La planète abstraite des banquiers

Jacques Dufresne

Dans ce climat abstrait, invitant à la peformance, paradis de la personnalité alexithymique, qui a peine à faire correspondre à ses émotions des mots et des signes de son corps, une homme se détache: Jack Layton. Il souriait à la mort.

Quand l'argent se mord la queue, il produit de l'argent. S'enrichir ainsi était chose immorale au Moyen Âge où le prêt à intérêt était interdit; mais ce vice est vite devenu une vertu et aujourd'hui, il est la voie rapide vers la richesse. Désormais pour s'enrichir on ne produit des biens que lorsqu'on n'est pas assez intelligent ou pas assez favorisé par le destin pour atteindre le même but sans effort: par la spéculation.

Nous avons tort toutefois de montrer du doigt les spéculateurs, banquiers ou non, comme s'ils appartenaient à une lointaine planète du mal. Ils sont en réalité favorisés par un climat auquel nous contribuons tous. Ce climat est caractérisé par le virtuel, mot de la même famille que formalisme, abstraction, désincarnation.

L'homme est un être qui abstrait. Les jeux vidéo où l'on chasse et l'on cueille par avatar interposé disent bien le chemin parcouru depuis l'époque, la plus longue de notre histoire, de la cueillette et de la chasse.

La puissance du savoir croît avec son degré d'abstraction. À l'origine de la plus puissante et de la plus polyvalente de nos machines, l'ordinateur, il y a deux merveilles du monde abstrait: le système binaire et la logique formelle. Nous les devons à Leibniz qui fut aussi, avec Newton, l'inventeur d'une autre merveille du monde abstrait: ce calcul infinitésimal qui dirige nos bombes vers leur cible. À propos du calcul différentiel, Leibniz lui-même aurait dit: Je ne comprends pas, mais ça marche. Les ingénieurs comprennent-ils toujours les formules qu'ils utilisent pour accélérer leurs calculs? Pourvu que ça marche!

C'est là une autre des lois de notre évolution. Plus un outil est puissant, plus il est abstrait et moins on le comprend. Le spéculateur est au sommet de la hiérarchie de la puissance pour l'excellente raison que ses opérations portent une chose elle-même abstraite, non pas l'argent, ni l'or, mais des chiffres devenus fous à force de ne plus correspondre à ces métaux. Nous avons tous appris lors de la crise des subprimes que seuls quelques grands mathématiciens comprenaient les formules utilisées par les meneurs du jeu; jeu au bas duquel les maisons elles-mêmes n'étaient plus des lieux d'enracinement, mais des objets de spéculation (désincarnation!) dont les occupants ont dû ensuite se détacher comme s'il s'agissait de choses virtuelles.

C'est ce moment, faut-il s'en étonner, que les jeunes ont choisi pour élire domicile dans le virtuel des médias sociaux, enrichissant ainsi, à la vitesse de la lumière, des spéculateurs n'ayant rien produit -- leur contribution à l'économie réelle se limitant à une nouvelle façon de vendre une publicité...qui sert d'abord leur propre cause.

Erreur, m'objectera-t-on! Ils ont produit des outils qui, en élevant le degré d'abstraction des rapports humains, ont accru leur puissance d'une façon telle que la période d'incubation des révolutions est passée de quelques siècles à quelques semaines. Autre preuve de la puissance de l'abstraction. Notons toutefois, à propos des révolutions du monde arabe, dont on ne connaît pas encore les suites, qu'elles ont enrichi en un instant Apple, Google, Facebook et autres géants du virtuel, par la publicité gratuite qu'elles leur ont faite, plus peut-être qu'elles n'enrichiront à long terme les peuples en cause.

Les actionnaires de ces compagnies feront-ils un jour preuve de reconnaissance à l'endroit de ces peuples? La chose serait bien étonnante. Ils sont à une distance infinie d'eux. Comme le pilote de bombardier ou le spéculateur de haut vol, ils voient de moins en moins les conséquences de leurs actes au fur et à mesure qu'ils prennent de l'altitude dans l'abstraction.

Complétons le tableau de notre évolution. Dans les pays les plus puissants, et donc les plus abstraits, on exporte les emplois concrets vers les pays pauvres, ne conservant sur place que les emplois consistant à combiner des signes... sur un écran. Et partout on observe une migration massive vers les villes, ce qui réduit les populations humaines qui travaillent la terre et en cueille les fruits. Dans les pays riches, ces tâches sont réservées à des travailleurs saisonniers venus d'en bas.

Ainsi va le monde. La puissance, dont personne ne veut se priver, a pour condition, mais aussi pour prix, l'abstraction. Climat idéal pour le spéculateur, certes, mais aussi pour la désincarnation. Le glissement vers l'abstrait offre aux hommes de plus en plus d'occasions de se laisser réduire à l'état de robot?

J'ouvre le téléviseur en ce matin du samedi 27 août 2011.On y montre à l'intention des enfants d'autres enfants ayant la forme de robots surdoués, en lutte contre un monstre extra terrestre qui menace leur école. Ces robots se déplacent comme l'éclair, et mettent à exécution des stratégies dont ils discutent entre eux dans un langage élaboré comme celui d'adultes avertis!

Jack Layton

Les heures suivantes seront heureusement consacrées aux funérailles nationales du chef de l'opposition au Parlement d'Ottawa. Un observateur étranger serait en droit de se demander à quoi tient la gloire de cet homme qui n'a jamais exercé le pouvoir. À ce qu'il a réconcilié les Québécois avec un gouvernement central qu'ils boudaient depuis un quart de siècle. Ce n'est là qu'une partie de la réponse et elle tire son sens de l'autre partie: Jack Layton était un homme, un être de chair et d'âme, éprouvant des sentiments authentiques qu'il exprimait avec naturel... Et surtout, il se savait mortel... et ne s'en indignait pas, même s'il se savait au seuil de la mort; ce qui le rendait encore plus humain: les dernières poignées de mains sont les plus émouvantes.

C'est la personnalité alexithymique qui caractérise ce début de millénaire, celle qui a peine à faire correspondre à ses émotions des mots et des signes de son corps, celle qui n'est à l'aise que dans les situations où il faut résoudre des problèmes techniques, celle qui, à force de cultiver la performance, d'être une volonté tendue vers un objectif, a perdu le don d'être un désir accueillant un plaisir.

Jack Layton vivait dans ce climat, ce qui ne l'empêchait pas de sourire à la mort. Il quittait « la vie en la bénissant, et non amoureux d'elle ». Il n'appelait point de ses vœux une immortalité abstraite sur disque dur comme celle dont rêvent les transhumains. Une forte proportion des Canadiens ont vu en lui un espoir pour l'avenir, ce qui signifie peut-être, de leur part, un refus de voir l'histoire se terminer par l'assimilation de l'homme à ces machines qu'il a inventées pour se libérer de l'oppression de la nature et de ses semblables. Ce refus, mille nouvelles tendances en sont le signe: éloges de la lenteur, agriculture urbaine, marchés fermiers, commerces de proximité, émergence d'un intérêt pour la qualité dans les sciences, développement du sens de l'appartenance.

Pour bien marquer notre engagement dans cette direction, nous profitons de la rentrée pour préciser encore notre mission et notre devise en soulignant l'importance que nous attachons à l'incarnation. L'entête de nos pages se lira désormais comme suit:

Vers le réel par le virtuel
Un homme incarné...dans un monde durable

 

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