Le général de Gaulle au Québec: 50 ans

Jacques Dufresne

On nous annonce depuis longtemps des événements importants qui marqueront le 150e anniversaire de la confédération canadienne et le 375e anniversaire de la fondation de Montréal. L’année 2017 marque aussi le 50e anniversaire d’un événement majeur pour l’histoire de l’identité québécoise, sinon pour celle de nos institutions : la visite du général De Gaulle au Québec, du 23 au 26 juillet 1967. Cet événement l’avons-nous rayé de notre mémoire? Dans quel inconscient honteux de lui-même les acclamations de l’interminable foule massée tout le long du Chemin du Roi ont-elles été refoulées ? Aucun projet visible[1] à l’horizon, et nous sommes à six mois du 50e anniversaire.

Le gouvernement fédéral a une politique nationale des commémorations. Le Québec n’en a toujours pas, même si le Mouvement national des Québécois le presse d’en adopter une. De concert avec une vingtaines d’institutions prestigieuses, dont le Musée de la civilisation de Québec, le MNQ tenait l’automne dernier des États généraux sur les commémorations historiques. Nous reproduisons dans cette lettre la conférence [2]de notre ami Marc Chevrier à cette occasion. La visite du général, un homme qui se situait par-delà les partis, n’est-elle pas l’occasion rêvée pour les Québécois de façonner leur avenir en repensant leur passé ?

Si le gouvernement de Philippe Couillard représentait vraiment le peuple québécois plutôt qu’une coalition  cimentée par le renoncement à tout projet audacieux, il aurait lui-même pris l’initiative d’événements commémoratifs dignes de ce nom. L’opposition, en tout cas, aurait pu l’inciter à le faire. Hélas! dans le contexte défaitiste actuel, il va presque de soi que les partis d’opposition, pourtant tous nationalistes, ne songent même pas à réclamer du gouvernement une modeste initiative, plus scientifique que patriotique, pour souligner ce qui est incontestablement un fait historique majeur et unique en son genre.

1760 : un général français appelé Montcalm perd la bataille des Plaines d’Abraham, ce qui n’empêchera pas le peuple vaincu de gagner ensuite la bataille des berceaux contre une immigration anglo-saxonne sous laquelle on prévoyait qu’il se dissoudrait. Cette bataille se termine en 1960, laissant à la place de la peau de chagrin planifiée par le rapport Durham, un peuple encore frileux certes, mais capable de nationaliser l’électricité et d’imposer sa préférence pour l’hydro électricité, face à un Canada qui a associé son destin à l’énergie nucléaire; un peuple également en mesure de créer une Caisse de dépôt

Surgit alors d’outre Atlantique un autre général français, désarmé cette fois, fort de sa seule aptitude à défier le déterminisme historique. Réfugié en Angleterre en 1940, il s’est identifié avec une âme de vainqueur au destin de la France vaincue, pour orchestrer ensuite la résistance et l’effort de guerre français; si bien qu’à la fin des hostilités, la France avait mérité de s’asseoir à la table des vainqueurs et renoué avec son destin de grande nation civilisatrice. C’est avec la même âme de vainqueur qu’il a lancé son appel aux Québécois en 1967.

« Je vais vous confier un secret que vous ne répèterez pas. Ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération. Et tout le long de ma route, outre cela j'ai constaté quel immense effort de progrès, de développement et par conséquent d'affranchissement vous accomplissez. Vous accomplissez ici, et c'est à Montréal qu'il faut que je le dise, parce que s'il y a au monde une ville exemplaire par ses réussites modernes, c'est la vôtre. J'emporte de cette réunion inouïe de Montréal un souvenir inoubliable. La France entière sait, voit, entend ce qui se passe ici, et je puis vous dire qu'elle en vaudra mieux. Vive Montréal ! Vive le Québec ! Vive le Québec libre ! »

La tradition, disait le compositeur Mahler, «c’est la transmission de la flamme et non la vénération des cendres.» Le passé justifierait à lui seul les plus chaudes cérémonies de commémoration. Il se trouve que le présent et l’avenir en font une nécessité. Un ami à qui je viens de soumettre un premier jet de cet article me répond en substance:  je me désespérais de voir le gouvernement du Canada se lancer dans l'adoption d'une politique culturelle sans trop de références au Québec, au moment même où le gouvernement québécois tâtonne dans sa propre définition de l'âme de son peuple. Un principe canadien d'inféodation feutré est à l'œuvre et personne ne proteste. Personne n'ose affirmer que le français et la tradition qui l’irrigue doivent rester le vecteur le plus fondamental de l'identité québécoise, par ailleurs ouverte à toutes les hospitalités compatibles avec les lois presque biologiques de l’assimilation.

La solidarité du général de Gaulle ne se limitait pas à la langue. Cela, le maire Jean-Paul l’Allier de Québec l’avait bien compris. Au cœur d’une ville dont le sentiment national avait déjà commencé à se refroidir, il a fait ériger une statue du général en 1997, trente ans après le grand voyage. Et où l’a-t-il placée? Dans le même espace urbain que la statue de Jeanne d’Arc et celle de Montcalm. Jeanne d’Arc symbolise à la fois les racines chrétiennes de la France et du Québec et la mission civilisatrice commune à ces deux nations. Dès l'été 1940, le général présenta la situation aux Québécois à la radio: « L’âme de la France cherche et appelle votre secours parce qu'elle trouve dans votre exemple de quoi animer son espérance en l'avenir. Puisque, par vous, un rameau de la vieille souche française est devenu un arbre magnifique, la France, après ses grandes douleurs, la France, après la grande victoire, saura vouloir et saura croire. »[3]

Qu’elle est cette mission civilisatrice ? C’est la question dont il faut débattre sur le Chemin du Roi à l’occasion d’une commémoration que les citoyens organiseront eux-mêmes. Nos discussions sur les accommodements et les valeurs n’étaient qu’un balbutiement par rapport à la réflexion qui s’impose. La contribution de l’Agora à ce débat a déjà commencé à prendre forme. Parmi les Français qui ont rejoint de Gaulle à Londres, il y eut Simone Weil. Elle fut chargée de jeter les bases d’une constitution pour la France d’après- guerre. C’est le document qu’elle avait écrit à cette fin qu’Albert Camus publia sous le titre de l’Enracinement, avec ce commentaire qui prend tout son sens aujourd’hui. « Il me paraît impossible d'imaginer pour l'Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies. » On découvre le même intérêt pour Simone Weil parmi les proches de de Gaulle,  chez Maurice Schuman par exemple et chez Philippe de St-Robert lequel est toujours un des meilleurs amis du Québec en France. Tous nos lecteurs savent que l’œuvre de Simone Weil est notre principale source d’inspiration.

Depuis des années nous dénonçons le transhumanisme, le multiculturalisme, le futurisme et le mondialisme, quatre ismes dont la convergence vers un même nihilisme est de plus en plus manifeste.  Ce qui est en cause c’est une même déconstruction du concept, une sorte de néo-nominalisme. « Celui qui, face à deux chats noirs, pense qu’il y a un noir universel que l’on retrouve en chacun mais qui existe indépendamment d’eux est dit « réaliste ». Celui qui pense 
qu’il n’existe aucune chose réelle qui soit le noir, et que c’est juste un nom pour désigner une ressemblance, est dit ‘’nominaliste’’. Le premier croit en l’existence d’universaux, le second uniquement en l’existence de choses particulières. Tel est l’enjeu de la ‘’ querelle des universaux’’, qui remonte à Aristote, une question aux vastes conséquences sur l’idée que l’on se fait du réel et de la connaissance. […]Elle culminera au Moyen-Âge parmi les théologiens, génératrice de questions nouvelles sur l’existence, l’essence et l’intentionnalité. » [4]

Vastes conséquences en effet. La chose est manifeste aujourd’hui, elle est même au cœur de l’actualité. Si les universaux sont des mots comme homme et nation, la position nominaliste, largement répandue, équivaut à briser le lien d’appartenance des individus à une réalité supérieure, englobante et par là d’une part à saper deux des fondements de l’identité personnelle et d’autre part à compromettre l’ordre social.

Tous les grands enjeux se tiennent. Être attaché à l’homme, c’est adhérer au fond commun à tous les individus de l’espèce, c’est aussi subordonner les différences à ce fond commun. Cette unité s’est précisée et renforcée au cours de l’histoire; quand on la nie au profit des seules différences, on n’a d’intérêt que pour l’avenir. Cet homme qu’on a défait, il faut le refaire. D’où le transhumanisme avec son refus de passé, sa révolte contre la mort et sa divinisation de la technologie. C’est aussi le futurisme.

Être attaché à une nation c’est reconnaître l’unité d’un ensemble et subordonner les différences à cette unité; l’inverse, consistant à éroder l’unité pour ne faire place qu’aux différences, c’est le multiculturalisme et le mondialisme.

Le Canada de Justin Trudeau, qui sera cette année célébré à grands frais, achève de s’enliser dans les quatre ismes avec l’illusion d’être un phare dans le monde actuel, alors qu’il a s’accroche à la queue d’une mode dont l’Angleterre, l’Europe et les États-Unis s’éloignent. Le Québec doit éviter de se limiter à réagir contre cette mode, il doit plutôt éveiller les consciences à une transcendance qui permette de transformer, sans les opprimer, les orientations centrifuges en orientations centripètes, de pratiquer le patriotisme compassion cher à Alain Finkielkraut, un autre auteur ayant des affinités avec de Gaulle et Simone Weil.

Le temps des prophètes étant révolu, les commémorations de la visite du général prendront la forme d’un dialogue entre Français et Québécois, autour d’enjeux plus communs qu’il ne semble à plusieurs. Il faut espérer que le Vive le Québec libre prendra cette fois, entre autres significations, celle d’une libération intellectuelle. Actuellement, en France, comme ce fut le cas récemment aux États-Unis et en Angleterre, dans le débat public, le spectre des voix qu’on entend est beaucoup plus large qu’ici. La crainte d’être accusés de populisme intimide encore trop de Québécois. Nous aurions tous intérêt à lire ou relire le remarquable ouvrage de Chantal Delsol sur cette question, voire à inviter cette philosophe à l’occasion des commémorations: « La hantise contemporaine du populisme, écrit-elle, traduit l'aspect le plus pernicieux de la pensée contemporaine. Le mépris de classe est aussi odieux, dans son genre, que le mépris de race; pourtant en Europe, pendant que le second CM un crime avéré, le premier est un sport national.»

Les accusations de passéisme intimident d’autres personnes. Je les invite à lire le dernier livre de Peter Sloterdijk :

« Notre société est incapable d'assurer et d'assumer la transmission du savoir et de l'expérience depuis qu'elle a fait de la rupture le moteur de la modernité. Refuser tout héritage, faire table rase du passé, mépriser les modèles et les filiations, rompre systématiquement avec le père : ce geste « moderne », qui nous englue dans le présent, mène aux pires catastrophes, humaines, politiques, économiques. Contre le culte de l'ici-et-maintenant, et pour sortir du malaise dans notre civilisation occidentale, Peter Sloterdijk propose une relecture vertigineuse de notre histoire et nous exhorte à nous réinscrire dans la durée. Telle est la leçon de ce Livre, sans nul doute un essai magistral sur l'art de maîtriser sa liberté. » (Couverture 4 du dernier livre de Peter Sloterdijk, Après nous le déluge chez Payot.)



[1] Les grands projets en préparation à la SSJB et ailleurs n’ont pas encore été rendus publics

[2] http://agora.qc.ca/documents/trous_de_memoire_dans_lespace_public_quebecois

[3] http://vigile.quebec/archives/ds-degaulle/

[4] http://www.scienceshumaines.com/la-querelle-des-universaux_fr_32955.html

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