La philosophie est plus que jamais nécessaire

Ce texte, qui a reçu, le 21 mai 2004, l'appui unanime de tous les cégeps et de tous les départements universitaires de philosophie du Québec, a été publié une première fois dans l’édition du 9 juin 2004 du Soleil de Québec. Il a ensuite été reproduit dans l’édition du 17 juin suivant du Fil des événements, bulletin périodique de l’Université Laval, ainsi que dans la revue étudiante Phares. Dix ans après sa première parution, alors que planent à nouveau des menaces sur l’enseignement de la philosophie au collégial, il conserve toute sa pertinence.

La proposition récurrente de rendre optionnels les cours de philosophie au cégep trahit une conception étriquée de cette dernière et manque singulièrement de réalisme. L'éducation supérieure doit apprendre à penser toujours mieux. Ce qu'il s'agit de former avant tout, c'est le jugement critique; lui seul rend autonome, libre.

Les problèmes de société et les problèmes politiques s’avèrent de plus en plus globaux, complexes au sens de tissés ensemble, cependant que le déploiement des connaissances va dans le sens opposé, suivant des labyrinthes toujours plus spécialisés, fragmentés, détachés du tout. Paradoxalement, de moins en moins de personnes sont préparées, par leur formation, à faire face à ces problèmes globaux. On sait pourtant ce que risque de donner au niveau collectif l’écoute exclusive d’un expert -- en économie, par exemple, mais quel que soit le domaine – expert qu’on ne comprend souvent du reste plus guère. En même temps les nouveaux pouvoirs de communication restructurent tant l’action politique que le monde de l’économie et de la science et façonnent la société selon de nouveaux modèles culturels. Leur impact sur la vie des personnes et des peuples, le libre afflux des mots et des images à l’échelle mondiale, transforment les relations humaines à tous les niveaux, et même la compréhension du monde, démontrant à neuf à quel point l’évolution des sociétés est déterminée par la culture d’abord, bien avant les modes de production ou les régimes politiques. On le voit, jamais une bonne formation générale n’a été aussi nécessaire, et à la base de celle-ci, la philosophie.

Toute démocratie dépend de la qualité de la formation des citoyens, de leur jugement, mais par conséquent aussi du langage et de la capacité de discerner, de détecter ce qui est démagogique, de tenir de véritables débats rationnels sans lesquels la démocratie périclite vite en son contraire. L’histoire l’a démontré d’innombrables fois : à proportion que la faculté d’expression, de communication, de penser dépérit dans une société, la violence croît. Cette violence prend notoirement au Québec la forme d’une violence faite à soi-même : le suicide. La démocratie véritable est extrêmement concrète et complexe, elle implique le dynamisme constant de recherches, de découvertes, de développements, de choix en vue du bien commun, qu’on s’efforce dès lors sans cesse de réaliser de manière pratique. Elle suppose une éducation aidant chacune et chacun à se forger, de façon critique, une culture philosophique propre. Seule une telle culture peut sauver l’expert de son expertise, le technicien de sa technique, les sociétés humaines de la montée de l’insignifiance.

Tout être humain a une philosophie implicite, consciente ou point, certes souvent peu critique, mais qui commande sa vie entière. Les questions les plus «brûlantes» (Husserl) sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de la vie. Ces questions engagent la totalité de l’expérience humaine. Or cette préoccupation est au cœur même de la philosophie. L’importance que l’on accorde à la démarche des sciences pures vient de ce qu’elle est la seule qui paraisse rendre possible un accord universel, en reposant sur une réduction préalable de l’expérience humaine à deux domaines, extrêmement limités l’un et l’autre : celui de la perception et celui du raisonnement formel. La décision méthodique de s’en tenir à leur double évidence implique la mise entre parenthèses de dimensions fondamentales de la vie humaine qui toutes doivent trouver à se dire, s’expliciter et se comprendre. Les arts, les lettres et la philosophie s’avèrent en cela indispensables.

L’implication réciproque de tous les problèmes au niveau planétaire et les effets de la technoscience sur la nature mettent chaque jour davantage en relief l’importance de l’humain. Il y a lieu de s’en réjouir s’ils suscitent leur pendant éthique, le lien de solidarité, le fait de tenir et de porter ensemble la responsabilité de l’humain comme tel. Cette personne-ci, chacune et chacun d’entre nous, est ce qu’il y a de plus complexe et de plus concret à la fois en ce monde. De là vient la difficulté de l’éthique et le défi majeur qu’elle pose à la philosophie.

L’éducation vise l’être humain concret, donc total. Dans le respect de tout ce qu’il est, dans le concret de la dignité égale de tous les humains, quels qu’ils soient. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 a posé en principe «la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables», comme constituant «le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde». Une prise de conscience accrue de cette valeur fournit un repère indispensable aujourd’hui dans la pluralité des cultures, parmi tant de morales différentes, permettant la convivialité, le vivre ensemble. La dignité humaine, rappelle la philosophie, signifie que chaque être humain est au-dessus de tout prix, unique au monde, devant être considéré comme une fin, et jamais réductible à un moyen – ainsi que l’affirmait si justement Kant -- avec toutes les conséquences pratiques que cela entraîne. Seule la philosophie peut, dans le contexte pluraliste actuel, pleinement assurer une telle prise de conscience et la porter à maturité.

On a d’autre part raison d’insister aujourd’hui sur l’urgence d’éveiller plus que jamais à «la connaissance de la connaissance», c’est-à-dire à l’évaluation critique du savoir, permettant de mieux prévenir la part d’illusion qui aura été si considérable dans l’histoire, s’agissant de l’être humain lui-même ou de telle forme de savoir qu’on croyait définitive alors qu’elle ne l’était pas du tout. La connaissance de la connaissance, en premier lieu la connaissance de l’illusion, revient à savoir discerner, être critique, face aux vues simplettes qui se présentent comme autant d’absolus. On reconnaît là encore une des tâches les plus aisément identifiables de la philosophie.

En ce moment l'éducation publique s'aligne sur les besoins du marché de l'emploi. Cette approche d’apparence pratique ne l’est pas du tout, elle est largement illusoire. Se concentrer sur la technologie, par exemple, générera des diplômés obsolètes. Il saute aux yeux, en pleine révolution technologique, que cela signifie enseigner ce qui sera périmé dans cinq ou dix ans -- à l’instar des ordinateurs du même âge – et qui ne fera par suite qu’accroître davantage encore les frustrations. Le problème n'est pas celui de créer des habiletés au sein d'une technologie galopante, mais bien plutôt d'enseigner à des étudiants à penser et leur fournir les outils intellectuels qui les rendront aptes à réagir à la myriade de changements, y inclus de changements technologiques, auxquels ils auront à faire face dans les prochaines décennies.

Les gouvernements doivent s’appliquer à redonner aux humains le «goût de l’avenir», selon l’expression de Tocqueville. En pareille perspective, le premier défi de l’éducation est de générer l’enthousiasme qui poussera les jeunes, les décideurs de demain, à progresser d’eux-mêmes vers de nouvelles quêtes de sens et de savoir et de nouvelles questions, en n’évitant pas les questions les plus brûlantes, à savoir les questions ultimes dont nous parlions, comme celle du sens de leur vie elle-même et de leur collectivité. Rien n’est plus nécessaire à cet égard encore, dans le présent contexte, que la philosophie. 




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