L'empire de l'écran total. Ce que conserver veut dire d'après Alain Finkielkraut

Marc Chevrier

"Avancez vers l'arrière", voilà une phrase absurde, que l'on a pu entendre dans les autobus de Berlin, du temps de sa division en deux hémisphères. Il aurait été plus simple de dire "Reculez". Mais qui veut avouer au XXe siècle qu'il recule? C'est ce qu'ont compris les conservateurs au Canada, qui ont rebaptisé leur parti "progressiste-conservateur", bel exemple d'oxymoron politique. C'est sur le constat que le conservatisme est perçu aujourd'hui comme une pathologie et que plus personne n'ose s'affubler de l'étiquette de "conservateur" que le philosophe français Alain Finkielkraut a prononcé une conférence remarquable, le 26 mai dernier, à l'université McGill dans cadre des "Grandes Conférences Desjardins". Le titre même de la conférence "Le conservatisme dans les sociétés contemporaines" a dû être modifié pour devenir "Pluralisme et conservatisme...", histoire d'empêcher un auditoire éclairé d'interpréter le titre comme un prêchi-prêcha conservateur! L'unanimité de l'opprobre jeté sur le conservatisme est maintenant un phénomène universel. Dans la plupart des sociétés occidentales, les forces politiques, quelle que soit l'idéologie dont elles se réclament, tiennent toutes un même discours. Elles n'ont de mots que pour le progrès, les réformes et l'avant-garde. Aucune ne voudrait passer pour conservatrice. Pourquoi cette répugnance?

 

Paine contre Burke: la querelle des conservateurs et des progressistes

Finkielkraut a rappelé que le rejet du conservatisme est récent. Le débat entre les conservateurs et les progressistes remonte à la célèbre polémique qui opposa l'Anglais Edmund Burke à l'Américain Thomas Paine. En 1790, Burke publia ses Réflexions sur la Révolution française. L'idée propagée par les révolutionnaires français qu'il existe un être abstrait, nommé "l'Homme" et titulaire de droits universels, choquait Burke, qui craignait que l'engouement pour les idées abstraites et le changement radical ne mette la société à feu et à sang. "Fly the French Constitution", devait-il clamer en 1792 à Westminster, dans le célèbre débat où lui et Fox s'affrontèrent (débat dont Chateaubriand rapporte des extraits dans ses Mémoires). À l'universalisme des droits de l'homme, Burke opposait l'héritage du temps et de la tradition, qui confère aux hommes consistance et sagesse. Thomas Paine donna la réplique à Burke en 1791, avec son essai Les droits de l'homme, qui lui valut d'être accusé de haute trahison en Angleterre. Pas question, protesta Paine, que la démocratie appartienne aux morts. Chaque nouvelle génération possède le droit inaliénable de refaire la société qui l'a vu naître; aucun héritage intangible ne saurait prévaloir sur sa volonté.

Les dangers d'un humanisme abstrait alarmèrent d'autres que Burke. On pense à l'aristocrate Joseph de Maistre, qui avoua n'avoir jamais rencontré d'Homme de sa vie - s'il existe, c'est bien à mon insu, dit-il - bien qu'il ait connu des Français, des Allemands, des Anglais, des Russes et des Persans. Des conservateurs comme Burke et de Maistre tentèrent d'établir que les hommes ne pouvaient être arrachés à leur monde - fait de coutumes, de traditions et d'appartenances - pour être réduits à une chimère vide de sens - l'individu, pur être social.


La défense conservatrice de l'humanité concrète: le parti d'Hannah Arendt

Si le conservatisme naquit en réaction à la Révolution française, c'est au XXe siècle que les inquiétudes des conservateurs se réalisèrent comme de malheureuses prophéties. Selon Finkielkraut, il est au moins une philosophe qui au cours du siècle a poursuivi la querelle charnière de 1790-91. C'est Hannah Arendt, Allemande d'origine juive qui, poussée à l'exil par le régime nazi, approfondit la condition de l'homme moderne à travers sa propre expérience d'apatride, dont elle sortit par son immigration aux États-Unis (voir mon article sur Arendt paru dans le numéro précédent de L'Agora.) Dans cette querelle, Arendt prit parti pour les conservateurs. Or, chez Arendt, le conservatisme n'a rien à voir avec la méfiance viscérale des traditionalistes à l'égard du changement. C'est une inquiétude pour ce qui existe, un sentiment aigu pour la stabilité du monde, un monde qui devrait se soucier de son héritage.

L'impérialisme pratiqué par l'Europe au XIXe siècle et le totalitarisme de l'Allemagne nazie et du communisme stalinien révélèrent à Arendt toute l'ampleur de la réduction infligée aux hommes pris dans l'engrenage de la guerre et des luttes idéologiques: ramené à sa plus simple expression, l'homme n'est rien. Là réside la triste originalité du XXe siècle. Il a créé l'Homme, pur échantillon d'une espèce, élément interchangeable privé de toute attache, qui peut être sacrifié sans limite à une grande cause. Selon Finkielkraut, la formule même du credo totalitaire fut prononcée par les Khmers rouges du Cambodge: perdre n'est pas une perte, conserver n'est d'aucune utilité. Le grand sacrifice des hommes à l'Homme, les morts et même les survivants des camps de concentration en furent les victimes immolées, de même que les réfugiés, les apatrides et les déportés que les guerres ont produits en millions d'exemplaires considérés comme une quantité négligeable. Quelle leçon tirer de ces sacrifices perpétrés par des régimes vouant tant d'hommes à l'inutilité? Pour Arendt, la liberté échappe au déraciné, le déshérité ne peut accéder à la vie humaine; il lui faut pour cela un point d'ancrage, une citoyenneté, une appartenance, bref un monde nourricier qui dans l'esprit d'Arent commence par être une patrie. (Dans son essai publié en 1996, L'humanité perdue, Finkielkraut avait déjà prolongé la conclusion d'Arendt en ces termes: "La personne déplacée, a dit Hannah Arendt, est la catégorie la plus représentative du XXe siècle. Or la leçon que cette personne est amenée, comme malgré elle, à tirer de son expérience, c'est que l'homme ne conquiert pas son humanité par la liquidation du passé qui le précède, la répudiation de ses origines ou le dessaisissement de la conscience sensible au profit d'une raison surplombante et toute-puissante. Abstraction faite de son appartenance et de son ancrage dans un milieu particulier, l'homme n'est plus rien qu'un homme.")


La posture anti-conservatrice des intellectuels français au lendemain de la guerre de 1939-45

Au lendemain de la Deuxième Grande Guerre, peu d'intellectuels ont pourtant continué la réflexion d'Arendt, énoncée dès 1951 avec la première édition de son livre sur les origines du totalitarisme, The Burden of Our Time. Aux dires de Finkielkraut, Thomas Paine a triomphé d'Edmund Burke. Jean-Paul Sartre, par exemple, s'il admit "l'irréalité inquiétante de la pure humanité", ne vit pas dans l'appartenance au monde une condition de la liberté. Toute appartenance, religieuse, nationale, culturelle ou sociale, cache un conditionnement historique, qu'il faut briser puis dépasser. Les sociologues, les anthropologues et les historiens, à leur tour, s'inscrivirent dans la lignée intellectuelle de Paine. Érigeant le relativisme en système de pensée et d'action, les sciences sociales se sont attachées à débarrasser la société de ses fantômes: préjugés de classe, mythes, croyances, valeurs léguées par l'ethnie ou la tradition. Ces sciences se firent dès lors militantes. Il faut "défataliser le monde", dit le sociologue français Pierre Bourdieu, il faut "dépasser les figures de notre savoir", clama le philosophe Michel Foucault. Même la langue, véhicule de la pensée critique mais aussi des préjugés, devient suspecte. Le littéraire Roland Barthes lui porta le coup fatal par cette accusation: la langue est fasciste, car le fascisme c'est d'obliger à dire.


Les fins de l'éducation selon Arendt

Aucun de ces intellectuels parisiens n'a songé pourtant que le langage est aussi ce qui a été donné à l'Homme pour témoigner de ce qu'il est. Ils furent sourds aux avertissements d'Arendt qui, en 1958 dans un article phare, voyait se profiler une autre grave crise, celle de l'éducation ("La crise de l'éducation", publié dans La crise de la culture) L'Amérique, terre de liberté, d'égalité et d'immigration, en était le théâtre. Les champs de bataille de la culture s'étaient déplacés dans les écoles, où trois idées ravageaient les bases mêmes de l'éducation: 1- Les enfants forment un monde à part, où l'adulte doit s'immiscer le moins possible, le conformisme et la délinquance devraient-ils s'ensuivre; 2- l'enseignement n'appartient plus aux maîtres, qui possèdent à fond une discipline, mais aux pédagogues, généralistes de la science de l'enseignement; 3- il importe, autant que possible, de substituer le faire à l'apprendre, le jeu au travail, l'expression de soi aux connaissances pures. Idées trompeuses selon Arendt, qui détournent l'éducation de sa vraie fin, qui n'est ni de célébrer, ni d'amuser l'enfant, mais de l'extraire de l'agitation de la société pour le mettre en présence d'un héritage et de lui assurer les conditions de l'accueil de cet héritage. Ainsi, c'est pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans l'enfant que l'éducation doit être conservatrice.


Le vitalisme de mai 1968

En France, la défense arendtienne du conservatisme en éducation buta au mur de mai 1968. Les soixante-huitards, les Sartre et les Foucault, sous le haut patronage desquels on monta aux barricades et renversa l'autorité des maîtres, se délestèrent dans la joie de ce vieil idéal de la Renaissance: la liberté comme discipline et conquête de soi. Il ne serait plus question d'hériter de quoi que ce soit, ni de la culture, ni du passé. La liberté, trop lourde à porter, trop lente à venir, cédera à l'impatience de l'hédonisme, à l'exaltation de la vie comme énergie brute, nommée "vitalisme" par Arendt. Les patrons de mai 1968 forgèrent une langue nouvelle, un lyrisme du "je" qui encense la libre volonté de l'individu à l'écoute de ses besoins, le jaillissement de la spontanéité créatrice, les désirs obscurs refoulés par la morale et le pouvoir. Il faut alléger le monde de son passé, libérer l'homme de toutes ses chaînes, à commencer par celles que l'éducation traditionnelle imposait à ses pupilles. Mai 1968 a vu apparaître, observe Finkielkraut, l'oligarchie de ceux qui n'existent que pour eux-mêmes, pour lesquels la vie devient le seul horizon de la vie.


Après le règne des idéologies, celui de l'image

Le début du siècle connut l'affrontement des idéologies, qui travaillèrent, en mettant la science et la puissance au service de vastes desseins, à déloger chez des millions d'hommes toute appartenance à un monde humain. Le siècle s'achève sur une douce euphorie, enivrement que la société de consommation instille désormais dans tous les pays où pénètre le marché. La consommation effrénée propage le cri de ralliement des soixante-huitards: il faut jouir. Elle carbure grâce à l'exaltation du vitalisme. Elle institue la société de nutrition, qui dévore tout, biens, idées, célébrités. L'image impose son règne, consacré par la télévision, le vidéo et maintenant, Internet. Tout ce qui est vécu directement, les peurs, les fantasmes, les pulsions, doit accéder à la représentation. Ainsi la consommation d'images tient lieu de communication. Les techniques de la consommation, constate Finkielkraut, s'allient avec les besoins naturels pour exprimer le furieux dynamisme d'un vitalisme motorisé. La permanence du monde, le sentiment du réel se dissout dans la surabondance des images. L'Internet, craint Finkielkraut, accélère cette dissolution. Jacques Attali, ancien conseiller du président François Mitterand, s'exclamait: "Demain, on lira comme on navigue. L'écriture, au fond, est le dernier refuge des morts. Après tout, Sartre n'a-t-il pas écrit: on parle dans une langue, on écrit dans une langue étrangère. Shakespeare, avec ses Sonnets, et Chateaubriand, avec ses Mémoires scellés à jamais pour la postérité, nous inhibent. Avec l'hypertexte, on pourra lire à sa guise, vaincre les vieilles défenses de la culture livresque. La communication en temps réel, démultipliée dans tous les foyers, triomphera des legs figés des morts." "Literacy is doomed" (le savoir lire et écrire est condamné), professe-t-on aujourd'hui avec sérieux dans les universités d'Angleterre. Le feu irradiant de l'écran total fera une bouchée des pages empesées de la civilisation du livre. (En 1986, avant même la diffusion d'Internet, Finkielkraut notait déjà dans son essai La défaite de la pensée, l'incompatiblité entre la culture et l'alliance de la société de consommation et de la technique: "...au moment même où la technique, par télévision et par ordinateurs interposés, semble pouvoir faire entrer tous les savoirs dans tous les foyers, la logique de la consommation détruit la culture... C'est désormais le principe de plaisir - forme postmoderne de l'intérêt particulier - qui régit la vie spirituelle. Il ne s'agit plus de constituer les hommes en sujets autonomes, il s'agit de satisfaire leurs envies immédiates, de les divertir au moindre coût.")

Le totalitarisme idéologique de la première moitié du siècle, qui a asservi les hommes concrets à une idée abstraite de l'humanité, puis la société de consommation de la deuxième moitié, qui éteint en l'Homme sa liberté en le rendant esclave de ses pulsions et d'un monde d'images incessantes, ont petit à petit fait perdre la notion et la souvenance de ce que conserver veut dire. C'est la conclusion que l'on peut tirer de la conférence de Finkielkraut, conclusion qu'Arendt avait déjà énoncée par ce paradoxe: il est loisible à l'homme de retourner sa liberté contre sa condition. Le mariage de la technique et de la vie, dont on célèbre les noces électriques sur la toile mondiale de la communication tout azimut, risque, il y a fort à craindre, de creuser la séparation actuelle entre transmission et éducation, liberté et appartenance. Il est possible, croit Finkielkraut, de remédier à cette coupure, par une réhabilitation du conservatisme, au sens d'Arendt. Mais qui prendra le parti de défendre un héritage à préserver, quand l'idée même de la défense paraît ridicule et ringuarde, aux yeux des jouisseurs qui courent après leur bonheur dans le flux des images et des plaisirs? Tel est peut-être le legs de Thomas Paine l'Américain. 

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