Le massacre des Innocents du Connecticut

Jacques Dufresne

La récente tuerie du Connecticut, où vingt enfants ont été assassinés, rappelle le massacre des innocents raconté dans l’Évangile de saint Mathieu. Le roi Hérode ayant appris qu'un roi venait de naître aurait fait mettre à mort les enfants de moins de deux ans vivant à Bethléem. Lecteurs de la Bible, les Américains seront sans doute nombreux à faire un rapprochement entre les deux événements. On célèbre la fête des saints innocents dans quinze jours, le 28 décembre. À l’arbitraire d’un roi, un peu fou s’il a vraiment posé ce geste, correspond, plus de deux mille ans plus tard, l’arbitraire d’un fou armé comme un roi.


Au moment où la nouvelle de la tuerie d’enfants m’est parvenue, j’entamais la lecture d’un livre intitulé La brutalisation du monde, du retrait des États à la décivilisation. 1 S’il est un pays où l’État est mis à la retraite en ce moment c’est bien celui, le plus riche du monde, où les crimes contre des innocents sont de plus en plus fréquents.


L’auteure, Josepha Laroche, est une disciciple de Norbert Elias, l’homme dont le nom est à jamais associé à la civilisation des mœurs. « Endettés, dessaisis, désengagés, affaiblis, conclut-elle, les acteurs étatiques ne sont donc plus en mesure de constituer des instances de régulation et de protection pour les sociétés qu'ils encadrent depuis plusieurs siècles ».


Après chaque tuerie de quelque importance, le débat sur le contrôle des armes à feu refait surface aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Et la recherche des causes s’arrête là, du moins dans les grands médias. On oublie complètement les longs et patients efforts de civilisation, d’adoucissement des mœurs opérés par les États avec l’appui des moralistes, des juristes et des humanistes, tel Erasme, auteur d’un best seller, De la civilité puérile, qui a fortement contribué à réduire les manifestations de l’animalité chez les humains : « Il devient par exemple défendu à quiconque vit en société d'uriner ou de déféquer en public, de cracher, de se moucher dans la nappe, de plonger ses doigts dans les plats, ou encore d'exhiber ses sécrétions, ses humeurs et ses émotions ». Autant de pratiques sociales qui, au siècle précédent, étaient pourtant tout à fait tolérées, quelquefois acceptées et pour certaines valorisées. Progressivement, tout ce qui relevait de l'animalité a donc été systématiquement réprimé, refoulé, relégué en des lieux spécifiques et cachés, aussi bien les odeurs corporelles que la nudité des corps, ou bien encore les sécrétions et excrétions de toutes natures. Désormais, ces formes d'expression seront au contraire stigmatisées.(Image : Le massacre des saints Innocents, par Breughel, détail).


C’est dans ce contexte que la pulsion de mort, expression que Josepha Laroche emprunte à Freud, a été refoulée. Aux États-Unis on s’oppose au contrôle des armes à feu au nom des libertés individuelles. On ignore toutefois généralement que c’est au nom des mêmes libertés qu'on justifiait le duel. La condamnation à mort par Richelieu de deux nobles duellistes de son temps, est l’un des exemples des mesures par lesquelles les États s’assurèrent de ce monopole de la violence qui est le fondement de la paix sociale.

Dans le même esprit, les États ont civilisé la guerre. Il fut un temps, pas si lointain, ou tout était permis, viols, vols et assassinats au soldat victorieux. De tels actes sont devenus des crimes. « Définie comme le gouvernement des conduites et le raffinement des moeurs, la civilisation a réussi à s'imposer face à la barbarie, nous dit Elias, parce que s'est imposé sous toutes ses formes un contrôle étatique sur l'économie psychique des individus. Plus exactement, le contrôle par le politique a pris la forme de l'autocontrôle. Au cours des siècles, cette maîtrise a contraint chacun à refouler certains comportements, dès lors qu'ils n'étaient plus perçus comme socialement acceptables. Décider de les exprimer, malgré ce processus de socialisation, aurait individuellement entraîné un coût exorbitant en termes d'intégration sociale, d'image et de réputation ».2


Ce lent processus civilisateur, opéré sous le signe de la raison et avec ses armes, fut mis à rude épreuve par les deux guerres mondiales du vingtième siècle. Les guerres du Vietnam, d’Irak et d’Afghanistan, impliquant au premier chef les Américains, n’ont sûrement pas contribué à redresser l’état des mœurs. On peut considérer les crimes de guerre commis par de nombreux soldats en Irak et en Afghanistan comme des concessions à la pulsion de mort dont l’effet se fait sentir sur l’ensemble de la population, multipliant au passage les tueurs fous.

Bien que Josepha Laroche ne se hasarde pas sur ce terrain, il est permis de penser que le culte de la spontanéité, faisant suite à un refoulement qui fut peut-être excessif parfois – de nombreux auteurs l’ont pensé – a considérablement abaissé le degré de civilité puérile, en particulier dans les pays, comme les États-Unis où l’enfant est roi. Nous oublions qu'un État de moins en moins policé sera demain un État chaotique ou policier.

Josepha Laroche a le mérite d’aller droit au but mais son livre serait plus convaincant si elle y allait par des chemins plus sinueux. Dans le progrès vers la civilisation des moeurs, l’État a-t-il vraiment joué le rôle de toute première importance qu'elle lui assigne? En France, en particulier, c’est d’abord pour rendre l’enfant digne de Dieu qu'on enseignait la civilité puérile.

Josepha Laroche néglige complètement une autre question cruciale : l’assimilation de l’homme à la machine. Les tueurs américains d’aujourd’hui ont vu des centaines de films violents, dont plusieurs, Avatar, par exemple, montraient des robots bien armés. On peut bien mettre la pulsion de mort en cause, mais nous n’avons aucune raison de croire qu'elle est plus forte aujourd’hui qu'au temps des cow boys, tandis que l’imitation purement mécanique d’actes criminels opérés sur les écrans de façon également mécanique, constitue une hypothèse de plus en plus vraisemblable, surtout en contexte abstrait, formaliste, comme l’est le contexte actuel. Pour tuer sans mobiles, il faut avoir réduit l’autre à une abstraction, à l’équivalent d’une cible dans un exercice de tir. Psychologiquement, le tueur américain moyen ressemble moins à un primitif aux puissants instincts, qu'à un doux fonctionnaire lançant un drone contre un village pakistanais, depuis une villa californienne. La combinaison la plus terrifiante est probablement la plus vraie : des restes de pulsion de mort combinés avec des moyens techniques tout puissants. Cette explication est le meilleur argument en faveur du contrôle des armes à feu.

1- Josepha Laroche, La brutalisation du monde, Du retrait des États à la décivilisation, Liber, Montréal 2012.

2- Ibid,. p. 39

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