des États généraux ; en finissant par se laisser remplacer par des députés parlant en son nom, elle avait renoncé à ses libertés et à son honneur[25].

L’écrivain rappelait comment le désir de participation au pouvoir peut aussi se nourrir d’une passion pour l’indépendance individuelle et d’un orgueil aristocratique, qui ne tolèrent aucune entrave qui se mette en travers de soi. Dans l’œuvre d’Alexis de Tocqueville, on voit une tension se dessiner entre la liberté-indépendance d’origine aristocratique et la liberté-participation, d’essence démocratique. Déjà avant la Révolution, le tiers état renfermait sa propre aristocratie, qui finirait par supplanter la vieille aristocratie épuisée[26].

Relisant Tocqueville, Raymond Aron a même suggéré que c’est davantage l’inclination à la liberté-indépendance qui a conduit le peuple français à rejeter le despotisme, mais en le rendant réfractaire à l’autorité paisible des lois[27]. C’est dire qu’il est peut-être simpliste de penser que la contestation de la représentation politique se nourrit uniquement en France de purs sentiments démocratiques. Dans le combat dans lequel les gilets jaunes semblent s’être engagés contre le président-roi Emmanuel, on a l’impression de voir s’affronter, dans un duel incessant, deux coqs dressés sur leurs ergots, qui se toisent et se jaugent en faisant les fiers. On ne sait quelle issue connaîtra ce combat, mais si une victime doit gésir sur le sol, ce sera sans doute la fée Représentation.

 

Marc Chevrier

 



[1] « Entre Paris et la province. Les impasses de la quasi-légitimité, de Louis-Philippe d’Orléans à Emmanuel Macron », Encyclopédie de l’Agora, 18 décembre 2018. En ligne : http://agora.qc.ca/documents/entre_paris_et_la_province_les_impasses_de_la_quasi_legitimite_de_louis_philippe_dorleans_a_emmanuel_macron .

[2] Par exemple, Ellen Salvi, « Emmanuel Maron ou la verticale du pouvoir », Médiapart, 28 avril 2018.

[3] « Macron un philosophe en politique », entretiens avec Eric Fottorino, Laurent Greilsamer et Adèle Van Reeth, publiés dans l’hebdomadaire Le 1,8 juillet 2015, texte disponible en ligne à cette adresse : https://en-marche.fr/articles/medias/limparfait-du-politique .

[4] Jean-Philippe Chauvin, « Emmanuel Macron et la monarchie », bloc-notes « La Couronne », 21 mai 2017, en ligne : https://www.la-couronne.org/tribune-de-royalistes/macron-et-la-monarchie/ .

[5] Éric Aeschimann, « Macron et les institutions : “Une restauration plutôt qu’une révolution” », L’Obs, 6 juillet 2017.

[6] Voir « Emmanuel Macron et Jeanne d’Arc : le discours intégral (et ses messages subliminaux) », L’Obs, 9 mai 2016, en ligne : https://www.nouvelobs.com/politique/20160509.obs0063/emmanuel-macron-et-jeanne-d-arc-le-discours-integral-et-ses-messages-subliminaux.html .

[7] Tirée de Les œuvres de Maître Guy Coquille, sieur de Romenay, contenans plusieurs traitez touchant les libertez et de l’Eglise gallicane, l’histoire de France et le droict francais, entre lesquels plusieurs n’ont point encore esté imprimez, C. Labottière, Bordeaux, 1703, Tome 2, p. 2. En ligne, Bibliothèque nationale de France, Identifiant :  ark:/12148/bpt6k9801463z .

[8] Claude Sutto, « À l’origine des États généraux », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 21, no 2, 1967, p. 187.

[9] Paul Violett, Histoire des Institutions politiques et administratives de la France, tome 3, Réimpression de l’édition de Paris 1903, Darmstadt, Scientia Verlag Aalen, 1966, p. 182.

[10] Ibid., p. 218.

[11] Ibid., p. 221.

[12] Yves-Marie Bercé, « Le rôle des États généraux dans le gouvernement du royaume (XVIe et XVIIe s.) », in : Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 144année, N. 4, 2000, p. 1222.

[13] Bernard Barbiche, Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 91.

[14] Olivier Gracia, « Louis XVI/Emmanuel Macron : le match des lettres aux Français », Atlantico, 16 janvier 2016.

[15] Paul Violett, déjà cité, p. 182.

[16] François Saint-Bonnet et Yves Sassier, Histoire des institutions avant 1789, Paris, Montchestien, 3e édition, 2008, p. 232-233.

[17] Simone Goyard-Fabre, « L’idée de représentation à l’époque de la Révolution française », Études françaises, vol. 25 no 2/3, 1989, p. 73.

[18] Jocelyn Evans, « La candidature et le mouvement En Marche ! », dans Riccardo Brizzi et Marc Lazar (dir.), La France d’Emmanuel Macron, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 86.

[19] Voir Projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, No 911, Quinzième législature, 9 mai 2018, Assemblée nationale, République française, en ligne http://www.assemblee-nationale.fr/15/projets/pl0911.asp .

[20] Danière Frison, Histoire constitutionnelle de la Grande-Bretagne, Paris, Ellipses, 2005, p. 46.

[21] « Macron un philosophe en politique », entretiens avec Eric Fottorino, Laurent Greilsamer et Adèle Van Reeth, déjà cité.

[22] Loïc Blondiaux, « Le retour des classes populaires », Le 1, no 232, 16 janvier 2019.

[23] Sur la critique du référendum, voir par exemple Élie Cohen, Gérard Grunberg et Bernard Manin, « Le référendum, un instrument défectueux », Le Débat, no 193, janvier-février 2017, p. 137-140.

[24] Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, Paris, Climats, 2006, p. 32-33.

[25] François-René de Chateaubriand, Réflexions politiques, publiées dans Chateaubriand, Grands écrits politiques, présentation et notes par Jean-Paul Clément, tome I, 1993, p. 196.

[26] Voir notamment Alexis de Tocqueville, État social et politique de la France avant et après 1789, dans A. de Tocqueville, Œuvres complètes, tome 8, Paris, Michel Lévy Frères, 1865, p.16-19. 

[27] Raymond Aron, Essai sur les libertés, Paris, Hachette, 1998, p. 30.

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