Le changement durable

Andrée Mathieu
«Life learned itself into existence» . 1 Cette expression de James Gleick, l'auteur de La Théorie du chaos, n'est pas facile à traduire. Elle décrit le processus même de la Vie. Comme la célèbre équation d'Einstein E = mc2 nous enseigne que la matière et l'énergie sont les deux visages d'une même réalité, la phrase de Gleick nous dit qu'apprendre et vivre sont les deux visages d'un même processus.
Au cours de ses 3,8 milliards d'années d'existence sur notre planète, la Vie s'est maintenue en apprenant et en se transformant constamment. Qui donc mieux que cette vénérable maîtresse peut nous enseigner les principes du changement durable?

La biologie contemporaine et la vision systémique du monde vivant ont inspiré trois chercheurs qui s'illustrent dans le domaine du changement durable dans les organisations.
Peter Senge, ingénieur diplômé de Stanford, est titulaire d'une maîtrise en modélisation des systèmes sociaux et d'un doctorat en management du MIT, où il est maintenant conférencier senior («Senior Lecturer»). Il est le fer de lance de la «learning organization». Son collègue Fred Kofman a fondé Leading Learning Communities, une organisation à caractère éducatif qui intègre les dernières recherches dans les domaines de la science économique, de la stratégie, de la philosophie, des sciences cognitives, de la pensée systémique et de l'apprentissage organisationnel. Le docteur Kofman a reçu la distinction de «professeur de l'année» à l'université de Berkeley et au mit. Enfin, Margaret Wheatley est une conférencière recherchée. Diplômée de Harvard, où elle a obtenu un doctorat sur le comportement humain dans les organisations, elle a fondé l'Institut Berkana, un organisme à but non lucratif consacré à la science, à l'éducation et à la recherche. Son livre Leadership and the New Science s'est mérité le titre de «meilleur livre sur le management» en 1992. Elle a également fondé un réseau de «cercles de conversation», From the Four Directions, qui s'étend à travers le monde. Les réflexions qui suivent m'ont été inspirées par leurs travaux.

Faisons d'abord un état de la situation. Fred Kofman et Peter Senge attribuent les problèmes récurrents de nos organisations à trois caractères fondamentaux du paradigme dominant: la fragmentation, la compétition et la réaction. 2

La fragmentation
Nous avons appris à affronter la complexité des systèmes en les décomposant en parties et en étudiant ces parties isolément. Dans les organisations, cet esprit d'analyse a conduit au cloisonnement des départements en de nombreux fiefs, qui luttent les uns contre les autres plutôt que d'unir leurs efforts vers un objectif commun. Ainsi, dès qu'un problème se présente, le réflexe est de chercher les coupables et de les pointer du doigt. Se défendre contre ses collègues est devenu le sport national dans nos organisations… Dans le domaine des affaires publiques, la fragmentation a rendu la société ingouvernable avec la multiplication des groupes d'intérêts spécialisés. Mais une simple réingénierie des structures, visant à abolir les «cloisons», n'aura que peu d'effet durable si les modes de pensée fragmentée qui ont présidé à la formation de ces cloisons ne sont pas d'abord modifiés.

La compétition
L'accent qui est mis sur la compétition est le pire ennemi de l'apprentissage. Pour apprendre, nous devons reconnaître qu'il y a quelque chose que nous ne connaissons pas, ou pratiquer des activités que nous ne maîtrisons pas et permettre aux autres de nous aider. Mais dans la plupart des organisations, faire un aveu d'ignorance est un signe de faiblesse; notre valeur dépend de ce que nous savons et non pas de ce que nous apprenons.

Quand Hewlett-Packard s'est donné comme objectif d'avoir le meilleur laboratoire de recherche industrielle au monde, le directeur du laboratoire a avoué devant ses employés qu'il ne savait pas exactement ce que cela voulait dire. Son attitude a créé une ouverture permettant à de nombreux travailleurs et à de multiples opinions de se faire entendre. Les questions sont plus efficaces que les réponses pour galvaniser les conversations, l'engagement et l'action.

Adam Kahane est un expert reconnu de la conception de scénarios. En 1991, son employeur, la Royal Dutch/Shell, l'envoya en Afrique du Sud afin d'animer un certain nombre d'ateliers. L'équipe de scénarios de Mont Fleur, près de Cape Town, comprenait vingt-deux Sud-Africains de toutes origines: des militants communautaires, des hommes politiques conservateurs, des officiels de l'ANC («African National Congress»), des syndicalistes, des économistes orthodoxes et des dirigeants d'entreprise. (Leur) objectif était d'élaborer un certain nombre de scénarios de ce qui pourrait se passer en Afrique du Sud, dans le but de provoquer les débats et faciliter les progrès
3. Kahane raconte qu'il a été efficace parce qu'il a abandonné son attitude d'expert arrogant pour une attitude d'étonnement et de respect. L'un des participants lui a avoué par la suite: «Nous ne pouvions pas croire que quelqu'un pouvait être aussi ignorant que vous. Nous étions certains que vous étiez en train de nous manipuler. Puis, quand nous nous sommes rendus compte que vous n'y connaissiez vraiment rien, que vous étiez vraiment là pour nous aider, nous avons décidé de vous faire confiance.» 4

Un autre effet néfaste du culte de la compétition est qu'il alimente notre fixation sur les objectifs mesurables à court terme. Ainsi, lorsqu'un problème se présente, on est poussé à agir plutôt qu'à prendre le temps de réfléchir, ce qui serait avouer qu'on n'a pas de solution immédiate. On adopte alors des mesures, comme la réduction des coûts ou la «rationalisation» des effectifs, tout en se doutant bien qu'elles ne s'attaqueront pas au fond du problème. Cette mentalité de «solution miracle» nuit à la compréhension du système dans son ensemble.

La réaction
Pendant la plus grande partie de son histoire, l'être humain a dû affronter des menaces soudaines, comme les animaux sauvages, les inondations, les tremblements de terre et les attaques de tribus ennemies. Son système nerveux a évolué en fonction de ces conditions. C'est pourquoi nous sommes mieux «équipés» pour réagir à des agressions soudaines qu'à des menaces qui se développent lentement, comme la détérioration de notre environnement par exemple. Peter Senge illustre ce phénomène par la métaphore de la «grenouille ébouillantée». Si on plonge une grenouille dans l'eau bouillante, elle tentera de bondir hors du chaudron et pourra avoir la vie sauve. Par contre, si on la plonge dans un chaudron dont l'eau est à la température de la pièce et qu'on la réchauffe graduellement, la grenouille sera ébouillantée à mort...

Cette tendance à réagir spontanément dès qu'un problème devient apparent (comme le débordement dans les salles d'urgence, par exemple), nous amène à préférer la démarche de résolution de problèmes à une approche plus créatrice exigeant des échanges et une réflexion. Celui qui résout des problèmes tente de se débarrasser d'une mauvaise situation. Le créateur, lui, tente d'inventer quelque chose de nouveau. Dans le premier cas, la motivation au changement vient de l'extérieur, tandis que dans une approche créatrice, elle vient de l'intérieur.

Un management motivé par la peur ou par une situation de crise peut produire des épisodes de changement, mais génère bien peu d'apprentissage. En outre, les crises peuvent devenir des «prophéties auto-accomplies» . En effet, parce qu'ils obtiennent des résultats à court terme, les patrons se montrent satisfaits de leurs stratégies de gestion de crise. Les employés se sentent alors encouragés à attendre la prochaine crise pour réagir. De leur côté, les directeurs, regrettant l'apparente apathie de leur personnel, sont souvent tentés de provoquer une nouvelle crise…

Les principaux obstacles à l'apprentissage sont aussi les principaux obstacles au changement durable dans les organisations: modes de pensée linéaires et réductionnistes, valorisation de la compétition, tendance à la réaction plutôt qu'à la réflexion commune, etc. Mais si on comprend comment la Vie s'organise, comment elle produit cette infinie diversité responsable de sa flexibilité et de sa résilience, il sera alors possible de créer des organisations performantes, basées sur la créativité, l'apprentissage, le changement constant et la diversité. Il y a trente ans de cela, Gregory Bateson disait qu'à la source de la plupart de nos problèmes il y a «l'écart entre le mode de pensée de l'homme et le mode de fonctionnement de la nature»
5.

Dans un précédent numéro de L'Agora
6, j'ai parlé de ce qu'on appelle parfois la «théorie de Santiago», une théorie de la cognition développée par les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela. Selon les deux auteurs, la cognition est le processus de création de la Vie. Pour eux, «l'acte cognitif n'est pas le simple miroir d'une réalité objective externe, mais plutôt un processus actif, enraciné dans notre structure biologique, par lequel nous créons véritablement notre monde d'expérience» 7. En d'autres termes, lorsqu'un système vivant interagit avec son environnement, ce ne sont pas les perturbations de l'environnement qui déterminent ce qui survient dans l'être vivant, comme une force extérieure qui s'exercerait sur lui (causalité linéaire), c'est plutôt de l'intérieur que le système transforme sa propre structure en réaction à l'agent perturbateur (adaptation). Dans les systèmes vivants, les changements se produisent à l'intérieur du réseau d'interrelations qui caractérisent tous les systèmes complexes. Or, le domaine cognitif (ensemble des interactions possibles déterminées par la structure du système) croît avec la complexité du système vivant. Il va sans dire que les organisations humaines (systèmes vivants très complexes) ont un domaine cognitif presque illimité.

Fortement influencée par la «théorie de Santiago» , Margaret Wheatley rappelle que la Vie tire sa capacité de changement de sa liberté de se créer, de s'«auto-organiser» . Quand un système vivant est perturbé par une modification de son environnement, le système choisit de quelle façon il se laissera déranger par cette nouvelle information. Si la perturbation est très importante et que le système ne peut pas la traiter dans son état actuel, alors il va changer. Il va abandonner son ancienne façon d'être et se réorganiser en intégrant la nouvelle information autour de nouvelles interprétations et de nouvelles significations. Le système va devenir différent parce qu'il comprend le monde différemment. La liberté, qui a toujours été considérée comme une notion philosophique, politique ou spirituelle, apparaît aujourd'hui, en biologie, comme une condition inaliénable de la Vie.

Si nous pouvions comprendre que cette liberté de se créer, de s'auto-organiser, est aussi essentielle dans nos organisations, nous pourrions travailler avec cette grande force plutôt que de composer avec les conséquences de l'avoir ignorée. On ne peut se soumettre à la volonté de quelqu'un d'autre qu'en abdiquant notre liberté, autrement dit en «faisant le mort». Le sacrifice de la vitalité et de la créativité de l'organisation est le lourd tribut à payer pour les rigidités du système: règles strictes, structures et descriptions de tâches rigides, forte hiérarchisation, etc. Margaret Wheatley écrit que si nous voulons transformer nos organisations: «Nous devons cesser de décrire les tâches et plutôt faciliter les processus. Nous devons devenir maîtres dans l'art de créer des relations, de favoriser la croissance et l'évolution des systèmes. Nous devons développer notre capacité d'écouter, de communiquer (d'apprendre) et de travailler en équipe.» 8

En prenant la Vie comme modèle, Madame Wheatley a tiré quatre grands principes pour les stratégies de changement dans les organisations.

1. La participation des êtres vivants au processus de la Vie n'est pas un choix.
Dans une machine, où il n'y a ni intelligence ni énergie créatrice, les instructions sont conçues et inscrites ou programmées de l'extérieur. Dans un système vivant, elles sont créées de l'intérieur par sa recherche de la meilleure façon de s'adapter à la situation présente.

Dans les organisations, on crée une importante résistance au changement à chaque fois que l'on tente d'implanter des changements, plutôt que d'entraîner tous les membres de l'organisation dans la création de ces changements. Quand les gens sont mis à contribution, ils inventent un futur qui les inclut. Ils s'identifient à ce qu'ils créent et ont naturellement tendance à le supporter. C'est pourquoi des changements profonds peuvent devenir soudainement très rapides dans les organisations où on a pris le temps d'intéresser tout le monde à la création de ces changements.

Mais les processus participatifs sont plus longs à démarrer et ils font ressortir toute la complexité des interactions humaines. Alors on a tendance à généraliser à l'ensemble de l'organisation des solutions qui se sont montrées efficaces ailleurs (solution unique), ou dans certains petits groupes à l'intérieur de l'organisation. Le changement durable ne peut être obtenu de manière précipitée. Il est le fruit de l'apprentissage. Il prend du temps. Il a besoin de mûrir et de se développer à l'image de tous les systèmes vivants.

2. La Vie s'adapte toujours, elle n'obéit jamais.
Ce n'est pas le volume ou même la fréquence d'un message qui attire l'attention des gens. C'est la signification qu'il a pour eux. Alors nous pouvons dire ou écrire n'importe quoi, notre message n'est jamais qu'une invitation faite aux autres à entrer en conversation avec nous, à penser avec nous. Devant une résistance au changement, on blâme souvent le manque de communication, mais elle est plutôt le résultat d'une absence de «compréhension partagée». Or, la seule façon de partager la même compréhension d'un message ou d'une situation est d'échanger nos réactions face à ce message ou cette situation. Les organisations, comme tout autre groupe humain, fonctionnent par le biais de la conversation
9.

Une organisation peut apprendre beaucoup de la diversité des réactions à l'égard d'une situation qui appelle des changements, car chaque réaction reflète une perception différente de ce qui est important. Si l'organisation exploite cette diversité, elle pourra développer une compréhension plus riche et plus complète de la situation. Mais, pour tirer parti de la diversité des perceptions de tous les membres de l'organisation, on doit faire le deuil de ce qui a déjà été et faire confiance à la capacité d'apprendre de l'organisation.

3. Pour améliorer la santé d'un système vivant, multiplier les interrelations qu'il contient.
Une organisation malade doit multiplier les conversations à l'interne, en prenant soin d'y inclure ceux de ses membres qu'elle a peu ou pas écoutés. Car, comme on l'a vu, un système peut se transformer de lui-même en se réorganisant autour d'une nouvelle information plus riche et plus complète. Mais pour cela, il faut accueillir toutes les opinions comme étant légitimes, et renoncer à la tentation de l'homogénéité. Cette ouverture à l'autre est caractéristique d'une «organisation intelligente» . Selon Kofman et Senge, elle puise ses racines dans une culture basée sur l'amour, l'émerveillement, l'humilité et la compassion.

Dans le but d'améliorer la santé de leur organisation, les leaders ont principalement pour rôle d'accroître le nombre, la diversité et la solidité des connexions à l'intérieur du système. Mais la notion traditionnelle du leadership relève plutôt du mythe du héros. Malheureusement, pendant qu'ils attendent leur sauveur, les membres de l'organisation sacrifient la confiance et le pouvoir dont ils ont besoin pour apprendre et créer ensemble les changements nécessaires. Cette idéalisation des leaders entraîne une spirale de changements spectaculaires imposés d'en haut, aboutissant à de nouvelles crises et suscitant la recherche de nouveaux héros. Dans une «learning organization» le mythe du héros fait place à l'émergence d'un leadership collectif.

Nous nous identifions à notre façon de voir le monde. Alors apprendre est dangereux, car cela peut exiger une remise en cause de notre identité. En général, «les individus ne résistent pas au changement, ils résistent à l'idée d'être changés»
10. Seul le support d'une communauté d'apprentissage peut diminuer l'anxiété causée par l'inconnu, le non familier.

Dans nos organisations traditionnelles, les gens performent. Ils n'ont que très rarement l'occasion de pratiquer, à plus forte raison en groupe. Imaginez une équipe sportive qui fonctionnerait de la sorte!... Les communautés d'apprentissage créent un espace virtuel où il est possible de réfléchir, de parler ouvertement des problèmes et de faire des expériences sans encourir de sanctions. Elles offrent latitude, liberté et sécurité. Dans ces communautés, les membres sont des humains à part entière et pas seulement des mains, des dos ou des cerveaux. C'est en alimentant ce cycle continu de réflexion, d'expérimentation et de passage à l'action qu'on peut créer et maintenir les changements importants.

4. L'acte cognitif n'est pas le simple reflet d'une réalité objective. L'acte cognitif crée sa propre interprétation de la réalité.
Cette distinction est extrêmement importante, car elle rend parfaitement stériles les discussions visant à déterminer qui a tort ou qui a raison. Francisco Varela disait que ce n'est pas son habileté à résoudre des problèmes qui rend une organisation intelligente. C'est l'habileté de ses membres à créer un «univers de significations partagées» , un acte cognitif qui implique d'écouter ses collègues et d'accueillir l'unique perspective de chacun.

Un système de valeurs partagées se traduit généralement par un ensemble de principes qui définissent ce qui est important pour les membres en tant qu'organisation. C'est un consensus sur le type d'information que les membres de l'organisation choisiront de remarquer, sur l'information par laquelle ils se laisseront déranger qu'ils laisseront les déranger. Ces principes, une fois qu'ils sont acceptés collectivement, deviennent très importants, car ils servent de «cadre de référence» pour toutes les décisions et pour les comportements des membres de l'organisation. Ils doivent être clairs et généraux. Ils ne doivent jamais être normatifs, c'est-à-dire décrire les détails de leur mise en application. Ils ne doivent pas restreindre la créativité, mais simplement servir de guides et assurer la cohérence des actions. La clarté des principes est une invitation à être créatif. L'histoire de l'organisation suédoise The Natural Step11 illustre ce qu'on entend par «compréhension partagée» . Elle présente également la démarche d'un véritable agent de changement durable, le docteur Karl-Henrik Robèrt.

Margaret Wheatley utilise un autre exemple pour illustrer comment un système de principes d'une simplicité désarmante peut créer de l'ordre dans une organisation pourtant complexe. Dans une école secondaire de 800 étudiants, des adolescents de douze à quatorze ans, tout le monde – étudiants, professeurs, directeurs, personnel de soutien, etc. – a convenu d'adopter et de se conformer aux trois principes suivants:

1. Prenez soin de vous.
2. Prenez soin des autres.
3. Prenez soin de ce lieu.

Un jour, un incendie s'est déclaré dans une remise à l'intérieur de l'école, forçant tout le monde à sortir sous une pluie diluvienne et à attendre que les pompiers aient réglé le problème. Le directeur de l'école a pu mesurer l'efficacité d'un univers de significations partagées lorsqu'en rentrant dans l'école, quelques minutes après tout le monde, il a été accueilli par plus de 800 paires de souliers et d'espadrilles soigneusement alignées dans les corridors. Personne ne l'avait exigé, mais tous partageaient la même compréhension de ce que veut dire «prendre soin de ce lieu» ...

Selon Peter Senge: «Le principal défi de notre temps est de traiter des problèmes cruciaux pour lesquels l'autorité hiérarchique est impuissante. (...) Aucun de ces problèmes ne pourra être «réglé» par une poignée de grands leaders. Ils se sont posés, ou ont été exacerbés, en tant que sous-produits du processus d'industrialisation. Et les principaux acteurs du processus d'industrialisation, c'est nous, nos décisions collectives, relayées par les grandes institutions de l'ère industrielle, notamment les entreprises, le système scolaire et les organes gouvernementaux.»
12

Un changement durable implique un changement profond des modes de pensée. Il ne sert à rien de changer les stratégies, les structures et les systèmes si la pensée qui est à la base de ces stratégies, de ces structures et de ces systèmes ne change pas
13. Nous n'avons pas tendance à voir le monde de nos organisations comme faisant partie du monde vivant. «Ce qui nous amène à être insensibles aux caractéristiques essentielles du monde vivant qui sont discriminantes pour la réussite ou l'échec du changement durable.» 14 «Pour comprendre pourquoi le maintien de changements importants nous échappe, nous devons raisonner moins comme des dirigeants que comme des biologistes.» 15 Dans les systèmes vivants, il y a une continuelle interaction entre les processus de croissance et les processus régulateurs de l'homéostasie, qui maintiennent les conditions essentielles à la vie. C'est ce que Senge appelle la «danse du changement»

Les défis du changement profond sont souvent les signaux des impératifs cachés au fond des systèmes. Ils proviennent des «forces homéostatiques» qui maintiennent ensemble les éléments constituant le noyau de la culture traditionnelle et du fonctionnement des structures de l'ère industrielle
16. Alors, pour produire un changement profond durable, il faut comprendre la nature des processus amplificateurs de croissance (les forces qui soutiennent nos efforts) et savoir comment les catalyser. Mais il faut également comprendre les forces et les défis qui freinent les progrès. Ces processus régulateurs ne sont en soi ni bons, ni mauvais. La valeur attachée à un processus régulateur donné dépend de la valeur accordée à ce qu'il préserve. «L'histoire est un processus de transformation par la conservation» disait le biologiste chilien Humberto Maturana.17

Le temps est indissociable des processus par lesquels la nature produit des changements. La nature crée des processus amplificateurs de croissance, c'est-à-dire des processus de croissance qui s'auto alimentent et s'accélèrent naturellement (de façon exponentielle). Dans le graphique suivant
18, on voit deux courbes de changement, l'une qui progresse de façon linéaire et l'autre qui croît de façon exponentielle.

Figure


Les deux courbes démarrent en même temps. Pendant les quatre premiers trimestres, la croissance de la courbe exponentielle est insignifiante par rapport à la croissance linéaire. Mais deux trimestres plus tard, la croissance exponentielle a rattrapé la progression linéaire, et au huitième trimestre, elle est remarquablement plus importante! Le changement durable démarre lentement, car l'apprentissage prend du temps. Mais ce processus auto-amplificateur accélère ensuite le changement, parce que les membres de l'organisation supportent ce qu'ils ont contribué à créer.

L'impatience est la source de nombreux échecs de projets de changement dans les organisations. En effet, comme il y a souvent un laps de temps important entre le moment où l'on crée de nouvelles capacités d'apprentissage, où l'on met en place de nouvelles pratiques, et celui où l'on assiste à des améliorations notables des résultats, il se peut que le projet soit abandonné avant que les processus auto-amplificateurs n'aient eu le temps de produire le changement espéré. Ou encore, en révélant un manque de respect des individus, des pressions arbitraires imposées d'en haut viennent saper le climat de confiance nécessaire pour nourrir le changement profond.

La Danse du Changement est un livre merveilleusement bien adapté en français par Alain Gauthier, un consultant vivant à San Francisco et à Paris qui travaille avec Peter Senge et ses collègues depuis 1986. Les principaux processus amplificateurs et régulateurs du changement y sont expliqués et illustrés par de nombreux exemples tirés de grandes organisations. Voici l'exemple d'un processus d'amplification
19 qui se déclenche au stade initial d'un projet de changement. Les bénéfices personnels directs constituent souvent la première source d'énergie amplificatrice pour maintenir le changement profond. L'enthousiasme, l'engagement, l'imagination et l'énergie des membres de l'organisation croissent lorsque les individus retirent un bénéfice personnel d'un projet de changement. Ces bénéfices personnels accroissent leur investissement et conduisent à davantage d'apprentissage, ce qui peut produire de nouveaux bénéfices personnels. C'est parce que la plupart des projets de changement ne savent pas tirer parti des capacités d'apprentissage des membres de l'organisation qu'ils ne parviennent pas à alimenter cette source d'amplification de la croissance.

Dans la forêt, «les arbres ne montent pas jusqu'au ciel»
20. La force amplificatrice exponentielle, qui est le support de l'expansion dans la nature, ne fonctionne jamais sans contrôle. Dans tout système naturel, la croissance se produit grâce à l'interaction entre les processus amplificateurs et les processus régulateurs. Ces processus régulateurs sont les moyens qu'ont les systèmes de préserver leur intégrité, leur continuité et leur stabilité. La faille essentielle des agents de changement vient de ce qu'ils se concentrent sur ce qu'ils essaient de faire au lieu de tenter de comprendre comment la culture dominante, les structures et les normes vont réagir à leurs tentatives. Trop occupés à produire le changement, ils en oublient qu'il est important de faire attention à ce qui est préservé. Aucun progrès n'est durable si les innovateurs n'apprennent pas comment le système repousse leurs efforts et comment leurs propres comportements et leurs propres perceptions contribuent à cette poussée contraire.

Parmi les processus régulateurs
21 qui peuvent entraver l'apprentissage dans une organisation, et donc compromettre le changement durable, il y a les restrictions de temps. Le véritable problème, ce n'est pas le manque de temps en soi, mais le manque de souplesse dans l'emploi du temps. Car, au fur et à mesure que le changement s'installe, il faut consacrer plus de temps au projet. Si leur marge de manœuvre est insuffisante, les membres de l'organisation ne seront pas assez disponibles et le temps consacré au projet de changement se révélera inefficace. Pourquoi les organisations ont-elles tant de mal à créer cet espace de temps libre? Peut-être en raison de leur façon d'évaluer la productivité. Une mesure rigoureuse du temps de travail ne prend pas en compte une gamme très large d'activités comme la réflexion, la conversation, la prise de décision, la recherche et l'enquête. On devrait laisser les individus s'organiser en les récompensant sur les résultats qu'ils obtiennent plutôt que sur l'impression qu'ils donnent d'être visiblement débordés. Le fait de laisser les gens s'organiser constitue un facteur primordial pour créer la confiance dans une organisation: cela montre de façon implicite qu'ils ne sont pas considérés comme des fainéants en puissance, mais comme des participants partageant le même intérêt pour l'avenir de l'organisation. Il y a un facteur culturel derrière cette attitude: ce sont les schémas mentaux qui considèrent les individus comme les composants d'une grosse machine. Mais quand on considère les membres de l'organisation comme des individus aux aspirations spécifiques pour l'avenir de l'entreprise, alors bien évidemment on souhaite qu'ils reprennent la maîtrise de leur temps et leur liberté de créer.

Dans le langage de la théorie des systèmes, Peter Senge qualifie les défis du changement profond de «dynamiques, non linéaires et interdépendants»
22. Ils sont dynamiques parce qu'ils sont produits par une continuelle interaction entre les processus de croissance et les processus régulateurs. Ils sont «non linéaires», parce qu'on ne peut pas généraliser avec certitude les résultats d'une expérience pour en comprendre une autre, l'extrapolation étant peine perdue dans un univers complexe. Enfin, ils sont interdépendants, car le progrès dans chacun des défis déplace la pression ailleurs dans le système, ce qui peut rendre le progrès dans les autres défis plus difficiles.

Il n'est pas possible de relever ces défis en obtenant des conseils plus avisés, de meilleurs consultants ou des responsables plus engagés. Pour maintenir les changements importants, l'organisation intelligente doit adopter une stratégie orientée vers l'apprentissage. Le changement profond exige de l'investissement en temps, en énergie et en ressources. Pour aider l'organisation à se repenser, à se recréer, il faut accroître les capacités individuelles et collectives des individus
23:

1. capacité à s'orienter individuellement ou collectivement vers la création de ce que l'on désire réellement, au lieu de simplement réagir aux circonstances;

2. capacité à améliorer les processus des conversations qui nourrissent la réflexion et l'enquête, et qui conduisent les participants à élaborer une vision partagée et à affiner leurs aspirations et leurs stratégies;

3. capacité à discerner les relations d'interdépendance sous-jacentes aux problèmes et à faire la différence entre les conséquences à court et à long terme pour mieux coordonner l'action concrète.

Pour expérimenter de nouvelles idées, il faut disposer d'aide et de conseils dans un contexte sûr. Les réseaux informels, bien plus que les structures officielles, semblent vitaux pour que les membres de l'organisation prennent connaissance des nouvelles idées, se conseillent mutuellement en les essayant et se partagent recettes pratiques et enseignements au fil du temps
24. Au fur et à mesure que d'autres personnes concernées par les projets de changement se mettent à participer à ces réseaux étendus, l'information sur les projets se propage plus largement, suscitant plus d'intérêt et éventuellement de nouveaux projets.

Les responsables d'organisations sont souvent habitués aux consultations d'experts et aux formations traditionnelles, décidées dans leurs bureaux, loin des membres qui en ont besoin, et conçues pour donner des réponses toutes prêtes aux problèmes. Mais l'apprentissage se fait dans le temps et dans le contexte de «la vraie vie»
25 et non lors de séances de formation. Il est indissociable du travail quotidien, par opposition à la formation qui est généralement épisodique et coupée du contexte dans lequel se produisent les résultats. L'essentiel de ce que nous apprenons se passe dans le cadre de notre vie de tous les jours, dans les aspirations que nous nourrissons, dans les difficultés que nous affrontons et dans les solutions que nous développons. Un bon «coach» 26 est plus utile qu'un expert dans une situation orientée vers l'apprentissage. L'essentiel du «coaching», c'est l'écoute. Un bon coach pose des questions. Quatre-vingt pour cent de son travail consiste à aider les individus à clarifier leurs idées et à mieux les exprimer. Au sein des groupes, les coaches agissent souvent comme des facilitateurs contribuant à créer une atmosphère sécurisante.

Il est facile d'impliquer les membres d'une organisation dans les conversations stratégiques en tant que telles. «Mais il est plus difficile de développer en eux les capacités qui permettent à un maximum de personnes d'ajouter de la valeur à l'orientation de l'entreprise. Ce qui est en jeu ce n'est pas tant d'inclure la stratégie dans le processus d'apprentissage, que d'inclure l'apprentissage dans le processus stratégique»
27. De notre capacité à le faire dépendra notre relatif succès dans le maintien du changement profond et dans l'émergence d'organisations de l'ère «postindustrielle».


Bibliographie
1. «Communities of commitment: the heart of learning» par Fred Kofman et Peter Senge dans Organizational Dynamics, automne 1993, vol. 22, no 2, p. 5-19.
2. Margaret J. Wheatley: Bringing Life to Organizational Change.
3. La Danse du Changement par Peter Senge et al. adaptation française d'Alain Gauthier, Éditions Générales First, Paris, 1999, 699 pages.



Notes
1. M. Wheatley.
2. F. Kofman et P. Senge.
3. P. Senge et al., p. 614.
4. Idem, p. 615.
5. Idem, p. 678.
6. L'Agora, vol. 4, no 3.
7. Idem, p. 35.
8. Idem, p. 37.
9. P. Senge et al., p. 45.
10. Idem, p. 21.
11. Dans le présent numéro de L'Agora.
12. P. Senge et al., p. 677.
13. Idem, p. 22.
14. Idem, p. 663.
15. Idem, p. 11.
16. Idem, p. 35.
17. Idem, p. 664.
18. Idem, p. 73.
19. Idem, p. 57-59.
20. Idem, p. 73.
21. Idem, p. 83-92.
22. Idem, p. 663-664.
23. Idem, p. 56-5.
24. Idem, p. 61.
25. Idem, p. 33.
26. Idem, p. 130-133.
27. Idem, p. 597

À lire également du même auteur

La science nous trompe-t-elle?
Trois métaphores, celles du stréréoscope, du grand angulaire et de la chaî

Capitalisme naturel
Première version de cet article en 2001. La notion de capitalisme naturel a é

Karl Raimund Popper
Le principe de Popper est le plus sensé qui soit et pourtant, il ne se vérifie pas lui

Le vivant comme modèle
Chez Albin Michel vient de paraître un livre intitulé Le vivant comme modèle

Gaviotas
Un modèle de développement pour le 3e millénaire

L'homme dauphin et la philosophie de l'eau
Synchronicité? Quand Andrée Mathieu nous a proposé cet article elle ignorait to

Qu'est-ce qu'un sondage?
"Le sondage d'opinion semble relever à la fois de la science, forme moderne dominant




Articles récents