Le corps-marché par Céline Lafontaine

Hélène Laberge

La marchandisation de la vie humaine à l'ère de la bioéconomie

Dans le flot des publications récentes du Seuil, ce livre de Céline Lafontaine, professeure agrégée de sociologie à l'université de Montréal, fruit de quatre années de recherches, méritait qu'on s'y arrête longuement. C'est ce qu'ont fait avec brio deux commentateurs, Mathieu-Robert Sauvé, dans FORUM, l'hebdomadaire d'information de l'Université de Montréal et Antoine Robitaille dans Le Devoir des 14 et 15 juin dernier. Titre du premier compte-rendu: «Le corps humain et un marché lucratif» et du second : «Le corps à l'ère de la bioéconomie».

«À lire la sociologue, nous dit Robitaille, on pourrait croire parfois que le politique a finalement été totalement dilué dans la technique et qu'il n'y a plus d'issue possible. Lafontaine clôt pourtant son ouvrage en appelant de ses vœux «une nouvelle politique de la vie» ainsi qu' «une socio-éthique à partir desquelles chaque nouvelle avancée scientifique pourrait être jugée en fonction des conséquences sur le corps social». Mais comment définir une telle politique? Comment la mettre en pratique? Faire des référendums sur l'application des dernières découvertes concernant le corps? Le débat est ouvert. Et les travaux de Lafontaine nous y aideront sûrement.»

Sauvé quant à lui cite un passage crucial de Lafontaine : «Ce qui m'intéresse, c'est le lent glissement vers la logique néolibérale. (…) Oui, les puissants ont toujours exploité les moins nantis, mais on a interdit l'esclavage au 19e siècle. L'exploitation du corps humain n'a fait que changer de formes. Les nouvelles logiques d'appropriation comprennent aussi bien la commercialisation des produits corporels in vitro- que le corps in vivo- expérimentations cliniques, tourisme d'expérimentation!»

En encadré, en rapport avec la fécondation médicalement assistée : «On confond ici le droit à l'enfant avec le droit de l'enfant. Et dans cette logique économique, on utilise le corps des femmes comme une marchandise.»

Parmi les interventions dénoncées par Lafontaine sur le corps humain, j'ai été particulièrement frappée par «la récolte du sang de cordon perçue comme anodine et banale telle que la pratiquent les bio banques privées (et qui) comporte des risques pour la mère et l'enfant qui, selon Donna Dikenson 1, sont minimisés par les autorités médicales. (…) Parmi les risques identifiés par l'auteure, celui de provoquer une hémorragie chez la mère (au stade de la délivrance) semble le plus sérieux. L'extraction prématurée du sang de cordon prive aussi le nouveau-né d'un apport important de nutriments à un moment crucial.» On croit faire un cauchemar : d'autant que l'utilisation curative de ce sang de cordon est loin d'avoir été scientifiquement prouvée.

De ce prélèvement passons à celui du sang menstruel qu'on invite les femmes à congeler, nouvelle forme de cryogénie. Celles qui décident d'investir dans les promesses de la médecine régénégatrice en congelant leur sang menstruel témoignent ainsi de manière concrète des nouvelles conceptions du corps portées par la bioéconomie. (…) Cryo-Cell, flairant le potentiel économique d'une biobanque de sang menstruel va plus loin en offrant aux femmes de capitaliser sur leur avenir biologique. (…) même si la validité scientifique d'une telle entreprise est plutôt douteuse, elle actualise le slogan de l'entreprise l'Oral : ''Parce que je le vaux bien...'' en exploitant le narcissisme et la volonté des femmes d'investir dans leur capital santé2.» Coût de l'opération : «Pour une somme de 1374 dollars pour une année ou de 4075 dollars pour une congélation durant vingt-cinq ans, les Américaines peuvent s'offrir une biosurance censée leur garantir de pouvoir un jour s'autorégénérer en cas de maladie3.»

Conclusion : En rigoureuse sociologue, Lafontaine a concentré l'objet de ses recherches sur le corps-marché, «la marchandisation de la vie humaine à l'ère de la bioéconomie». Bien qu'elle ne parle pas d'éthique en tant que telle, on ne peut pas fermer ce livre sans être indigné par les explications que l'auteure donne des diverses et parfois incroyables manipulations médicales du corps humain et par les bénéfices qu'en tirent les bioéconomistes comme ceux de Cryo Cell.

Vivement une résurrection du bon sens collectif, politique et scientifique pour interdire ce qu'il ne faut pas hésiter à appeler : lucratives autopsies pratiquées in vivo! ou eugénisme rebaptisé diagnostic prénatal.


NOTES

1 Donna Dickenson, Body Shopping, Converting the Body Parts to Profit, Oxford, Oneworld, 2008.


2 Le corps-marché, la marchandisation de la vie humaine à l'ère de la bioéconomie, a couleur des idées, Éditions du Seuil, avril 2014, 264 pages.


3 Ibidem, p. 199.

 

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