Le chiffre et l'objectivité

Jacques Ellul
Des questions fondamentales posées en termes si simples, si clairs qu'il est impossible de les esquiver.
Seul ce qui est chiffrable est objectif; seule la science chiffrée atteint des résultats objectifs. Car vraiment l'établissement d'une parabole ne dépend en rien de mes humeurs et de mes opinions. Enfin nous allons pouvoir sortir de cette affreuse mauvaise conscience- que connaît tout historien se débattant contre lui-même pour exprimer le mieux possible ce réel dévoilé par des textes mais des textes qui sont lus par ses yeux et compris son intelligence, et non par l'Oeil en soi et l'Intelligence pure !

La conquête de l'objectivité. Soit. Mais il ne faut pas oublier ce que cela signifie ! C'est qu'à partir du moment où la méthode mathématique s'exerce, tout devient objet. Il faut bien qu'il en soit ainsi pour atteindre cette objectivité. Je ne participe plus. Je cesse d'être moi-même, je me dissocie de cet instrument qui s'applique hors de mes joies et de mes peines à ce qui m'est étranger et doit rester étranger pour être connu. Il fut un temps où l'on pouvait dire qu'il n'y avait de connaissance vraie que dans et par l'amour. Il nous importe peu maintenant d'obtenir une connaissance vraie, nous voulons seulement une connaissance exacte. Et celle-ci suppose que le connu devienne objet pur, dans l'indifférence sidérale de l'observateur pour qui cet objet n'est rien qu'objet de connaissance. Et que la matière soit ainsi, j'entends bien et j'accepte Mais quand il s'agit de l'homme et de sa société, et de son État, et de son droit et de son histoire? Puis-je les traiter tout simplement en objets? Puis-je si bien les objectiver qu'ils ne me soient plus rien, et que je ne sois plus en eux? Il nous faut faire attention, ce n'est pas là question rhétorique, ni sophismes de rhéteur. Comment pourrai-je, aristocrate, plus aristocrate que les plus vaniteux seigneurs, me prétendre si séparé du reste des hommes que je puisse leur appliquer ces méthodes d'analyse et ces techniques de connaissances comme s'ils ne m'étaient rien et si je n'étais plus de la même espèce qu'eux? N'y a-t-il pas d'abord quelque illusion à croire que ce soit possible? Suis-je si étranger à ma nation, à ma classe que je puisse les étudier dans une sérénité, une objectivité qui non seulement me désolidarisent d'elles mais qui les réduisent à cet état funèbre où tout est possible parce que rien n'existe plus?

Et si, conscient de cette illusion, c'est-à-dire des liens, des appartenances qui me rattachent sentimentalement, intellectuellement, mystiquement à ce que j'étudie, je cherche à les briser, à me détacher de cette condition pour saisir de façon plus scientifique, je ne peux le faire qu'en faisant ma méthode plus rigoureuse, plus exclusive de l'humain, pour amener cet objet à n'être qu'un objet sans rien de plus. Ainsi en est-il de l'homme dont la psychologie est analysée par la voie mathématique, ainsi en est-il des groupes à qui on applique les méthodes de dynamique, ainsi en est-il des opinions à qui on applique les méthodes de sondage. Mais il faut être logique et rigoureux. A partir du moment où cette décision est prise, où cette impulsion est donnée, où le chiffrable est devenu la loi de toute connaissance, ou tout est devenu objet; à partir de ce moment, la voie est ouverte pour que tout soit traité en objet. Sommes-nous prêts à assumer cette responsabilité? Nous applaudissons lorsque la psychologie est devenue mathématique, et nous reculons d'horreur devant les médecins de Struthof. Il y a pourtant un lien rigoureux, logique et implacable de l'un à l'autre. Si vous traitez l'homme comme un objet dans sa vie psychique et ses relations sociales, pourquoi ne pas le faire en ce qui concerne son corps? Sans doute vous êtes trop matérialiste : seul le corps compte, et par conséquent ce qui arrive au corps est seul important. Mais alors pourquoi tant se préoccuper de la psyché et des relations humaines? Non! En réalité, c'est que le chemin ouvert et bien préparé, n'a pas été suivi jusqu'au bout, mais on y avance pas à pas. Et l'obstacle est la sensibilité superficielle, la sentimentalité animale qui nous habitent encore. Mais c'est peu de chose. La Science a vaincu plus que cela : elle a vaincu le sens de Dieu, et le sens de l'Amour. Le reste suivra. Car il faut regarder les choses en face; si vous traitez pour la connaissance dans la pure objectivité, c'est-à-dire sans amour, ce qui doit être connu, vous traiterez de la même façon, sans amour, dans l’action qui suit la connaissance, cet objet que vous avez dépouillé de lui-même en lui appliquant le chiffre.

Jacques Ellul, Exégèse des Lieux communs, La Table Ronde, Paris 1994, p. 240-241

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