La plus noble conquête que l'homme ait faite

«La nature est plus belle que l'art» nous dit Buffon dans cet article extrait du tome quatrième de l'Histoire naturelle. Les chevaux sauvages ont «ce que donne la nature, la force et la noblesse; les autres n'ont que ce donne l'art, l'adresse et l'agrément.» Voici un texte publié en 1753 qui n'a point vieilli. Les amoureux du cheval y trouveront sans doute parmi les plus belles lignes écrites sur cet animal, et, en introduction cette phrase si célèbre: «La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite...».
La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougeux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats; aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l'affronte; il se fait au bruit des armes, il l'aime, il le cherche et s'anime de la même ardeur: il partage aussi ses plaisirs; à la chasse, aux tournois, à la course, il brille, il étincelle. Mais docile autant que courageux, il ne se laisse point emporter à son feu; il sait réprimer ses mouvements. non seulement il fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulter ses désirs, et, obéissant toujours aux impressions qu'il en reçoit, il se précipite, se modère ou s'arrête: c'est une créature qui renonce à son être pour n'exister que par la volonté d'un autre, qui sait môme la prévenir; qui par la promptitude et la précision de ses mouvements, l'exprime et l'exécute; qui sent autant qu'on le désire, et se rend autant qu'on veut; qui, se livrant sans réserve, ne se refuse à rien, sert de toutes ses forces, s'excède, et même meurt pour obéir.

Voilà le cheval dont les talents sont développés, dont l'art a perfectionné les qualités naturelles, qui dès le premier âge a été soigné et ensuite exercé, dressé au service de l'homme: c'est par la perte de sa liberté que commence son éducation, et c'est par la contrainte qu'elle s'achève. L'esclavage ou la domesticité de ces animaux est même si universelle, si ancienne, que nous ne les voyons que rarement dans leur état naturel: ils sont toujours couverts de harnais dans leurs travaux; on ne les délivre jamais de tous leurs liens, même dans les temps du repos; et si on les laisse quelquefois errer en liberté dans les pâturages, ils y portent toujours les marques de la servitude, et souvent les empreintes cruelles du travail et de la douleur; la bouche est déformée par les plis que le mors a produits; les flancs sont entamés, par des plaies, ou sillonnés de cicatrices faites par l'éperon; la corne des pieds est traversée par des clous. L'attitude du corps est encore gênée par l'impression subsistante des entraves habituelles; on les en délivrerait en vain, ils n'en seraient pas plus libres, ceux même dont l'esclavage est le plus doua, qu'on ne nourrit, qu'on n'entretient que pour le luxe et la magnificence, et dont les chaînes dorées servent moins à leur parure qu'à la vanité de leur maître, sont encore plus déshonorés par l'élégance de leur toupet, par les tresses de leurs crins, par l'or et la soie dont on les couvre, que par les fers qui sont sous leurs pieds.

La nature est plus belle que l'art; et, dans un être animé, la liberté des mouvements fait la belle nature. Voyez ces chevaux qui se sont multipliés dans les contrées de l'Amérique espagnole, et qui vivent en chevaux libres: leur démarche, leur course, leurs sauts ne sont ni gênés, ni mesurés: fiers de leur indépendance, ils fuient la présence de l'homme, ils dédaignent ses soins; ils cherchent et trouvent eux-mêmes la nourriture qui leur convient; ils errent, ils bondissent en liberté dans les prairies immenses, où ils cueillent les productions nouvelles d'un printemps toujours nouveau; sans habitation fixe, sans autre abri que celui d'un ciel serein, ils respirent un air plus pur que celui de ces palais voûtés où nous les renfermons, en pressant les espaces qu'ils doivent occuper: aussi ces chevaux sauvages sont-ils beaucoup plus forts, plus légers, plus nerveux que la plupart des chevaux domestiques; ils ont ce que donne la nature, la force et la noblesse; les autres n'ont que ce que l'art peut donner, l'adresse et l'agrément.

Le naturel de ces animaux n'est point féroce, ils pont seulement fiers et sauvages. Quoique supérieurs par la force à la plupart des autres animaux, jamais ils ne les attaquent; et s'ils en sont attaqués, il les dédaignent, les écartent, ou les écrasent. Ils vont aussi par troupes, et se réunissent pour le seul plaisir d'être ensemble; car ils n'ont aucune crainte, mais ils prennent de l’attachement les uns pour les autres. Comme l'herbe et les végétaux suffisent à leur nourriture, qu'ils ont abondamment de quoi satisfaire leur appétit, et qu'ils n'ont aucun goût pour la chair des animaux, ils ne leur font point la guerre, ils ne se la font point entre eux, ils ne se disputent pas leur subsistance; ils n'ont jamais occasion de ravir une proie ou de s'arracher un bien, sources ordinaires de querelles et de combats parmi les animaux carnassiers: ils vivent donc en paix, parce que leurs appétits sont simples et modérés, et qu'ils ont assez pour ne rien envier. Tout cela peut se remarquer dans les jeunes chevaux qu'on élève ensemble et qu'on mène en troupeaux; ils ont les mœurs douces et les qualités sociales leur force et leur ardeur ne se marquent ordinairement que par des signes d'émulation; ils cherchent à se devancer à la course, à se faire et même s'animer au péril en se défiant à traverser une rivière, sauter un fossé; et ceux qui dans ces exercices naturels donnent l'exemple, ceux qui d'eux-mêmes vont les premiers, sont les plus généreux, les meilleurs et souvent les plus dociles et les plus souples, lorsqu'ils sont une fois domptés.

Quelques anciens auteurs parlent des chevaux sauvages, et citent même les lieux où ils se trouvaient. Hérodote dit que, sur les bords de l'Hypanis en Scythe, il y avait des chevaux sauvages qui étaient blancs, et que dans la partie septentrionale de la Thrace au delà du Danube, il y en avait d'autres qui avaient le poil long de cinq doigts par tout le corps. Aristote cite la Syrie, Pline le pays du Nord, Strabon les Alpes et l'Espagne, comme des lieux où on trouve des chevaux sauvages. Parmi les modernes, Cardan dit la même chose de l'Écosse et des Orcades, Maüs de la Moscovie, Dapper de l'île de Chypre, où il y avait, dit-il, des chevaux sauvages qui étaient beaux, et qui avaient de la force et de la vitesse; Struys de l'île de May au cap Vert, où il y avait des chevaux sauvages fort petits. Léon l'Africain rapporte aussi qu'il y avait des chevaux sauvages dans les déserts de l'Afrique et de l'Arabie, et il assure qu'il a vu lui-même, dans les solitudes de Numidie, un poulain dont le poil était blanc et la crinière crépue. Marmol confirme ce fait en disant qu'il y en a quelques-uns dans les déserts de l'Arabie et de la Libye, qu'ils ont la crinière et les crins fort courts et hérissés, et que ni les chiens ni les chevaux domestiques ne peuvent les atteindre à la course. On trouve aussi, dans les Lettres édifiantes qu'à la Chine, il y a des chevaux sauvages fort petits.

Comme toutes les parties de l'Europe sont aujourd'hui peuplées et presque également habitées, on n'y trouve plus de chevaux sauvages, et ceux que l'on voit en Amérique sont des chevaux domestiques et européens d'origine, que les Espagnols y ont transportés et qui se sont multipliés dans les vastes déserts de ces contrées inhabitées ou dépeuplées; car cette espèce d'animaux manquait au nouveau monde. L'étonnement et la frayeur que marquèrent les habitants du Mexique et du Pérou à l'aspect des chevaux et des cavaliers, firent assez voir aux Espagnols que ces animaux étaient absolument inconnus dans ces climats; ils en transportèrent donc un grand nombre, tant pour leur service et leur utilité particulière que pour en propager l'espèce; ils en lâchèrent dans plusieurs îles, et même dans le continent, où ils se sont multipliés comme les autres animaux sauvages. M. de la Salle en a vu en 1685 dans l'Amérique septentrionale, près de la baie Saint-Louis; ces chevaux paissaient dans les prairies, et ils étaient si farouches, qu'on ne pouvait les approcher. L'auteur de l'Histoire des aventuriers flibustier dit qu'on voit quelquefois : dans l’île Saint-Domingue des troupes de plus de cinq cents chevaux qui courent tous ensemble, et que, lorsqu'ils aperçoivent un homme, ils s'arrêtent tous; que l'un d'eux s'approche à une certaine distance, souffle des naseaux, prend la fuite, et que tous les autres le suivent.
Il ajoute qu'il ne sait si ces chevaux ont dégénéré en devenant sauvages, mais qu'il ne les a pas trouvés aussi beaux que ceux d'Espagne, quoiqu'ils soient de cette race. Ils ont, dit-il, la tête fort grosse, aussi bien que les jambes, qui de plus sont raboteuses; ils ont aussi les oreilles et le cou longs: les habitants du pays les apprivoisent aisément, et les font ensuite travailler; les chasseurs leur font porter leurs cuirs. On se sert pour les prendre de lacs de corde, qu'on tend dans les endroits qu'ils fréquentent; ils s'y engagent aisément, et s'ils se prennent par le cou, ils s'étranglent eux-mêmes, à moins qu'on n'arrive assez tôt pour les secourir; on les arrête par le corps et les jambes, et on les attache à des arbres, où on les laisse pendant deux jours sans boire ni manger: cette épreuve suffit pour commencer à les rendre dociles, et avec le temps ils le deviennent autant que s'ils n'eussent jamais été farouches; et même si par quelque hasard ils se trouvent en liberté, ils ne deviennent pas sauvages une seconde fois, ils reconnaissent leurs maîtres, et se laissent approcher et reprendre aisément.



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