Le meilleur des mondes

 

Depuis sa parution en 1932, on se sert de ce livre d'Aldous Huxley1 comme d'un épouvantail mais sans jamais réussir à éloigner les oiseaux de la mort dont il est l'annonciateur. Tout le monde s'accorde à reconnaître que ce meilleur des mondes c'est en réalité l'enfer, le paradis par erreur, mais chacun reste engagé dans les chemins qui y conduisent sans s'aviser que ces chemins convergent vers le même néant et sans avoir le pressentiment de la réalité dont ce néant le prive.


Huxley associe son meilleur des mondes à la Civilisation. Sans doute a-t-il souligné en lisant le Zarathoustra de Nietzsche ce passage où le dernier homme expose sa conception de la vie. « Nous avons trouvé le bonheur, dit-il, et il cligne de l'œil. Un peu de poison ici et là pour faire des rêves agréables, beaucoup de poison à la fin pour mourir agréablement ». Remplacez le mot poison par le mot soma et vous êtes au cœur du roman de Huxley.

Les deux personnages principaux, l'Administrateur et le Sauvage, qui sont aussi les deux seuls êtres libres, n'apparaissent qu'à la fin, même si l'on sent leur présence depuis le début sous la forme de la terreur que le premier inspire et de la vague nostalgie dont le second est l'objet chez quelques représentants de l'élite des alphas. L'histoire du Sauvage rappelle celle des amérindiens que les colonisateurs européens ramenaient dans la mère patrie pour les exhiber dans les foires. Le Sauvage du Meilleur des mondes provient de l'une de ces réserves qu'on a abandonnées à elles-mêmes, ici et là, parce que ni les hommes du lieu, ni leur territoire ne se prêtaient au progrès. Sa mère, née et éduquée au pays de la Civilisation, avait cherché refuge dans une réserve parce que sa maternité, dans un contexte où un tel retour au passé et une telle maladresse dans l'usage des techniques de contraception étaient l'équivalent d'un crime. Parmi les trésors du passé qui dans la Réserve avaient survécu à l'usure de temps, il y avait une édition des œuvres complètes de Shakespeare, rongée par les souris, certes, mais encore lisible. C'est le feu de cette pensée que le Sauvage, ce second Prométhée, apportera aux hommes de la Civilisation. Et ce ne sont pas les dieux qui le puniront de sa démesure mais les hommes à qui elle apportait la liberté : c'est à dire le bien, le mal, la tragédie, les passions extrêmes mais aussi l'extase, la laideur mais aussi la beauté....et sans l'usage de la drogue soma pour faire face à la peine une fois la joie disparue!

Dans son dialogue métaphysique avec le Sauvage, l'Administrateur trace ce bilan de son règne :

« Les gens sont heureux, ils obtiennent ce qu'ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu'ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l'aise; ils sont en sécurité; ils ne sont jamais malades; ils n'ont pas peur de la mort; ils sont dans une sereine ignorance de la passion et de la vieillesse; ils ne sont encombrés de nuls pères ni mères; ils n'ont pas d'épouses, pas d'enfants, pas d'amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes; ils sont conditionnés de telle sorte que, pratiquement, ils ne peuvent s'empêcher de se conduire comme ils le doivent. Et si par hasard quelque chose allait de travers, il y a le soma — que vous flanquez froidement par la fenêtre au nom de la liberté, monsieur le Sauvage. La Liberté! — Il se mit à rire. — Vous vous attendez à ce que les Deltas sachent ce que c'est que la liberté! Et voilà que vous vous attendez à ce qu'ils comprennent Othello! Mon bon ami! Le Sauvage resta un moment silencieux. — Malgré tout, insista-t-il avec obstination, Othello, c'est bien; Othello, c'est mieux que ces films sentants. — Bien entendu, acquiesça l'Administrateur. Mais c'est là la rançon dont il nous faut payer la stabilité. Il faut choisir entre le bonheur et ce qu'on appelait autrefois le grand art. Nous avons sacrifié le grand art. Nous avons à la place les films sentants et l'orgue à parfums ».2

Précisons que la liberté sexuelle n'est pas atteinte, qu'elle est plutôt poussée à sa limite après avoir été libérée des passions violentes qui l'accompagnaient du temps où amants, pères, mères et enfants étaient l'objet d'un attachement particulier.

Huxley avait vu juste dans la plupart des aspects de la vie auquel il s'intéressait et il avait eu raison de mettre en relief le lien existant entre tous ces aspects.

Plus de père

La fécondation in vitro lui donnera bientôt raison.

Plus de mère

Le biologiste Haldane avait déjà prévu qu'un jour l'utérus artificiel libérerait la femme des douleurs de l'enfantement. Ces organes hors du corps s'appellent flacons dans le roman.

Plus d'amants

Ou plutôt que des amants; chaque homme et chaque femme ayant été conditionnés pour servir d'exutoire aux pulsions interchangeables des représentants interchangeables du sexe opposé (à noter au passage, il existe une certaine discrimination contre les homosexuels dans le meilleur des mondes). Quant au reste, il est difficile de nier que les mœurs évoluent depuis un siècle dans la direction de la sexualité libre et hygiénique du meilleur des mondes, libre signifiant dissocié non seulement de ce que Huxley appelle les passions violentes mais aussi de toute vie affective.

Plus de famille

Conséquence inévitable des tendances précédentes. Notre ''Freud'' a été le premier à révéler les dangers épouvantables de la vie de famille. « Le monde était plein de pères, et était par conséquent plein de misère; et de toutes espèces de perversions, depuis le sadisme jusqu'à la chasteté; plein de frères, de sœurs, d'oncles, de tantes – plein de folie et de suicide ».3

Plus d'intimité
L'intimité comme la pudeur perd son sens là où il n'y a plus de différence entre la vie intérieure et la vie extérieure. La vedette féminine du roman, une certaine Lenina, donne ses rendez-vous galants à haute voix dans les ascenseurs. Avant-goût de la téléréalité...

Planification et négation de la mort

Quand le Sauvage entre dans le meilleur des mondes, sa mère n'intéresse personne : elle est obèse, laide, malade et ne présente aucun trait exotique puisqu'elle est un rejeton indigne du pays de la Civilisation. On l'enferme dans une chambre d'hôpital aux parfums et aux musiques de paradis et la dose de soma qu'on lui prescrit est telle qu'elle mourra dans l'espace d'un mois. Le Sauvage est averti de la chose, il proteste, mais on ne lui donne pas le choix. Il prendra vraiment conscience de l'ignominie de son acte quand il sera dans le délai prévu appelé au chevet de sa mère et placé devant l'inéluctable sous le regard stupide d'un groupe d'enfants Delta en stage de conditionnement à la mort :

« Lorsqu'ils furent revenus à l'extrémité de la salle, Linda était morte. Le Sauvage resta un instant debout, figé dans le silence, puis tomba à genoux à côté du lit, et, se couvrant le visage de ses mains, sanglota éperdument. L'infirmière était dans l'irrésolution, regardant tantôt la forme agenouillée près du lit (quelle scandaleuse exhibition!) et tantôt (pauvres enfants !) les jumeaux qui avaient interrompu leur partie de zipfuret et regardaient, ébahis, vers l'autre bout de la salle, les yeux et les narines écarquillés, la scène scandaleuse qui se déroulait autour du lit n° 20. Fallait-il lui parler? Tâcher de le ramener au sentiment des convenances? Lui rappeler où il se trouvait? Quel tort fatal il risquait de causer à ces pauvres innocents! Détruire ainsi tout leur bon conditionnement à la mort par cette dégoûtante explosion de cris, comme si la mort était quelque chose de terrible, comme si quiconque avait une telle importance! Cela pourrait leur donner les idées les plus désastreuses sur la question, les bouleverser et les faire réagir d'une façon totalement erronée, complètement antisociale ». 4


Plus de vérité

« Cent répétitions, trois nuits par semaine, pendant quatre ans, songea Bernard Marx, qui était spécialiste en hypnopédie. Soixante douze mille quatre cents répétitions font une vérité. Quels idiots ».5

Plus d'attente, la satisfaction précède le désir
« Quelqu'un d'entre vous a-t-il été forcé de subir un long intervalle de temps, entre la conscience d'un désir et sa satisfaction? »

Plus de passé
— Vous vous souvenez tous, dit l'Administrateur, de sa voix forte et profonde, vous vous souvenez tous je le suppose, de cette belle parole inspirée de notre Ford : « L'histoire, c'est de la blague ».6 Dans un monde où l'ordre social repose sur le conditionnement on a intérêt à détruire les racines du passé qui renforcent l'identité et par suite la résistance à la propagande.

Plus de nature
« Les primevères et les paysages, fit-il observer, ont un défaut grave : ils sont gratuits. L'amour de la nature ne fournit de travail à nulle usine. On décida d'abolir l'amour de la nature, du moins parmi les basses classes; d'abolir l'amour de la nature, mais non point la tendance à consommer du transport. Car il était essentiel, bien entendu, qu'on continuât à aller à la campagne, même si l'on avait cela en horreur. Le problème consistait à trouver à la consommation du transport une raison économiquement mieux fondée qu'une simple affection pour les primevères et les paysages. Elle fut dûment découverte. — Nous conditionnons les masses à détester la campagne, dit le Directeur pour conclure, mais simultanément nous les conditionnons à raffoler de tous les sports en plein air. En même temps, nous faisons le nécessaire pour que tous les sports de plein air entraînent l'emploi d'appareils compliqués. De sorte qu'on consomme des articles manufacturés, aussi bien que du transport ».7


Dans la seconde préface de son livre, celle de 1946, Huxley écrit : « À tout bien considérer il semble que l'Utopie soit plus proche de nous que quiconque ne l'eût pu imaginer, il y a seulement quinze ans. À cette époque je l'avais lancée à six cents ans dans l'avenir. Aujourd'hui il semble pratiquement possible que cette horreur puisse s'être abattue sur nous dans un délai d'un siècle ». 8Trente-quatre ans seulement nous sépare de 2046 (la fin du siècle évoquée par Huxley) mais si l'on doit croire Ray Kurzweil, ce sera suffisant pour assurer l'avènement de la post humanité. Selon Henri Atlan, le recours généralisé à l'utérus artificiel sera l'un des événements charnières. Il y a quelques années, ce dernier annonçait que le prototype pourrait être achevé dans cinq ans. La croissance des ventes des antidépresseurs et du ritalin chez les jeunes incite à penser que si une drogue comme le soma était mise en marché, demain elle entrerait vite dans les mœurs de la majorité.

La grande erreur de Huxley aura été de lier les changements dans l'homme (la révolution véritablement révolutionnaire, selon les mots qu'il emprunte au marquis de Sade), à un régime totalitaire, alors que c'est en contexte libéral que ses prédictions étaient appelées à se réaliser. La chose est apparue clairement à l'occasion du débat, au début de la décennie 1980, sur la fécondation in vitro . On entrait par là dans une nouvelle vague d'eugénisme, mais si certains ont pu croire qu'il suffirait d'évoquer l'expérience nazie pour mettre fin à ce mouvement, ils ont vite compris leur erreur. Ils ont constaté que ce que les gens rejetaient dans cette expérience c'était le totalitarisme et non l'eugénisme, lequel devenait légitime dès lors qu'il se présentait comme le résultat d'un choix individuel libre. Dans le même contexte, il est devenu tout aussi clair que ce qui inspirait de l'horreur dans le Meilleur des mondes ce n'étaient ni le soma, ni la disparition de la famille, ni même le conditionnement mais le régime totalitaire.

Il se pourrait que notre libéralisme n'ait été aux yeux de Huxley qu'une apparence destinée à masquer les opérations de publicité/propagande ayant pour but de faire aimer aux gens leur propre servitude. La liberté la plus courante, qui se réduit au choix, ressemble étonnamment à celle des citoyens du Meilleur des mondes : choisir un nouveau partenaire sexuel chaque jour, aller en voyage où l'on veut, avoir l'embarras du choix des spectacles à voir, partir en congé de soma quand bon vous semble.

La liberté réduite à cette caricature inspirait certes de l'horreur à Huxley, mais en la plaçant dans un contexte totalitaire peu vraisemblable, et en exagérant la puissance du conditionnement, autre faiblesse de son livre, il détournait l'attention du lecteur de l'essentiel, une liberté réduite au choix, pour la tourner vers l'autorité excessive de l'Administrateur et le système de caste dont il assure la stabilité.

La liberté réduite au choix c'est celle que Descartes appelle liberté d'indifférence, le plus bas degré de liberté à ses yeux. À cette liberté d'indifférence Descartes oppose la liberté de perfection laquelle repose sur la connaissance, laquelle suppose la conscience. Dans le roman de Huxley, c'est le Sauvage qui l'incarne et la défend : « Je viens vous apporter la liberté, dit-il aux jumeaux bêtas, au moment précis où il interrompt une distribution de soma et entreprend de jeter par la fenêtre des boîtes complètes de comprimés, en criant : c'est du poison, du poison pour l'âme et pour le corps ».9

Hélas! le personnage du Sauvage manque à la fois de cohérence, de vraisemblance et de santé, de santé de l'esprit d'abord. Il a été marqué dans son enfance par les pratiques d'une secte, les Penitentes, qui sont convaincues qu'on ne peut obtenir le pardon de ses fautes que par l'auto flagellation. C'est par une telle séance que le Sauvage met fin à ses jours et au roman, une action bien peu faite pour séduire les citoyens du meilleur des mondes dont Huxley résume ainsi la philosophie : « Mais la civilisation industrielle n'est possible que lorsqu'il n'y a pas de renoncement. La jouissance jusqu'aux limites extrêmes que lui imposent l'hygiène et les lois économiques. Sans quoi les rouages cessent de tourner ».10

C'est là, Huxley l'a lui-même reconnu dans la préface de l'édition de 1946, le défaut le plus sérieux du récit : on n'offre au lecteur qu'une seule alternative : une vie démente en Utopie ou la vie d'un primitif dans un village d'Indiens.

« Si je devais récrire maintenant ce livre, j'offrirais au Sauvage une troisième possibilité. Entre les solutions utopienne et primitive de son dilemme, il y aurait la possibilité d'une existence saine d'esprit — possibilité déjà actualisée, dans une certaine mesure, chez une communauté d'exilés et de réfugiés qui auraient quitté le meilleur des mondes et vivraient à l'intérieur des limites d'une Réserve. Dans cette communauté, l'économie serait décentraliste, à la Henry George, la politique serait kropotkinesque et coopérative. La science et la technologie seraient utilisées comme si, tel le Repos Dominical, elles avaient été faites pour l'homme, et non (comme il en est à présent, et comme il en sera encore davantage dans le meilleur des mondes) comme si l'homme devait être adapté et asservi à elles. La religion serait la poursuite consciente et intelligente de la Fin Dernière de l'homme, la connaissance unitive du Tao ou Logos immanent, de la Divinité ou Brahman transcendante. Et la philosophie dominante de la vie serait une espèce d'Utilitarisme Supérieur, dans lequel le principe du Bonheur Maximum serait subordonné au principe de la Fin Dernière. »11

Notes
1-Aldoux Huxley, Le meilleur des mondes,  Le livre de poche, Paris, 1970.

2-Op.cit. p.370

3-Op.cit. p.83

4-Op.cit. p,346

5-Op.cit. p.96

6-Op.cit. p.76

7-Op.cit. p.59

8-Op.cit. p.23

9-Op.cit. p.355

10-Op.cit. p.397

8-Op.cit. p.11




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