Le théâtre de M. Sacha Guitry (entrevue)
Propos recueillis et mis en forme par Paul Haurigot.
Il y a dans le théâtre de Sacha mieux qu’une
philosophie, il y a une morale.
Anatole FRANCE.
M. Sacha Guitry est grand, fort, il a un grand nez et des yeux bleus. Ce portrait est mauvais, car il pourrait tout aussi bien s’appliquer à quelqu’un d’autre et que M. Sacha Guitry ne ressemble à personne. M. Sacha Guitry a les yeux plutôt mauves que bleus. Au fond, comme tout le monde a plus ou moins (plutôt plus que moins) vu jouer M. Sacha Guitry et qu’il se maquille rarement, il est tout à fait inutile d’essayer de le dépeindre.
Bien entendu, M. Sacha Guitry ne justifie pas la légende qui court à son sujet dans les cabarets et dont il souffre quelque peu avec des mouvements de tête agacés comme un cheval de sang qui serait taquiné par un taon : il est très simple, il est parfaitement naturel, seulement ce naturel est particulièrement remarquable, voilà tout.
Quand M. Sacha Guitry parle, et parle du théâtre, on croit parfois entendre parler le Théâtre lui-même.
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— De qui pourrait-on vous rapprocher dans la littérature dramatique?
— Question bien embarrassante et à laquelle je ne puis répondre, car l’on m’accuserait encore d’immodestie. Mais que ne me demandez-vous plutôt à quelle école on peut me rattacher !
— Je vous le demande…
— A l’école impressionniste, sans aucun doute...
J’ai le sentiment qu’on s’entête à considérer le théâtre à un seul point de vue.
L’anecdote, l’intrigue, joue un rôle beaucoup trop grand.
En peinture, on a renoncé à l’homme qui vient à l’hôpital pleurer au pied du lit de son enfant qui meurt…. Les romanciers jouissent de toutes les libertés, ils peuvent dire : je, ils peuvent dire : il, ils peuvent dire : nous... Je crois qu’au théâtre aussi nous devons dire et faire tout ce que nous voulons.
— Vous êtes le plus bel exemple…
— Oui, je fais quand même ce que je veux... Mais les critiques, la plupart des critiques sont des gens bien terribles, ils se sont confié â eux-mêmes le soin de veiller sur le théâtre… ils ont la garde d’un procédé...
— Vous autorisez tout...
— Je suis partisan de la liberté en art et non pas de la loufoquerie. C’est très simple : je déteste tout ce qui est fait dans le but d’étonner le monde, j’aime tout ce qui étonne sans préméditation... j’airne le naturel.
— Je n’ose pas parler de philosophie, mais ne pourrait-il se dégager une morale de notre théâtre?
— Vous me rappelez un mot de France qui m’est cher... Quelques jours avant sa mort, mon père était chez France et, au hasard de la conversation, ils parlèrent de moi. France dit à mon père : « Dites â Sacha de ma part qu’il y a dans son théâtre mieux qu’une philosophie, il y a une morale. » Avec quelle joie mon pauvre papa rne rapporta ce propos...
— Cette morale, quelle est-elle?
— En plus du but sacré de distraire les gens, je cherche de petits moyens de les rendre heureux, c’est chez moi une préoccupation perpétuelle. Voyez-vous, je suis persuadé que presque tous les gens organisent mal leur existence. . . Ils débutent dans la vie par deux erreurs : le choix de leur carrière et le choix de leur femme.
]’ai vu depuis vingt ans au moins vingt personnes, vingt amis, vingt relations faire ces deux erreurs ou au moins l’une des deux… Quand le malheur arrive, ils accusent le sort... Un jour, j’ai reçu une lettre d’un spectateur, il me disait : « Monsieur, j’ai suivi le conseil que vous donniez à votre personnage dans votre pièce et je m’en suis bien trouvé. » Ce jour-là, j’ai été content.
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— On ne peut pas dire que vous vous ayez manqué le choix de votre carrière…
M. Sacha Guitry sourit : « ]’ai eu de la chance, mon père m’a appris très vite que le travail était le seul but de la vie. ]’ai eu la chance aussi d’être aimé, à tort ou à raison, par les hommes que j’adrnirais : Mirbeau, France, Schwob, Claude Monet, Porto-Riche, qui vient souvent causer avec moi ici. C’est une chose énorme. Je suis certain qu’une grande cause… disons de rnisanthropie chez les hommes de lettres, est qu’ils n’obtiennent pas l’estîme des gens qu’ils admirent, d’où une grande tristesse ; ils ne font pas leurs livres, souvent ils font ceux des autres, ils choisissent des tâches au-dessus de leurs forces...
— Votre amour du théâtre…
— ]’ai le théâtre dans le sang. Par ma naissance d’abord, par le rapport quotidien que, comme comédien, j’ai avec le public… Je crois percevoir son sentiment, c’est un véritable état pathologique que le nôtre. Par exemple, quand mon père simulait le delirium tremens dans l’Assommoir, il avait réellement la tension artérielle d’un malade qui a le delirium tremens, les médecins sont venus pour le constater... Vous savez, on donne sa vie au public ; Chaliapine me disait un jour : « On donne chaque soir un peu de son coeur au public. » C’est matériellement vrai. Mais, en échange, on est dans un état de nerfs si spécial qu’on reçoit le sentiment du public en même temps qu’on lui donne l’i]lusion... C’est bien difficile à expliquer…
— C’est très clair.
— Dès que le public s’ennuie, même une seconde, on reçoit comme un coup, c’est très douloureux… Ah! quel métier extraordinaire! Il devrait y avoir des larmes d’une eau spéciale pour les comédiens ; on fait semblant de pleurer, il faut qu’on fasse seulement semblant, le public croit que vous pleurez, il éprouve votre chagrin simulé et, à votre tour, vous éprouvez son sentiment vrai, à lui.
— Vous plairait-il que nous revenions au choix d’une femme?
— Je suis persuadé que la femme joue un rôle immense, considérable, prépondérant et néfaste dans la vie des hommes...
— Elle est indispensable…
— Oui, le bonheur de vivre à deux, quand il est par miracle réussi, est incroyablement merveilleux. Je ne comprends pas, par exemple, comment on peut supporter la perte d’un enfant si l’on n’a pas près de soi une femme qu’on aime… Elle est un grand stimulant… Il est évident qu’on travaille d’abord pour bien faire, pour être content de soi, autant qu’on peut l’être, pour toucher à peu près au but, et aussi pour plaire, pour obtenir les suffrages de ceux qu’on aime, pour savoir qu’on ne s’est pas trompé... Mais on travaille encore pour réussir, pour
s’enrichir, et cela c’est pour la femme. Si l’on a à côté de soi une femme qu’on déteste, on se venge en ne réussissant pas.
— Ainsi la femme est au premier plan dans votre théâtre…
— Oui, les étrangers nous reprochent toujours ce qu’ils appellent notre triangle : le mari, la femme et l’amant. Je ne sais pas comment ils s’arrangent, mais chez nous la femme a toujours joué un rôle énorme, prépondérant dans tous les domaines de la vie ; il est naturel que cela se retrouve au théâtre. — Je crois que dans les pays ou le féminisme est très développé, où le vote des femmes est une chose acquise, je crois que dans ces pays on n’aime pas la femme comme nous l’aimons.
— Encore un mot. Vous avez parlé tout à l’heure des critiques, êtes-vous sensible à leurs attaques?
— Je pense que la presse est indispensable au théâtre, qui, sans elle, risquerait de se dégrader très vite, mais elle abuse odieusement de son pouvoir, elle tue des auteurs dramatiques…
Bataille et Rostand sont morts de leurs éreintements, n’en doutez pas. Ils sont morts dix ans avant leur heure. Pour quelqu’un de très intelligent et de peu de talent, cela n’a pas d’importance, il songe : « Ils ont raison », et il continue... Mais pour d’autres auteurs un éreintement fait mal, et au bout de trois fois le doute peut commencer, et alors...
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Nous venons de parler de Musset, M. Sacha Guitry veut bien me montrer le manuscrit du « Caprice » qu’il a la joie de posséder. Puis ce sont des autographes et des manuscrits de Balzac,
de Renan, de Molière, de La Fontaine, de France, de Mirbeau.
ll y a quelque chose de bien caractéristique et d’émouvant dans la façon dont M. Sacha Guitry caresse ces pages…
Enfin une feuille s’échappe qui porte deux vers écrits par M. Tristan Bernard la dernière fois qu’il est venu dîner.
Je demande la permission de les citer, car ils sont bien jolis et peuvent, eux aussi, résumer toute la philosophie d’un auteur dramatique, ou plus simplement d’un homme :
Comme disait Colbert à M. de Louvois :
Que n’ai-je plus aimé quand aimer je pouvois.
Et il n’y avait pas « aimer ».
Paul Haurigot, « Interviews. Trois auteurs d’aujourd’hui », Les Cahiers de la République des lettres, des sciences et des arts, no 3, 15 juillet 1926 : Troisième partie : « Le théâtre de M. Sacha Guitry », p. 66-71.