Le Médiateur unique à l'heure du multimédias

Jacques Dufresne

Témoignage montrant que l'idée et la réalité d'un Dieu incarné correspondent à une nécessité que le multimédia rend de plus en plus manifeste.

Au moment où j'ai accepté d'écrire cet article, j'étais bien conscient de mon ignorance du sujet qui allait être au coeur de ma réflexion: la liturgie. J'avais le choix entre deux méthodes: consulter des spécialistes de la question, lire les ouvrages qu'ils me recommanderaient. Mais pour cela il m'aurait fallu du temps... que je n'avais pas. J'ai donc été contraint de me rabattre sur la seconde méthode: présenter mes réflexions sous la forme d'un témoignage dans lequel je parlerais de la liturgie avec l'ignorance, mais aussi, je l'espère, avec l'innocence du penseur qui se demande soudainement pourquoi le souci de Dieu ou des dieux a donné naissance à des cérémonies auxquelles des populations entières ont participé pendant des siècles.

Je centrerai mon attention sur la messe catholique, la cérémonie liturgique dont j'ai eu et j'ai toujours une expérience significative. J'ai aussi assisté à quelques reprises à des messes de rite orthodoxe, dont je garde le meilleur des souvenirs. Ces souvenirs sont associés à ceux d'une messe catholique traditionnelle entendue au Monastère Sainte-Madeleine du Barroux, en Provence.

Entre 1963 et 1970, j'ai eu le bonheur de passer des étés complets dans le Midi de la France, dans la vallée du Rhône, plus précisément non loin de l'endroit où habitait et où habite toujours le philosophe Gustave Thibon, un ami et un maître. La thèse de doctorat à laquelle je travaillais alors portait sur Simone Weil, laquelle avait vécu pendant la guerre quelques mois dans la maison des Thibon. J'ai souvent contemplé le paysage très doux de la vallée du Rhône depuis l'endroit précis où  Simone Weil l'avait elle-même contemplé

Je voyais régulièrement Gustave Thibon. Nos promenades nous entraînaient souvent sur un chemin qui avait été construit par l'empereur Marc-Aurèle, l'auteur de ces pensées que Nietzsche appelait "le cinquième évangile". Thibon avait de la vénération pour le divin Marc, comme il aimait l'appeler. Lors d'une promenade dont je garderai toujours le souvenir le plus précis, il était encore attendri et ébloui par un rêve qui l'avait mis en présence de Marc-Aurèle, avec lequel il avait pu parler comme avec un ami de toujours, dont le temps et l'espace auraient cessé de le séparer.

La première de ces rencontres résume la finalité de la religion catholique et plus précisément de sa liturgie; la seconde rencontre résume la finalité de la culture. Au coeur de l'une et l'autre expérience on trouve la beauté: sous la forme du paysage de la vallée du Rhône, avec ses cyprès, ses vignes et à l'horizon le grand fleuve; dans le second cas, sous la forme des pensées de Marc-Aurèle et du chemin par lui construit.

Il est des rêves qui ont presque toutes les caractéristiques d'une rencontre qui est en même temps une vision. Ce fut manifestement le cas du rêve de Gustave Thibon sur Marc-Aurèle. Nul ne songera à contester l'authenticité d'une telle expérience. Tout nous invite aussi à croire en l'authenticité de l'expérience mystique de Simone Weil.

Le Christ et Marc-Aurèle sont fixés à jamais dans le temps et le lieu où ils ont vécu. Certes on peut interpréter de diverses manières les événements de leur vie et même l'ensemble de leur époque, et ces interprétations peuvent favoriser ou défavoriser le rapprochement par rapport à eux. Il reste que nous sommes séparés d'eux par des faits irréductibles, incontestables dont le passage du temps et l'éloignement dans l'espace accentuent la portée.

De la culture à la liturgie

Comment nous en rapprocher? "Le Christ est venu", dit Simone Weil. Sa descente vers elle fut une grâce et non le résultat d'un acte de sa volonté propre. Thibon aurait pu dire la même chose à propos de sa rencontre avec Marc-Aurèle. Cette gratuité de l'événement est la caractéristique commune à toutes les grandes expériences spirituelles ou intellectuelles. La volonté n'y est pour rien, et l'attention elle-même y est pour peu de chose, tout vient d'ailleurs, le plus souvent à travers une blessure que la souffrance et la contradiction ont ouverte dans l'âme.1

Ce qui vient d'ailleurs, le divin, peut aussi nous atteindre par l'intermédiaire de la beauté, celle du monde comme celle des oeuvres d'art. "La beauté séduit la chair pour obtenir la permission de passer jusqu'à l'âme." (S. Weil) Les contacts avec la beauté font partie des conditions générales d'un rapprochement avec le Christ, Marc-Aurèle ou Socrate.

Ces conditions ne sont toutefois pas suffisantes. Pour qu'une expérience cosmique me rapproche de Socrate, encore faut-il que je sache qui il est et qu'il me soit douloureux de ne pas le connaître davantage. Pour que la contemplation de la lune me rapproche de lui, il faut qu'il soit présent dans le paysage sublunaire de ma culture. Cette présence est assurée par une pédagogie qui, dans le cas du Christ, est complétée par une liturgie. Il existe aussi une certaine liturgie, dans le cas de Socrate du moins. Une lecture publique théâtralisée de l'Apologie est une commémoration de sa mort qui rappelle la messe. La célébration du centenaire de la mort des grands personnages est aussi à bien des égards une liturgie.

L'objet de notre réflexion étant la liturgie, non la pédagogie et la transmission de la culture en général, nous devons répondre à la question suivante: quelle serait la liturgie la plus apte à favoriser la rencontre des hommes d'aujourd'hui avec le Christ? L'allusion aux hommes d'aujourd'hui ne doit pas nous induire à présumer que la liturgie doit s'adapter à l'esprit des temps et des lieux. Peut-être au contraire doit-elle, par son caractère immuable, nous rappeler constamment que c'est à nous qu'il appartient de faire des efforts d'adaptation pour nous rapprocher du Christ et de son Église, et non au Christ et à l'Eglise de se rapprocher de nous.

L'Autre

Pour distinguer ce qui peut nous rapprocher du Christ, il faut d'abord préciser ce oui nous éloigne de lui. Le Christ n'est pas le Messie que les Juifs attendaient; il est celui que les chrétiens doivent apprendre a aimer et à imiter après avoir compris que son royaume n'est pas de ce monde. Or, nous les hommes de la science et du progrès, sommes encore plus réfractaires que les Juifs à l'idée d'un royaume qui n'est pas de ce monde. Non seulement nous cherchons le paradis sur terre, mais nous avons quelques bonnes raisons de penser que nous en avons déjà franchi le seuil. Dans les pays riches, de plus en plus nombreux, la peur de mourir de faim n'existe plus; quant à la maladie et a la souffrance, à défaut de pouvoir toujours en triompher, nous pouvons les atténuer. Nous prescririons des benzodiazépines au Christ avant de le clouer à la croix!

Trois siècles d'effort pour construire le paradis sur terre et, désormais, l'illusion d'en avoir franchi le seuil, auront gonflé les hommes d'un sentiment de puissance qui n'est pas dénué de tout fondement, bien qu'il soit sans précédent. C'est l'homme en effet, et non Dieu, qui a remplacé les esclaves humains par les esclaves mécaniques. Il nous est plus difficile qu'à nos ancêtres de nous identifier à un Dieu qui décide de la pluie et du beau temps, phénomènes que nous avons appris à prévoir et même à contrôler.

Ce sentiment de puissance renforce en nous la conviction que notre royaume est de ce monde et nous éloigne par là de Celui dont le Royaume n'est pas de ce monde.

Si la liturgie doit nous rapprocher du Christ, il conviendrait donc qu'elle constitue un monde à part ou rien ne devrait rappeler la puissance de l'homme.

Il faudrait s'inspirer de la philosophie qu'évoque John Cowper Powys dans Wolf Solent: le héros du roman vient d'être touché par le spectacle d'une vieille femme lisant à la lueur d'une chandelle: "Il se mit à penser que dans un temps prochain, lorsque les formidables inventions de la science auraient changé la face du monde, peut-être quelque philosophe errant semblable à lui apercevrait lui aussi par une fenêtre une tête humaine penchée sur un livre à la lueur d'une chandelle et serait touché par ce spectacle infiniment plus qu'il ne saurait dire. Et il se promit une fois de plus qu'il ne laisserait jamais la beauté de tels, spectacles être détrônée par quelque prodige scientifique que ce fût."

Faudrait-il donc interdire dans les églises l'éclairage artificiel, les microphones et les amplificateurs etc.? À plus forte raison, il faudrait interdire la diffusion des cérémonies, à commencer par la messe, et conclure que la médiatisation des voyages du pape Jean-Paul II est une chose impie.

Il ne faut pas lire dans ces propos une condamnation du progrès technique. C'est une chose - d'ailleurs impossible - de tourner complètement le dos aux innovations; c'en est une autre de les mettre à leur place.

Grandeur de l'âme

Si, comme le dit Pascal, l'homme est par la pensée plus grand que ce qui l'écrase, il est par l'âme plus grand que ce qui l'enivre. Cette grandeur consiste pour lui à s'identifier à un Dieu pur, pur de s'être dépouillé de sa puissance extérieure au profit de l'homme. "Toutes les inventions, pensa-t-il, proviennent du cerveau humain et l'homme peut s'en libérer, les regarder de haut, les traiter comme si elles n'existaient pas. Il peut glisser à travers elles comme un serpent, flotter au-dessus d'elles comme un nuage, creuser sa galerie sous elles comme une taupe." (J. C. Powys)

Si le progrès est un bien, c'est moins en raison de ce qu'il nous apporte qu'en raison de ce qu'il nous enlève. Nous savons ce qu'il nous apporte. Ce qu'il nous enlève, ce sont les illusions propres à l'humanité enfant: la croyance en un Dieu interventionniste, auteur de miracles extérieurs, faiseur de nuages et de pluies. La conquête par l'homme de cette sorte de puissance - la connaissance et la maîtrise des phénomènes physiques - nous aura appris que nos ancêtres n'élevaient pas Dieu et ne s'élevaient pas vers Lui quand ils projetaient leur impuissance en lui en la transformant en puissance.2

La présence des symboles de la puissance de l'homme dans ce contexte pourrait avoir un sens compatible avec les exigences d'un rapprochement par rapport au Christ. Il faudrait que ces symboles baignent dans une atmosphère constituée de pensées et de prières, rappelant aux hommes que leur puissance fait d'eux des êtres mûrs, responsables de leur vie et de leur habitat, tenus, par une exigence intérieure de cohérence, d'adorer un Dieu qui, en créant le monde, a renoncé à sa puissance d'une manière telle que les hommes puissent revenir vers lui librement, et non dans la terreur, fut-elle sacrée. Une fusée pourrait devenir dans ces conditions une chose sacrée. Des hommes vraiment murs y verraient la preuve que Dieu s'est dépouillé de sa puissance extérieure en leur faveur. Loin de tirer vanité de cette faveur, ils y verraient le signe d'une responsabilité aussi lourde sur leurs épaules que la croix le fut sur celles du Christ. Hier encore menaçante pour l'humanité enfant, qui avait peur des loups et de la forêt envahissante, la Vie est désormais un petit être fragile entre nos mains; des mains dont la puissance est de plus en plus ambiguë, incertaine, et dont la responsabilité est de plus en plus manifeste.

Au rythme de Dieu

À propos de sa célèbre formule, "Le médium est le message", McLuhan précise que si le médium est le message, c'est d'abord en raison du changement d'échelle et de rythme qu'il impose à l'ensemble de la société qu'il touche. Les nombreuses innovations survenues dans le monde des communications depuis deux mille ans ne peuvent donc qu'avoir accru la distance qui nous sépare du Christ. À l'époque où vivait le Christ, le rythme de la vie était lent, et les haltes nécessaires à l'expression des sentiments proprement humains étaient dans l'ordre des choses. Le Christ ne semblait jamais pressé d'arriver à destination. C'est seulement sur le chemin du Golgotha qu'il n'a pas le temps de s'arrêter pour parler aux uns et aux autres.

Une liturgie destinée à nous rapprocher de Lui, au lieu d'imiter le rythme de la société profane extérieure, devrait constituer une zone temporelle protégée. Si l'on faisait une étude de la durée moyenne des messes au Québec, en 1950 et aujourd'hui, on découvrirait sans doute que cette durée a été réduite de moitié peut-être. Le dimanche était une zone temporelle protégée. Il ne l'est plus. Les messes dites à la hâte peuvent avoir lieu le samedi. Mille autres indices nous rappelleraient que le temps mécanique, rétractile, économisable, a remplacé le temps sacré qui était aussi celui de la nature.

Communier ou consommer

La rencontre du Christ est une grâce et un mystère incompatibles avec l'efficacité de la méthode, aussi bien qu'avec la facilité de la consommation, ou l'égalité des droits, trois choses dont on sent la présence au coeur de l'acte liturgique par excellence: la messe. Quand les églises sont remplies, de fidèles et d'infidèles, on voit une foule, non préparée à cet événement sacré entre tous, se précipiter vers la sainte table, comme si le corps du Christ était offert à rabais et comme si la communion tirait son sens de la ruée massive vers l'hostie, plutôt que de l'effort individuel de recueillement devant cet acte qui commémore à la fois la mort du Dieu incarné et la naissance de l'homme intérieur.

À ce propos, parmi les rites dont il faut déplorer la disparition, il y a celui du jeûne eucharistique. Au moment précis où ce jeûne a disparu de la pratique courante, il aurait fallu le remplacer par un jeûne portant sur la télévision et toute autre occupation qui détourne l'attention.

Comment éviter de porter un jugement très critique sur la communion fréquente, phénomène dont le pape Pie X a été l'apôtre et qui s'est généralisé au moment où se formait la société de consommation? On peut penser que Jean Valjean, le héros du roman de Hugo Les Misérables, et le personnage le plus chrétien de la littérature française moderne, n'aurait-il communié qu'une seule fois dans toute sa vie, s'il l'avait fait dans les dispositions où il était quand il a été touché par les actes et les paroles du saint évêque de Digne, se serait plus rapproché du Christ que la quasi-totalité des adeptes contemporains de la communion fréquente.

La religion du Dieu incarné

Le Christ, avons-nous dit, est le Dieu incarné et sa religion est celle du Dieu incarné. La veille de sa mort, lors du dernier repas qu'il a pris avec ses disciples, les ancêtres de tous les chrétiens, il leur a dit en prenant le pain: "Ceci est mon corps" et en prenant le vin: "Ceci est mon sang; vous le boirez en mémoire de moi." De la part d'un innocent qui va bientôt mourir sans révolte de la façon la plus humiliante et la plus douloureuse, ces paroles, et le repas d'adieu où elles ont été dites, sont d'une indicible beauté. D'une beauté telle que celui qui l'a comprise devrait, au seul contact physique avec le pain et le vin sacrés, être transformé physiquement aussi bien que moralement, extérieurement aussi bien qu'intérieurement. C'est bien, semble-t-il, ce qui se passait chez les premiers chrétiens.

Le Dieu incarné, faut-il le rappeler, est aussi le Dieu réel, celui que ses amis et ses disciples ont vu de leurs yeux, touché de leurs mains. Or nous sommes dans l'ère du virtuel, où Disney Land se substitue à la Terre-Mère et où, par suite, de plus en plus de gens ne savent plus voir la différence entre les événements simulés et les événements authentiques.

Dans la vie des hommes d'aujourd'hui, entendons ceux des pays développés, presque tous les rapports avec le monde sont médiatisés par le nombre: les sons que nous entendons, les images que nous voyons, les dessins que nous exécutons, le pilotage des bateaux et des avions et d'une manière générale le contrôle des machines qui, grâce au nombre toujours, font le travail à notre place.

Or non seulement sommes-nous des animaux doués de raison, mais encore des plantes. Nos sens sont nos racines. Pour pénétrer en profondeur dans l'humus du réel, ces racines ont besoin de temps et de stabilité, deux choses qui manquent de plus en plus aux hommes d'aujourd'hui. Notre vie authentiquement et totalement sensible - les sons et les images numérisés en sont exclus - se limite à nos contacts brefs et changeants avec la nature, et avec nos semblables, dans un érotisme que nous appelons sexualité.

Encore une fois, l'Église se trouvera confrontée à ce qu'on pourrait appeler l'alternative du progrès: ou bien adapter sa pédagogie et sa liturgie au nouvel esprit du temps, dans l'espoir d'attirer ainsi vers elle, ou de maintenir dans ses rangs, les adeptes des nouvelles techniques, ou bien offrir, en restant fidèle à elle-même, un refuge contre un monde plus que jamais unidimensionnel et de plus en plus soumis à la loi du nombre, dans les deux sens qu'il convient de donner à ce terme aujourd'hui: la numérisation des données et le culte de la quantité.

La tentation de choisir la voie de l'adaptation sera forte. On pourra soutenir, en s'appuyant notamment sur McLuhan, que les nouveaux médias ramènent l'homme en deçà de l'écriture et de sa linéarité, dans un univers englobant qui rappelle le Moyen Âge.

L'un des premiers exploits accomplis dans le domaine de l'architecture virtuelle fut la reconstitution de l'église abbatiale de Cluny qui fut un des hauts lieux de la liturgie au Moyen Âge. H se trouvera sûrement des croyants, il s'en trouve déjà, qui avec les meilleures intentions du monde voudront pousser l'innovation jusqu'à créer dans cette cathédrale virtuelle une cérémonie elle-même virtuelle. Entendre du chant grégorien par fait dans une église projetée majestueusement sur un écran géant, ce spectacle pourrait être d'une grande beauté, par rapport à bien des cérémonies ayant pour cadre une église tout au plus fonctionnelle et offrant comme musique liturgique des mélodies sentimentales, destinées à procurer aux membres de la chorale des émotions d'alcôve.

Le réseau Internet pourrait aussi permettre aux fidèles privés de prêtre dans leur paroisse de choisir chaque dimanche l'officiant qui correspondrait le mieux à leurs attentes. Des images de la Terre Sainte pourraient surgir sur un écran tenant lieu de chaire au fur et à mesure que l'officiant progresserait dans la lecture de l'évangile. Les expériences les plus extravagantes ont sans doute déjà été faites.

Les cérémonies liturgiques traditionnelles ne sont-elles pas une préfiguration merveilleuse du multimédias actuel: l'architecture, la peinture, la sculpture, la céramique, l'orfèvrerie, l'ébénisterie, la musique, la haute couture, le théâtre, on y retrouvait tous ces moyens de séduire les fidèles pour tourner leur esprit vers la présence réelle du Christ. Le sens le plus incarné et pour cette raison peut-être le plus important, l'odorat est lui-même touché: par l'encens. Vu sous cet angle, le multimédias semble avoir une vocation liturgique.

Ce serait pourtant une grave erreur pour l'Eglise que d'emprunter cette voie. On ne jouit pleinement d'un paysage que lorsqu'on le contemple de tout son corps en même temps que de toute son âme, après l'avoir mérité par une longue marche. De même toutes les pensées, toutes les sensations qui précèdent une cérémonie liturgique font partie de cette cérémonie.

S'il rend possible une imitation étonnamment fidèle des cérémonies les plus incarnées, le multimédias n'en demeure pas moins le signe distinctif par excellence d'une civilisation où le rapport au monde par les sens achève de s'anémier et de se dégrader. Il est impossible que le recours à de telles techniques ait pour effet de rapprocher du Dieu incarné des hommes dont le principal handicap au point de départ est d'être eux-mêmes désincarnés, sinon déjà virtuels, numérisés.

Par contre la religion de ce Dieu incarné offre aux hommes d'aujourd'hui le seul remède qui puisse encore les retenir au bord du maelström virtuel: une liturgie et une philosophie qui invitent et incitent les hommes à se réconcilier avec le monde sensible et à permettre que l'union substantielle de l'âme et du corps se refasse en eux-mêmes.

Au lieu de courir le risque de se dénaturer pour tenter de rattraper une humanité qui dévale la pente du virtuel, l'Église ferait mieux, en renouant intelligemment avec ses plus grandes traditions, d'offrir aux hommes d'aujourd'hui des refuges destinés aussi bien à rétablir leur équilibre proprement humain qu'à les rapprocher du Christ.

Pour atteindre un tel but, il faudrait faire le contraire, presque en tous points, de ce qu'on a fait à la suite des réformes consécutives au concile Vatican II. Il faudrait notamment rendre difficile tout ce qu'on a rendu facile pour retenir des fidèles qui étaient déjà emportés par un vent contraire, en faisant porter la difficulté non sur une ascèse accentuant la désincarnation générale, mais au contraire sur une ascèse destinée à rétablir un rapport sensible avec le monde.

Le dimanche serait par exemple exclusivement réservé à des activités impliquant un rapport sensible avec le monde, tels que l'horticulture, le travail manuel de la terre, la cueillette de champignons et de fruits sauvages, la sculpture, la peinture. Ce jour-là, les rites et les plaisirs de la table seraient rétablis dans toute leur plénitude et leur signification. Tout contact avec les médias numérisés serait interdit. On pourrait s'adonner à la calligraphie, mais non à l'écriture mécanique.

La messe serait un moment de beauté et de plénitude qu'il faudrait mériter par une ascèse appropriée, faite de périodes de silence et de méditation, de lectures dirigées. Il serait aussi difficile de mériter d'assister à sa première messe que d'être admis dans une équipe sportive d'élite. Le jeûne eucharistique consisterait à se priver de toute distraction médiatique pendant la semaine précédant la communion, laquelle redeviendrait un événement aussi rare que les Pâques de l'ancienne chrétienté. La première communion, privilège rarement accordé avant la majorité, serait précédée de probation de quarante jours où seraient respectées les règles propres au dimanche.

Je m'arrête ici, sentant bien que la plupart de mes lecteurs estimeront que je suis déjà allé beaucoup trop loin dans la direction opposée à celle qu'ont choisie librement la majorité des pasteurs et des fidèles. Je n'en demeure pas moins persuadé que le bien de l'humanité se trouve dans la direction que j'indique.

L'approche holistique en médecine, la vogue de la promenade, du cyclisme, du ski de fond, celle du jardinage, de l'ornithologie, de la gastronomie sont autant de signes du besoin que les gens éprouvent de rétablir un rapport sensible avec le monde. L'intérêt pour la sexualité, même s'il est trop souvent tributaire des médias sensationnalisme, témoigne de l'inquiétude qu'éprouvent les gens à la pensée que cet ultime refuge de la sensibilité est menacé.

On peut affirmer sans trop de risques de se tromper que ce que les gens cherchent d'abord dans les sectes et, à l'intérieur de l'Église dans les groupes charismatiques, c'est une communion avec le réel par les sens. Cette communion est souvent épidermique, parfois complètement fausse, voire hystérique. Elle n'en témoigne pas moins par sa seule existence que l'homme se sent confusément orphelin de lui-même, de la vie et du sens, au fur et à mesure que l'enracinement dans le monde par ses sens lui devient impossible.

Mais dans l'Église, et dans la grande tradition occidentale dans laquelle elle s'est elle-même insérée pour l'orienter ensuite, se trouve toute la sagesse requise pour permettre aux individus et aux collectivités de relever le défi du réenracinement, en évitant les écueils du sensationnalisme et du mimétisme.

Le sensationnalisme est un ersatz de la sensibilité authentique, que le système technicien secrète lui-même pour permettre aux gens d'échapper à la conscience trop vive de ce qu'ils sont en train de perdre: leur corps en même temps que leur âme. C'est ce qui explique pourquoi, à une période cruciale de leur vie, celle où leurs sens achèvent de se déployer, les jeunes ont un besoin impérieux d'avoir le tympan et par suite l'âme et le corps martelés par des bruits musicaux excessifs, qui auraient vraisemblablement été un supplice cruel dans les époques antérieures.

L'éthique et l'esthétique

Ces considérations nous renvoient à la vaste question des rapports entre l'éthique et l'esthétique. Nous assistons, depuis quelques siècles déjà, à une atrophie de l'esthétique combinée avec une hypertrophie de l'éthique. Ce mouvement, qui a commencé lentement, et qui a été plus marqué en Amérique qu'en Europe, s'accélère depuis quelques décennies. Il conduit à la même schizophrénie, au même glissement vers le virtuel que le dualisme cartésien. Au même volontarisme également. Car la. prédominance de l'éthique par rapport à l'esthétique suppose que l'on peut atteindre la perfection par la seule volonté.

Or la grande tradition chrétienne nous rappelle au contraire que le pouvoir de la volonté est limité et humble, puisqu'il consiste à maintenir dans notre vie et notre milieu de vie les conditions d'une contemplation grâce à laquelle nous pouvons accéder à une nourriture spirituelle de qualité supérieure. Si elle peut devenir purement intérieure, cette contemplation commence toujours par un rapport sensible avec le monde.

Or le rapport sensible par excellence c'est le rapport esthétique. Ce mot vient du grec aisthèsis qui veut dire sentiment. C'est dans l'esthétique et seulement dans l'esthétique que nous pouvons trouver l'énergie requise pour accomplir avec grâce les impératifs de l'éthique. Privés de l'esthétique qui devrait en principe toujours leur correspondre, les impératifs de l'éthique transforment les êtres humains en marionnettes volontaires qui s'abaissent au lieu de s'élever en pratiquant ce qu'ils appellent la vertu.

Les Européens venus en Amérique ne pouvaient pas apporter avec eux les cathédrales et les monastères correspondant à l'éthique qui, dans le cas des fondateurs américains, fut la principale raison de l'émigration. Les beautés de la nature et de la première architecture n'ont pas compensé les monuments abandonnés en Europe. À une éthique continuant d'occuper une place trop importante par rapport à l'esthétique, se sont ajoutées des techniques de conditionnement fondées sur l'étude objective du comportement. Cette hypertrophie de l'acte éthique et technique, qui est une grave maladie de l'âme, l'Amérique l'exporte maintenant non seulement en Europe mais aussi dans les autres parties du monde où l'on était parvenu à établir et à maintenir une nécessaire osmose entre l'esthétique et l'éthique.

Plaidoyer pro domo

Au moment de signer ce témoignage, j'en vois toutes les faiblesses et j'avoue que j'aurais bien de la peine à répondre aux questions que je poserais moi-même à l'auteur s'il était un autre que moi. Voici ce que je dirais si j'avais à défendre mes propos devant un jury qui ne m'accorderait que quelques minutes pour m'acquitter de cette tâche.

Le Christ est le Centre du monde, Il est le Centre du temps et le Centre de l'espace. Les événements ne tirent pas leur sens de la place qu'ils occupent dans l'histoire mais de la façon dont ils se détachent du cours des choses pour se rattacher au Dieu qui s'est fait homme et à l'homme qui s'est fait chose.

Les mentalités évoluent, de nouvelles techniques apparaissent, les changements de tous genres s'accumulent de telle sorte que la circonférence s'éloigne constamment du centre. L'univers moral est en expansion. Mais par des choix bien inspirés, chaque individu, chaque communauté, peut, sans échapper complètement à l'expansion générale, s'en détacher suffisamment pour se rapprocher du centre. Le sens de la liturgie est de faciliter ce rapprochement. Elle est une force centripète.

Il est des rites, comme l'usage de l'encens dans les cérémonies, il est des musiques, tel le grégorien, qui, quelle que soit l'époque de leur apparition, ont un pouvoir d'attraction vers le centre particulièrement fort. Il faut les conserver. Il faut au contraire sacrifier sans ménagement les rites et les musiques centrifuges. On les reconnaît généralement à la place démesurée qu'y occupe le moi, un moi non décanté.

La force d'attraction vers le Centre n'est ni du côté d'une tradition figée, ni du côté d'une innovation débridée. Elle est dans tout ce qui tend à réunir le corps et l'âme. Au Dieu fait homme, avons-nous dit, correspond l'âme faite corps. Au Dieu un correspond la personne humaine constituée d'une âme et d'un corps substantiellement unis. Tout ce qui tend à briser cette unité éloigne l'homme du Centre.

Pendant les deux premiers millénaires de la chrétienté, l'unité de l'être humain semble avoir été surtout menacée par l'hypertrophie des sens. D'où, dans la liturgie et les pratiques religieuses, l'accent mis, avec plus ou moins de force selon les époques, sur une ascèse tendant à réduire l'empire des sens et donc du corps au profit de celui de l'âme. Cette ascèse a donné lieu à des excès, dont le vingtième siècle, nietzschéen et freudien, a pris conscience avec passion.

Si bien que la situation actuelle est confuse. D'une part l'avènement du virtuel et divers autres phénomènes indiquent que l'abîme séparant l'âme et le corps continue de s'élargir. D'autre part, la critique freudienne et nietzschéenne a provoqué un retour vers l'élémentaire et l'instinctif. Ce retour est toutefois une chose bien ambiguë. Le corps idéalisé n'est-il pas encore plus éloigné de l'âme que le corps qui résiste et auquel on s'oppose? Le "tu dois te maîtriser" de la morale classique ne traduit-il pas une plus grande unité que le "il faut se défouler" de la nouvelle morale? La sensibilité n'est-elle pas dénaturée par le seul fait qu'elle est gouvernée par une volonté de sentir? Des expressions courantes telles que "il faut être spontané, il faut être bien dans sa peau, il faut savoir se faire plaisir" indiquent bien par les contradictions naïves qu'elles enferment, le malaise d'un corps et d'une âme trop éloignés l'un de l'autre pour pouvoir retrouver facilement la voie de l'unité.

Il n'empêche que pour refaire son unité l'homme contemporain a besoin d'une ascèse différente de celle que s'imposèrent saint François ou saint Ignace. Ils devaient éviter d'être détournés de l'essentiel par une sensibilité trop vive. Nous devons réapprendre à nourrir nos sens adéquatement tout en évitant les pièges liés à l'idéalisation du corps: C'est une ascèse esthétique qui nous convient, non une ascèse éthique, une ascèse hédoniste plutôt qu'une ascèse doloriste. D'où notre suggestion d'un Jour du Seigneur où seraient encouragées toutes les activités impliquant un rapport sensible avec le monde.

La grande liturgie catholique est pour l'humanité une ressource précieuse dans ce contexte. Pendant les époques où la tentation d'une mortification excessive était constante, l'Église, dans ses pratiques comme dans sa doctrine, a su maintenir le cap sur l'unité du composé humain en même temps que sur le mystère de l'Incarnation.

La même Église devrait pouvoir aujourd'hui guider les hommes sur le sentier de leur unité, en même temps que vers le Christ. Sa propre tradition renferme les meilleurs remèdes qui soient contre les excès du spontanéisme actuel. De même que l'Église du Moyen Âge a su tempérer l'idéal de mortification en maintenant les couleurs, les odeurs et les sons de la vie dans sa liturgie; de même l'Église actuelle devrait pouvoir tempérer par la rigueur de l'esprit les élans d'une sensibilité idéalisée. De même qu'elle a su empêcher la mortification de dégénérer en morbidité, de même elle devrait pouvoir empêcher la revitalisation de dégénérer en agitation.


Notes

1. Sur le malheur et la souffrance, Simone Weil a écrit des choses merveilleuses dont celle-ci: "L'extrême grandeur du christianisme vient de ce qu'il ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance." Et sur la contradiction: "Les contradictions auxquelles l'esprit se heurte, seules réalités, critérium du réel. Pas de contradiction dans l'imaginaire. La contradiction est l'épreuve de la nécessité."

Cet usage de la souffrance et de la contradiction est l'une des premières conditions de la rencontre du Christ, et sans doute dans une moindre mesure, d'un sage comme Marc-Aurèle. La souffrance nous rapproche de l'essentiel par son effet purificateur, mais aussi par le fait qu'elle nous rapproche plus immédiatement de l'autre qu'une simple expérience cosmique, par exemple.

En regardant la lune par un soir inspiré, nous pouvons être émus à la pensée que Socrate a vu le même astre la veille de sa mort et cette pensée nous rapproche de lui; mais nous nous sentons infiniment plus près de lui quand, en lisant les dernières pages de l'Apologie, nous partageons la peine de ses amis inconsolables à l'idée de son départ prochain. Au jardin de Gethsémani, la veille de sa mort sur la croix, de son humiliation et de son épuisement sur le sentier du Golgotha, le Christ a été abandonné par ses amis: ils dormaient, inconscients, pendant que la vision de ce qui l'attendait lui donnait des sueurs de sang. Toute souffrance qui ressemble à la sienne, ne serait-ce que de très loin, nous rapproche de lui, du moins si en nous et autour de nous sont réunies les conditions pour que notre souffrance nous élève plutôt que de nous dégrader.

Cela dit, c'est quand il place la joie au-dessus de la souffrance que Nietzsche se révèle le plus chrétien:

"Toute joie veut la profonde, profonde Étemité."

Élargissons cette parenthèse pour bien mettre en relief le fait que la mise en garde contre la tristesse, - qu'au Moyen Âge et jusqu'à Spinoza on appelait acedia, et que Powys appelle "la malveillance à l'égard de soi-même" - est l'un des messages les plus constants et les plus convaincants de la tradition chrétienne.

2. Il ne faut pas voir dans ces propos une condamnation de la piété des peuples enfants. L'homme primitif, constamment soumis à la violence des éléments et encore immergé dans la nature, pouvait, sans se mettre en contradiction avec lui-même, s'incliner devant l'omniprésence et la toute puissance de Dieu dans cette nature. Le même rapport enfantin avec Dieu n'a pas la même authenticité, la même innocence, chez ceux qui bénéficient de la science et de la technique de l'homme adulte.

3. Échappant à la tentation dualiste d'origine platonicienne et augustinienne, la doctrine chrétienne s'est fixée au Moyen Âge autour de l'idée aristotélicienne de l'union substantielle de l'âme et du corps, union qui est la transposition à l'intérieur de l'homme de l'incarnation de Dieu. Cette conception des rapports de l'âme et du corps impliquait la réhabilitation des sens en tant qu'intermédiaires, médiateurs entre le monde et nous.

Le dualisme n'a pas tardé à refaire surface. "Nos sens nous trompent", devait déclarer Descartes, établissant ainsi les bases de la modernité. Heureusement notre raison est séparée d'eux. La preuve que nos sens nous trompent, c'est qu'ils nous incitent à penser que le soleil tourne autour de la terre alors que c'est le contraire qui est vrai. Cette vérité n'est accessible qu'à celui qui doute du témoignage de ses sens et n'hésite pas à lui substituer la conclusion à laquelle conduit le raisonnement méthodique, appuyé sur une observation des phénomènes, non plus naïve, mais éclairée par la raison. "La démonstration est l'oeil de l'âme", devait dire Spinoza.

C'est à ce triomphe du dualisme et de la pensée méthodique que nous devons notre domination du monde. L'actuelle révolution dans les techniques de communication, caractérisée par la numérisation des messages de tous genres, est une étape importante dans l'histoire de cette domination.

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